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deux objets de la Tragédie ancienne ; & à cet
intérêt religieux & politique fe joignoit l'intérêt
national, le plaifîr qu’avoient les peuples de la
Grèce à voir retracer fur leur théâtre les évènements
de leur hiftoire fabuleufe : or de cette histoire
rien n’étoit confervé que les aventures des
rois ou des héros. Ariftote exprimoit donc le voeu
des fpeétateurs, en demandant que l ’on choisît pour
la Tragédie y parmi les hommes d’un rang illuftre
6 d’une grande réputation , quelque homme d’une
fortune éclatante , qui fut devenu malheureux :
l ’exemple en éioit plus célèbre , plus terrible ,
plus pitoyable , & plus directement relatif au but
que l ’on fe propofoit. Mais nous , qui n’àvons
prefque jamais aucun intérêt national au fujet de
la Tragédie ; nous qui ne voulons qu’intimider les
hommes par les exemples du danger & du malheur
des pallions ; n’eft-ce que dans les rois que nous pouvons
trouver de ces exemples effrayants ?
, Sans doute la dignité des perfonnages donnant
plus de poids à l’exemple , il eft avantageux pour
la moralité de prendre au moins des noms fameux.
D ’ailleurs, le fort d’un héros , d’un monarque
donne plus d’importance à l ’aétion théâtrale , &
i l en réfulte pour le IpeCtacle plus de pompe &
de majelté. Quant à ce qu’on a dit , que l ’élévation
des perfonnes fait que leur fort nous touche
moins, que les revers qui les menacent ne me-~
nacent point le commun des hommes, & que plus
leur fortune excite l’envie , moins leur malheur
excite la pitié ; c’eft ce qu’on peut au moins révoquer
en doute. Mérope, Hécube , Clytemneftre,
Brutus , Orofmane , Antiochus font, par leur rang,
fort élevés au deffus du peuple qu’ils attendriffent ;
& nous pleurons j nous frémiffons pour eux, comme
s’ils étoient nos égaux. Un roi, dans le bonheur ,
eft pour nous un roi; dans le malheur, i l eft
pour nous un homme , & même d’autàht plus à
plaindre , qu’i l étoit plus heureux , & que chacun de
inous , fe mettant à fa place, fent tout le poids du
coup qui l’a frapé.
L e but de la Tragédie e ft, félon nous, de
corriger les mqsurs , en les imitant, par une action
.qui ferve-d’exemple : or que la viClime de la paf-
ijon foit illuftre, que (a ruine foit éclatante , la
leçon n’en eft pas .moins générale. La même caufe
qui répand la défolation dans un État, peut la ié-
pandre dans une famille, L ’amour, la haîne, l ’ambition
, la jaloufîe, & la vengance empoifonnent
les fources du bonheur domeftique, comme celles
du'bonheur public. Il y a partout des hommes
colères comme Achille , des mères faciles comme
Hécube , des amantes foibles comme Inès , & eré-.
dules comme Ariane , ou emportées comme Her- :
mione, des amants capables de tout dans la jaloufîe,
comme Orofmane & Rhadamifte , & furieux par
excès d'amour.
Mais c’eft faire injure au coeur humain & mé-
connoître la nature, que de croire qu’elle ait be-
foin de titres pour nous émouvoir. J-.es noms Sacrés j
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d’ami, de père, d’amant, d’époux, de fils , de
mère , de frère, de foeur, d’homme enfin, avec
des moeurs intérefîantes j voilà les qualités pathétiques.
Qu’importe quel eft le rang , le nom, la
naiffance du malheureux , que fa complaifanee pour
d’indignes amis & la fédudtion de l ’exemple ont
engagé dans les pièges du jeu, & qui gémit dans
les prifons, dévoré de remords & de honte ? Si
vous demandez quel il eft , je vous réponds : Il
fut homme de bien , & pour fon fupplice il eft
époux & père ; fa femme , qu’il aime & dont if
eft aimé, languit, réduite à l ’extrême indigence,
& ne peut donner que des larmes à fes enfants qui
demandent du pain» Cherchez dans l ’hiftoire des
héros une fituation plus touchante , plus morale,
en un mot plus- tragiqiîe ;* 1k au moment où ce
malheureux s’empoifonne , au moment où , après
s’être empoifonné, il aprend que le Ciel venojt
à fon fecours, dans ce moment douloureux & terrible
, o ù , à l’horreur de mourir, fe joint le regret
d’avoir pu vivre heureux, dites-moi ce qui manque
à ce fujet pour être digne de la Tragédie ? L ’extraordinaire
, le merveilleux ,_ me direz-vous. Et
ne le voyez-vous pas, ce merveilleux épouvantable
, dans le paflage rapide de l ’honneur à l ’opprobre
, de l ’innocence au crime, du doux repos
au défefpoir, *en un mot, dans l ’excès du malheur
attiré par une foibleffe ? QuelLe comparaifon de
Béverley avec A th a lie , du côté de la pompe &
de la majefté du Théâtre ! mais auffi quelle comparaifon
du côté du pathétique & de la moralité!
