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( Opitz , dans le troifième chapitre de Ton livre Sut
lu Poe'fie alleman le ). Les plaintes que le jéfuite
St racla fefoit fur les abus de la Poéfie de Ton
temps, peuvent être répétées dans le nôtre : Adeo
de for mi a & foeda earminum portent a noflra
Jioec estas yidet , adeà pojlremi qui que Poeta-
rura lutulentiflaunt hauriuntqite defcece ,• ut fan e -
tum Poetæ olim nomen timidèjam à bonis ujur-
petur j perinde quafi honeflo ingenioque viro Poe-
tam falutari convicio ac dehonefiamentofit. Strada,
Proluf. acad. lib. i , prol. 3.
Il y a cependant dans ces objections un grand
fonds d’ignorance ou un grand penchant à la calomnie,
qui fe manifefte dès qu’on fe rappelle
qi.1’Homère , Sophocle , Euripide , & d’autres per-
lonnages femblables, ont été des Poètes de pro-
feffion. Mais i l faut avouer , d’un côté ,• qu’on
peut faire une bien longue lifte de Poètes , tant
anciens que modernes, fur qui ces reproches ne
tombent que trop. Il n’eft guère poffible de rien
dire de plus énergique pour la confufion dés mauvais
Poètes & pour maintenir l ’honneur des bons,
que ce qui eft renfermé dans le paffage fuivant
a un des plus fins connoiffeurs. « Je fuis oblige
d’avouer, dit le comte de Shaftesbury ( Adrice
to an AutJtor. part. 1, fect. iij) , » qu’i l feroit
» difficile de trouver fur la terre une elpèce d’hom-
» mes de moindre valeur que ceux q u i, dans
» ces derniers temps , parce qu’ils ont quelque
» facilité à s’exprimer coulamment, quelque vi-
» vacité d’éfprit mal réglée, & quelque imagina-
tion', s’arrogent le nom de Poètes. Pourpôrter
» ce nom à jufte titre & dans un fens rigoureux,
» il faut que , comme un véritable artifte ou
» architecte dans ce genre , on fâche repréfenter
» les hommes & les moeurs , donner au récit d’une
» aCtion fa forme convenable , la préfenter fous
» tous fes raports intéreffants : St celui qui s’âquitte
» bien d’une femblabl'e tâche, e ft, à mon avis,
»■ ” une toute autre créature que ces prétendus
» Poètes. Le grand Poète e ft, à la lettre, un
3) vrai créateur , un Proméchée fous Jupiter : fem-
j) blable aux artiftes dont on vient de parler , ou
» plus tôt à la nature même, fource unique de toutes
» les formes & de tous les modèles , il produit
» un Tout dont les parties font bien liées & bien
» proportionnées ; i l affigne à chaque paffion i ’éten-
» due de fon domaine ; il en prend exactement
» le ton & la mefure; il-s’élève au fublime des
» fentiments & des avions; i l trace les limites
» du beau & du laid , de l ’aimable & de l ’odieux.
» L ’artïfte moral , qui eft capable d’imiter ainfi
» le créateur, & qui le fait parce qu’il a une
» connoiffance infime de fes femblables, fe mé-
» connoitra, fi je ne me trompe', difficilement
» lui-même ; il ne préfumera jamais trop de fes
» forces ; il ne fortira point de fon genre ; il ne
» fe croira pas plus grand, pour avoir traité un
» plus grand nombre de fujets ; mais il fera con-
» fifter la grandeur & fa gloire à traiter ceux dont
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» il fait fort objet, de manière à furpaffer tous fe$
» rivaux & à ne laiffer aux autres que l ’efpé-
» rance de l ’imiter. Tout cela fuppofe, dans le
» Poète , une âme noble" & pure : ceux qui ne
» l ’ont pas telle peuvent bien affeCter un ton d’élé-
» vation, fe parer d’une fauffe fublimité ; mais il
» ne leur eft pas poflible de fe foutenir ; la baf-
» fefle de leur caractère, la noirceur de leur
» âme , percent & enlaidifîent toutes leurs produc-
» tions ».
