
le malheur par une caufe qui eft hors de lu i , ou
en lui-même. Hors de lu i , c’eft fa deftinée , fa
lïtuation , fes devoirs, fes liens, tous les accidents
de la v ie , & l’adtion qu’exercent fur lui les dieux,
la nature, les hommes : de ces caufes, les plus
tragiques font celles que le malheureux chérit ,
& dont i l n’avoit. lieu d attendre que du bien. En
lui-même, c’eft fa foiblefle , fon imprudence , fes
penchants , fes pallions , fes vices,,quelquefois les
vertus : dé ces caufes, la plus féconde , la plus pathétique
, & la plus morale, c’eft la paillon combinée
avec la bonté naturelle.
D eu x fy flêmes de Tragédie. Cette diltindtion
des caufes du malheur, ou hors de nous, ou en
nous-mêmes, fait le partage des deux fyflêmes de
, Tragédie , ancien & moderne ; & d’un coup d’oe il,
on y peut voir les caractères de l’un & de l’autre,
leurs différences, leurs raports, les genres propres à
chacun d’eux, & tous les genres mitoyens qui réful-
lent de leur mélange.
Syjléme ancien. Sur le Théâtre ancien , le malheur
du perfonnage intéreffant étoit prefque toujours
l ’effet d’une caufe étrangère : & lorfqu’il y
avoit de fa faute par imprudence ,foibleffe, ou paf-
fïon 'comme dans OEdipe , Hécube, Phèdre, &c; le
poète avoit foin de donner à cette caufe une caufe
première, comme la deftinée, la colère des dieux ou
leur volonté fans motif, en un mot la fatalité;
& Cela, dans les fujets même qui femblent les plus
naturels. Par exemple , fi Agamemnon étoit affaf-
fîné en arrivant dans fon palais, un dieu l ’avoit
prédit , & le poète ne manquoit pas de faire annoncer
par Canandre que telle étoit la deftinée de
ce malhaureux fils d’Atrée & de Tantale; de même,
fi lesiïls d’OEdipe fe déclaroient une guerre impie,
c’étoit l ’effet inévitable des imprécations de leur
père , & les poètes avoient grand foin d’en avertir
les fpeôateurs.
Dans les fujets tirés du Théâtre des grecs ou de
leur hiftoire fâbuleufe, ce même dogme a été reçu
fur tous les Théâtres du monde. Orefte, condanné
par un dieu à tuer fa mère, &, pour ce crime inévitable
, tourmenté par les Euménides, n’eft guère
moins intéreffant pour nous que pour les athéniens
; car la vraifemblance & l ’effet théâtral n’exigent
pas que l ’on croye à la fiétion , mais qu’on y
adhère : & c’eft à quoi fe font mépris les fpécula-
teurs, qui, de leur cabinet, ont voulu regler le
Théâtre.
Les poètes ont mieux jugé du pouvoir de l ’il -
lufion de Ja facilité qu’on a .toujours à déplacer;
les hommes : ils ont pjis les fujets des grecs; fait
du Théâtre de Paris le Théâtre d’Athènés; reffuf-
cité Mérope., OEdipe, Iphigénie, Orefte ; rétabli
fur la Scène le culte , les moeurs , les ufages antiques
, avec toutes les circonftançes des lieux , des
hommes, & des faits; & les françois, à ce fpec-j
lade , font devenus athéniens. Ainfi, nous avons
vu rçviyre l ’hnçienue Tragédie ? avec toiit ce qu’elle
eut jamais de plus touchant, de plus terrible , maïs
avec une plénitude & une continuité d’adtion, une
gradation d’intérêt, un enchaînement de fituations
un dèvelopement de moeurs, de fentiments , ’ de
caractères, & de nouveaux refforts inconnus aux
anciens.
Cependant comme cette fource n’étoit pas inépui-
fable & que de nouvelles circonftances indiquoient de
nouveaux moyens, le génie a tenté de s’ouvrir une
autre carrière.
Syjléme moderneLes Anciens , à côté du fyftême
de la fatalité, donné par la religion & par l ’hif-
toire de leur pays , avoient, comme nous, le
fyftême des paffions adtives donné par la nature;
ils l ’ont employé quelquefois , comme dansl’É/ec.-
tre & dans le Thyejle : mais, foit qu’i l leur parut
moins impofant , moins pathétique, foit qu’il ne
s’accordât pas fi bien avec la forme, les moyens,
& l ’ intention de leur Théâtre; ils l ’avoient négligé.