On a donné à Paris, cette pièce angloife , &
le foulèvement des joueurs a été général contre
le fuctèf qu’elle a eu. Les femmes difoient, Cela
eft horrible ,• les hommes , Ce riéjl pas un joueur.
Non , ce n eft pas un joueur confommé , ç?eft un
joueur qui commence à l ’être , comme vous avez
commencé, par complaifanee, fans paffion, fans
voir le danger de céder à l’exemple. Il s’eft engagé
pas à pas, il a perdu plus qu’il ne vouloit ;
le regret, joint à l ’efpérance, l ’a fait courir après
fon argent, façon de parler auffi commune que
l ’imprudence qu’elle exprime ; nouvelle perte ,
nouveaux regrets , nouvelle ardeur de regagner ;
enfin la gravité du mal lui a fait rifquer le plus
violent remède , & en voulant fe tirer de l ’abîme ,
il y eft tombé jufqu’au fond. Cela eft horrible ,
fans doute , mais cela eft très-naturel, & peut-
être auffi très - commun ; & fi ce n’eft pas à la
paffion invétérée du jeu que cet exemple peut être
falutaire , c’eft du moins à la paffion naiftante , &
q u i, foible encore & timide , n’a pas aliéné la
raifon. Ce ne fera pas un remède, ce fera un pré-
fervatif.
luTiTragédie populaire a donc fes avantages, comme
l ’héroïque a les liens ; mais il ne faut pasdiflimuler
une utilité exclufivement propre à çellè-ei du côté
des moeurs. Les rois ont de la peine à concevoir
que les- malheurs de la vie commune ■ Soient un
exemple effrayant pour eux, ils ne fe recônnoiifent
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mie dans leurs pareils : il leur faut^ donc Une
fyavëitie qui foit propre à la royauté ; & celle-
ci elt pour eux une leçon d’autant plus precieule,
que c’eft prefque la feule qu’ils daignent recevoir :
Paîtrait du plaifîr les y engage^ & comme elle
n’eft pas diteéle, elle ne peut les offenler. Ils le
trouvent comme invifibles dans des Cours étrangères
, & préfents à ce qui fe paffe dans les temps
fes plus reculés. C ’eft là que la vérité leur parle
avec une noble hardieffe:; c’eft là qu’on plaide
avec courage la caufe de l ’humanité , que tous les
droits font mis dans la balance, que tous les devoirs
font preferits & tous les pouvoirs limités;
c’eft là que tous les préjugés d’une éducation corruptrice
font ébranlés par les maximes de la nature
& de la rai fon ; c’eft là que l ’orguei l eft
confondu, la. vaine gloire humiiiee; ceft laïque
le defpotifme impérieux voit fes écueils, & 1 ambition
fes naufrages ; c’ eft là que les penchants
favoris d’un prince font repris fans ménagements ,
& châtiés dans fes pareils; c’eft la qu il fent tout
le danger des mouvements impétueux d une ame
à qui tout cède, de ces mouvements dont un feu 1
fait le malheur de tout un peuple , quelquefois la
ruine ou la honte d’un roi ; c eft la qu il voit ce
que jamais on n’a ôfé lui faire entendre que fes
foibieffes font des crimes, & fes paffions des
fléaux ; c’eft là qu’il aprend qu’il eft homme , qu il
peut avoir befoin de la pitié des hommes , | &
qu’il7 aura toujours befoin de leur amour; c^eft
enfin là qu’ il voit fans mafque le menfonge , 1 intrigue
, l’adulation, & -les reftorcs caches de tous
les mouvements qui s’exécutent dans fa Cour. Ainfi ,
par un renverfement affez fingulier, la Cour d’un
roi eft pour lui un fpeéfacle , & la Tragédie eft
le dèvelopement du méchanifme qui le produit :
l ’illufion eft dans le Palais, & la vérité fur la
Scène. ^ ,
C ’eft ce qui donnera toujours a la Tragédie héroïque
une grande prééminence ; car il y a mille
façons de réprimer le naturel d’un peuple , & rien
de plus rare que les moyens d inftruire & de former
les rois.