I l eft à fouhaiter que ceux qui ont une autorité,
reconnue dans l’Empire du G oû t, rappellent aux
Poètes , plus fouvent & plus férieufement qu’ils
ne le font, la dignité de leur vocation. Ils accordent
trop d’ éloges à la délicateffe de l ’efprit,
â l ’agrément de la diétion , au méchanifme de la
Poéfie , fans faire attention fi ces talents agréables ,
fi ces parties néceflaires de l ’Art poétique, ont
pour objet des matières qui ne fourniflent pas
aux hommes un fimple paffe-temps , & ne les
intéreffent qu’en excitant en eux dès fenfations paf-
fagères & indéterminées. Il importe fans, contredit
de ne pas fe borner à ces effets, & de dire , à la
partie de la nation la plus éclairée & la plus
p olie , des chofes qui puiffent influer àvantageufe-
ment fur fa façon de penfer & d’agir. Le Poète
qui afpire â réuflir dans ce genre , doit néceffaire-
ment avoir fait des réflexions plus profondes fur
les moeurs, les a fiions ,les affaires , les hommçs en
général, que ceux pour qui il écrit ; ou du moins ,
s’il ne les furpaffe pas à cet égard, il faut qu’i l
ait l’art de préfenter à leur efprit ce qu’ils favent
& ce qu’ils ont déjà penfé, avec un plus grand
degré de vivacité & d’adivité qui les rende attentifs
â les chants. Or c’eft à quoi ne fuffifent pas- les
talents, quand ils iroient jufqu’à s’exprimer avec
la plus grande facilité fur toutes fortes de fujets ;
il faut encore une grande connoiffance .du coeur
humain , des obfervations profondes fur les moeurs ,
un fentiment du ton délicat & jufte , & ;un juge-;
ment fain , qui mette en état de difeerner le vrai
& le faux dans toutes les règles - & dans .tous
les ulages de la vie commune & publique. De la
réunion de ces qualités avec les talents & la facilité
de les mettre en oeuvre , fe forme le Poète $
& celui qui a droit de s’arroger ce. titre, peut
auffi prétendre à l ’eftime & aux égards de fa nation.
, . p
On fait, de manière à n’en pouvoir douter ,
que les anciens germains ont eu leurs bardes ,
quoiqu’il ne refte aucun veftige de .leur Poéfie*
Les chantsd’Offian , ancien barde calédonien , duquel
nous pouvons tirer des conféquences fondées
par raport aux- bardes germains, donnent lieu de
croire que les Poéfies de ,ceux-ci ne manquoient
ni de ce feu qui rend le< récit des actions héroïques
propre à échauffer les coeurs, ni, même , dans
bien des occafions , des grandeurs .& .des beautés
qui font. propres aux fenfations morales. Mais
leur langue n’étoit pas affez riche affez flexible 3
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âffez harinonieufè , pour que leurs ptoduftions puf-
fent éàalfet celles de ce peuple , dont le langage
aroit été perfedionné par les avantages dont la
nature l ’avoit doué par deffus tous les autres
peuples, & qui co'nfîftoient principalement dans
la fineffe du goût & dans une fenhbilité exquife.
Autant que le climat de la Grece 1 emporte fur
celui des contrées feptentrionales , autant le langage
St l’imagination d’Homère font-iis au deffus
-debout ce qu offrent les chants des bardes : les
plus anciens monuments de la langue allemande
prouvent qu’elle n’étoit pas propre à un ftyle
foutenu & harmonieux ; cela fefoit que la Religion
& les moeurs des anciens germains n avoient
point ces agréments qu’on trouve dans la Religion
&; dans les moeurs des peuples fortunés qui vécurent
autrefois fous le beau ciel dé la Grece.
Après les bardes , que l ’introduCtion du Chrif-
tianifme fit probablement difparoître , il y eut
d’autres Poètes , encouragés peut-être par la pro-
teftion des chefs des divers États delà Germanie ,
qui ne chantèrent plus à la vérité des exploits
arrivés fous leurs ieux, mais qui conferverent le
fouvenir des anciens évènements , & tranfrairent
les fervices que d’illuftres perfonnages
avoient rendus à leur patrie, pour fervir dé motifs
qui engageaffent la poftérité à les imiter. Le
commencement de l’ancien Poème connu fur fainte
Anne , qui , fuivant toutes les apparences , ^eft
une production du treizième fiècle , fait connoitre
quels étoient les objets que les Poetes des temps
immédiatement antérieurs avoient chantes. « Nous
» avons y dit le P o è te , fouvent entendu celebrer
» d’anciens évènements, raconter combien les héros
» étoient ardents dans les combats , comment ils
» détruifoient les châteaux les plus forts , com-
v ment ils rompoient la paix & les traités , com-
» bien de rois puiffants ont fuccombé fous leurs
» coups : à préfent i l eft tenips de penfer à notre
» propre fin ».