Les Modernes s’en font faifis : ils ont fait
de la Tragédie , non pas le tableau des calamités
de l ’homme efclave de la deftinée -,v mais le tableau
des malheurs & des crimes de l ’homme efclave de
fes paffions; dès lors le reffort de l ’adtion tragique
a été dans le coeur de l’homme, & tel eft le
nouveau fyftême. dont Corneille eft le créateur.
Subdivijion des deux fyflêmes. Mais chacun
de ces deux fyftêmes fe fiibdivife en divers genres.
Chez les grecs, il y avoit quatre fortes de Trçfr
gediê ; l'une pathétique , l ’autre morale , & l’uije
êc l ’autre fimple ou implexe. La Tragédie morale
fe terminoit, au gré de la lo i , par le fuccès des
bons & par le malheur des méchants. La Tragédie
pathétique fe terminoit au contraire par le
malheur du perfonnage intéreffant, c’eft à dire,
naturellement bon & digne d’un meilleur fort:
Ariûote vouloit qu’il eût contribué à fon malheur
par quelque faute involontaire ; mais, dans le fyftême
ancien, cetadouciffement n’eft conitamment fondé ni
en raifons ni en exemples. La Tragédie fimple
étoit celle qui n’avoit point de révolution décifîvç,
& dans laquelle les chofes fuivoient un même
cours, comme dans le Thyejle : celui qui médj-
toit de fe venger , fe venge ; celui qui, dès le
commencement, étoit dans le péril & le malheur, y
fuccombe; & tout eft fini. Dans cette efpèce de fable,
i l y a des moments pd la fortune femble changer
de fàcè ; & ces demi - révolutions produifent des
mouvements tres-pathétiques, ; niais e l l e s ne décident
rien. Dans la.fable implexe., il y a révolution
ou changement de fortune ; & la révolution
eft fimple , ou double en fens contraire. ( Voye\
fa r t. R évolution ). Voilà toutes les formes de
la Tragédie ancienne; & l’on voit que les différences
ne font que dans l ’évènement & dans la
façon de l’amener. Ariflote diftingue aülfi les fables
dont lès incidents viennent du dehors , & les
fables dont le s . incidents naiffent du fond du fujet;
jnais par le fond du fujet, il entend les circonftances
de l ’adtion, & non les moeurs des perfon-
nages : auffi dit - il expreffément que la Tragédie
n’agit point pour imiter les moeurs, qu’elle peut
même s’en paffer ; & tout ce qu’il demande pour
émouvoir, c’eft un perfonnage fans caractère, mêle
de vices & de vertus , ou , fi l’on veut , - fans
vertus .& fans vices, qui. ne foit ni méchant ni bon ,
mais malheureux par une erreur ou par une faute
involontaire ; & en effet c’en étoit allez dans le fyftême
des Anciens.
Quand les JVSbdernes ont employé le fyftême
des paffions , tantôt ils l ’ont réduit à fa fimplicité ,
& tantôt ils l’ont combiné avec celui de la deftinée
: de là les divers genres de la Tragédie nouvelle.
Lorfque , dès lavant-fcène jufqu’au dé'noûment,
la volonté , la paffiôn, ou la force des caractères
agit feule & par . elle - même, produit les incidents
& les révolutions , noue, enchaîne, 8c dénoue l ’action
théâtrale ; c’ eft le fyftême des modernes dans
toute fa fimplicité, & ce genre fe fubdivife en
trois-: le premier eft celui ou le perfonnage intë-
reffant fait fon malheur foi-même, comme Roxane
& lé fils de Brutus ; le fécond eft- celui ou le
caraétère intéreffant eft aux prifes. ’ avec des méchants
, & qu’il'' eft menacé d’en être la vidtime ,
comme Britannicus , comme Zopire & ’fes enfants ;
le troifîème eft celui où, fans le concours des
méchants le perfonnage intéreffant eft malheureux
par la fituation pénible & douloureufe où le réduit
le contrafte de fes devoirs 8c de fes penchants, ou
de deux intérêts contraires ,, & parla violence qu’il
fe fait à lui-même ou qu’on fait à fa volonté , mais
avec un droit légitime , comme dans le Cid > dans
Inès, dans Z dire*
Si la violence vient du dehors , foit des dieux",
foit de la fortune, *foi,t d’un^pouvoir irréfiftible ;
ces incidents, étrangers aux moeurs des perfonnages
qui font en fcène, rentrent dans l’ordre de la fatalité:
mais-ce genre, aprochant de celui des grecs ,
ne laiffe pas d’être plus fécond , en ce qu’il déploie
tous les refforts du coeur humain., & qu’il établit
fur la Scène le combat le plus douloureux entre
la nature' & la deftinée , entre la paffion qui veut
être libre & la fatale néceffité qui l’enchaîne & lui
fait la loi.