Chez les grecs la Tragédie étoit nationale , & , à tous égards , elle eut perdu a ne pas 1 etre ;
chez nous , elle eft univerfelle, comme l ’empire
des paffions. Mais comme elle peut être prife dans
l ’Hiftoire de tous les pays & de tous les âges,
peut - elle être auffi de pure invention ? Brunioi
tient pour la négative. » Un fujet d’imagination,
» -d it - il, préviendrait le fpe&ateur incrédule, &-
» l ’empêcheroit de concourir à fe laifler tromper».
Caftelvetro penfe comme Brumoi, & il eft encore
plus févère ; car il n’en coûte rien a ces meilleurs
d’appauvrir le génie & l’ârt. Mais Ariftote, leur
oracle , décide formellement que tout peut etre
d’invention , & les faits & les perfonnages : la pratique
du Théâtre le confirme , & la raifon le per-
fuade encore plus. Un fait n’eft pas connu dans
i ’H if to ir e ; & q u ’im p o rte î A v o n s - n o u $ to u s le s
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lieux, tous les Cèdes préfents! & qui de nou*
s’inquiète de (avoir où le poète a pris ce tableau
qui le touche, ce caractère qui 1 enchante! Un
lero'it plus fondé à craindre qu’en attribuant a un
pérfon'nage illuftre ce qui ne lui eft point arrivé , on
ne fût comme démenti par le fiience de i Hiftoire :
mais fi les convenances y font bien obfervees, chacun
de nous fuppofe que cette circonftance dune vie
célèbre lui eft échapée ; & dès qu elle s accorde
avec ce qui lui eft connu des lieux , des temps, &des
perfonnages, il ne demande plus rien.
De lu cornpojhion de la. Fable. On a vu ,
dans 1yarticle I n t r i g u e , à quoi cette partie fe
réduifoit chez les anciens. Un ou deux perfonnages
vertueux ou bons , ou mélés de vices & de vertus,
qui, malheureux conftamment, fuccombent, ou qui ,
par quelque accident imprévu , échapent au danger
qui les menaçait ; voilà leurs fables les plus
renommées. Ariftote les réduit toutes à quatre combinaisons.
» Il faut, dit-il, que le crime s achevé
» eû ife s’achève pas, & que celui qui le com-
» met ou va le commettre agiüe ians connoif-
» fance ou de propos délibéré ». J ai déjà dit qu il
donne la préférence, tantôt à celle de ces coin--
binaifons où la connoiftance du crime que 1 on
va commettre empêche qu’il ne s’exécute tantôt
à celle où le crime n’eft reconnu qu apres qu il
eft exécuté : la vérité eft que le crime connu
avant d’ être commis , & le crime commis avant
d’être connu, font deux actions très - touchantes ;
mais celle-ci réferve le fort de l ’intérêt pour le
dénoiîment, comme dans \?OEdipe; 1 autre l epuiie
avant la révolution , comme dans 1 Iphigénie en
Tauride. Le crime commis avant d Çtre^ connu ,
rend la cataftrope terrible, & remplit ^1 objet du
! fyftême ancien. L e crime connu avant d’être commis
, rend la folution du noeud confolante, &
convient mieux au fyftême moderne. La fatalité
manque fon effet Ü fi le crime n’eft pas confommé ; la
paffion a produit le fien , des qu elle a conduit
l ’homme au bord du précipice. . . . .
Un genre de fable qu’Ariftote fembloit avoir
banni du Théâtre, & que Corneille a réclamé, eft
celle où le crime entrepris avec connoiftance de
caufe ne s’achève pas. » Cette manière, dit le
» philo fophe g re c , eft très-mauvaife ; car outre
» que cela eft horrible 8c fceierat ^ il n y a lien
» de- tragique, parce que la fin n a rien de tou-
» chant ». C’eft ainfi qu’il devoit raifonner , per-
fuadé, comme il l’é toit, que le pathétique réfi-
doit dans la cataftrophe: aufli ajoute-t-il que , dans
ces occafions , il vaut mieux que le crime s execute,
comme celui de Médée ; & c eft à ce genre de
fable qu’il donne letroifième rang. Corneille, au
contraire, avoit en vue les mouvements que doit
exciter le pathétique intérieur de la fable jusqu’au
moment de la folution ; & c eft par la
qu’il s’eft décidé. » Lorfqu on a g it, d it - il, avec
» une entière connoiftance -, le combat des ^partions
» contre l a n a tu re , & du de voir c o n t r e 1 amou r ,