IVir horten je dikke fingen
Von alten Dingen,
Wie fiielle helide wutheri>
}Vie fie vefie burge brecheji ,
Wie fiieh liebe in vuinifçefie fchieden¥
Wie riche Künige al {egiengen,
Pu ifi cith da\ wir denckent
Wîe WÎr fdve fulin enden«
. On peut auffi inférer du même paffage, que
les Poéfies fur des fujets religieux n’étoient pas
encore d’ufage , & que jufqu alors on n avoit ete
occupé que des guerres & des combats. S il eft permis
de juger, par l ’ouvrage qu’on vient de citer, de
l ’itat de la Poéfie allemande dans ce temps-là ,
i l paroît que ces anciens Poètes n’avoient guere
de génie poétique ni de vivacité d imagination , &
qu’avec çela leur langue étojt encore 'trop bornee,
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Mais depuis que M. Bodmer, ce Savant infatigable
& qui a rendu à la Littérature allemande St aux
progrès du goût des fervices dignes d’une éternelle
reconnoiffance, a répandu, par la voie de l ’im-
p r e f l i o n la connoiffance des anciennes Poéfies,
on voit que c’eft dans les douzième St treizième
fié clés que la Poéfie allemande a véritablement
fleuri. Les empereurs de la maifon de Souabe y
ont fans doute beaucoup contribué; & c eft leur
exemple qui a fait régner parmi la Nobleffe allemande
la politeffe, le goût , & l’amour de la
Poéfie. Nous avons confervé un très-grand .nombre
de Poèmes de ces temps-là. La feule colleélion,
dite Manefiiqut (v o y e z .Sammlung von Mina-r-
fingern , aus dem Schwoebifchen Zeitpun&e ,
C X L Dichtr enthaltend, &c , Zurich , bey Orell
und Çomp. 1758 , i vol. in-ef. ) ; cette collection
, dis-je, renferme des ouvrages de cent quarante
Poètes , parmi lefquels il y en a du. premier
rang , comme l’empereur Henri , le roi Conrad
, 1e roi de Bohême Wenceflas, plufieurs margraves
& princes : cela fait bien voir que la Poéfie
fefoit principalement alors l ’occupation & leplaific
des Cours.
E t m êm e ce n’éto it pas une Poéfie q u i , com m e
une denrée étrangère , tirât fon origine des grecs
& des latins ; e lle fe rap o rto it à la façon de penfer,
aux moeurs , & aux fentim ents q u i régnoient alo rs
dans le .g ran d m o n d e, & par confequent pouvoifc
avoir naturellem ent la mêm e influence fur les e f-
prits qu’avoient eue autrefois les chants des bardes ,
quoiqu’ils biffent d’une toute autre efpèce. E n
effet , dans ces beaux tem ps de l ’A llem ag ne , la
politeffe & une galanterie délicate , les fentim ents
les p lus tendres de l ’am our , de l ’am itié', de la
bienveillance-, les maximes d’honneur les p lu s
n o b le s ,T e courage St la v a le u r, l’obéiffance &
la fidélité envers fes fupérieurs , l ’ho fp italité p o ur
les. étran g ers, les égards pour le beau fexc , l ’e f tim
e des gens a ta le n ts, les bons procédés enfin
avec les amis & les ennem is , diftinguoient la
nation de la m anière la p lus avantageufe. L es
Poètes fe m ontoient donc fur ce to n , ils rem -
p liffoient leurs ouvrages des idées & des fentim ents
qu’ils puifoient dans la fréquentation du beau
M o n d e , le u r génie les erhbelliffoit , St ils fe fe-
foient égalem ent eftim er & aim er par le u r ta le n t.
O n a lie u de croire qu’il n’y avoit pas alors une
feule C o ù r, du m oins dans la haute A llem a g n e ,
q ui n’eût fon Poète. Bodmer a repréfenté fort;
agréablem ent cette brillante époque de la Poéfie
allem ande. « L ’A llem a g n e , dit - i l , éto it alo rs
» une contrée poétique , à qui le C ie l av o it ac-
» cordé le don de nourrir des Poètes dans fon
» fein ». E t p arlan t de la mufe de l ’H élicon , ij,
a.joûte : « E lle voit à fon fervicç un p eu ple de
» princes , de com tes, & l ’é lite de to u t ce que le.
» fang allem and a de plus noble ; on les entend
» faire retentir de leurs accents les bords du
» R h in , du D a n u k ç, de l ’E lb e , les C ours da