A préfent, fi l’on confîdère que ces divers genres
peuvent fe réunir dans le même fjjet & fe combiner
dans une même fable , comme je l ’ai fait
obferver dans Y Iphigénie en A u lid e , & comme
on peut le voir dans la Sémiramis ; qu’i l eft du
moins très-naturel que le mobile foit dans la paffion
, 8c l’obftacle dans la fortune ; qu’il eft même
rare que l’action foit affez fimple pour n’avoir
qu’ùn reffort ; que, dans le concours de divers ca-
■ radtères intéreffésà l’évènement , chacun- d’eux étant
palfionné 8c naturellement bon ou méchant ou
mixte ce n’eft plus une paflion qui agit, mais une
foule de pallions contraires } 8c chacune félon le
naturel du perfonnage qu’elle anime , dans les
raports d’â g e , de rang, .& de qualités refpeétives,
comme du fils au père & du fujet au roi : fi, dans
ce choc, on fait concourir les droits du fang & de
l’hymen, de l ’amour & de l ’amitié , de la nature
& de la patrie, &c , on fera étonné de la fécondité
que les moeurs donnent à l ’aôtion , 1 on aura de la
peine à concevoir que les Anciens les ayent comptées
pour fi peu de choie.
• Avantage du fyjlême ancien. Ce n’eft pourtant
pas fans raifon que les Anciens avoient préféré le
fyftême de la fatalité. i° . Il étoit le plus pathétique.
Quoi de plus capable en effet de fraper les
efprits de compalfioti & de terreur , que de voir
Ehomme , efclave d’une volonté qui n’eft pas la
Tienne , & jouet d’un pouvoir injufte , capricieux,
inexorable , s’ efforcer en vain d’éviter le crime qui
l ’attend ou le malheur qui le pourfuit ? C ’eft ce
dogme que les ftoiciens enfeignoient, & que Sénèque
a exprimé en deux mots; yoleniem ducunt fa t a,
nolentem trahunt : c’eft cette déplorable conditiou
de Ehomme, que l ’OEdipe françois expofe en fi beaux
vers ;
Miférable Vertu, don ftérile & funefte ,
T o i , par qui j'ai tiflu des jours que je détefte,
A mpn noir àfeendant tu n’ as pu réfifter.
Je totnboïs dans le piège en voulant l'éviter $
Un dieu plus fort que moi m’entrainoit dans le crime;
Sous mes pas fugitifs il creufoit un abîme j
Et j’étois , malgré moi, d'ans mon aveuglement,
D ’un pouvoir inconnu l’efelave & Tinftrument.
Voilà tous mes forfaits: je n’en cbnnois point-d’autres*
Impitoyables Dieux, mes crimes font les vôtres
Et vous m’en puniflez 1
Ainfi , l ’innocencey confondue avec le crime par le
caprice aveugle & tyrannique de l ’inflexible deftinée
, eft fans ceffe expofée fur le Théâtre ancien
à la compaffioixdes hommes affervis fous la même
loi. L ’antre dePolyphème où Ulyffe & fes compagnons
voyoient tous les jours dévorer quelqu’un
de leurs amis & attendoient leur tour en frémif-
f a n t e f t le fymbole du Théâtre d’Athènes» C’eft
là /ans doute le Tragique le plus fort , le plus
terrible , le plus déchirant, & celui q u i,. dans tous-
les temps, fera verfer le plus de larmes»
2°. Il étoit plus facile à manier. Les dieux agif-
fent comme bon leur femble ,. la deftinée eft impénétrable
& ne rend point compte de fes décrets
; au Heu que la nature en action eft foumife
à fes propres lois, & que ces lois nous font connues.
La balance de la volonté a fes poids ôc fes
contre-poids; le flux & le reflux des pallions,, leurs
accès, leurs relâches , & leurs révolutions , leur
choc, & le degré de force qui décide de l ’afcen-
dant, tout a fa règle au dedans de nous-mêmes;
& un coup d’oeil fur les combinaifons que je viens
d’indiquer en p arlan t des m oe u rs, fera fenlir la