
cnfemBle n’imiteront ce qu’elle exprime. Elle
feule pénètre au fond de l ’âme, & en dèvelope
à nos ieux les replis. Ni les douces gradations
des fentiments , ni les violents accès de la paillon
ne lui échapent. Les degrés d’élévation Ôc de fen-
fîbiliié, d’énergie ôc de reffort, de chaleur Ôc
d’aélivité, qui varient & diftinguent les caractères
^ l ’infini ; toutes ces qualités, dis-je, & les qualités
oppofées font exprimées par la Poéfîe. La
même vertu, le même vice , la même paillon a
mille nuances dans la nature; la Poélie a mille
couleurs pour graduer toutes ces nuances. C’eft
peu d’être aufli variée , au fil féconde que la nature
même j la Poéfie compofe des âmes, comme la
Peinture timagine des corps : c’eft un affemblage
de traits pris cà &*là de différents modèles , &
dont 1 accord faitla vraifemblance. Ses perfonnages
ainfî formés, elle les oppofe & les met en, action
: aârion plus vive , plus touchante qu’on ne
la voit dans la nature ; aCfcion variée dans fqn
unité, foutenue dans fa durée , liée dans toutes fes
parties, & fans ceffe animée dans fes progrès par les
obliacles & les combats.
C eft ici fiirtout que l’art de l ’orateur me femb-le
le cédex à celui du Poète. Inftruire, intéreffer
émouvoir font leur objet commun : mais la tâche
de l ’orateur eft de perfuader la vérité ; celle du
P o è te , le menfonge , & le menfonge connu pour
tel. L ’un, pour remuer fon auditoire , a des intérêts
férieux, réels, & préfents ; l ’autre n’a que des '
fables ou .des fouvenirs éloignés : l ’un, fi j’&fe
le dire , produit fes effets avec des corps ; & l'au-
tre , avec des ombres.
Q u e C icéron ferre dans fes b ras, en préfence
des juges , P lancus , fon am i, fon b ien faiteu r, &
fon c lie n t, & qu’il le baigne de fes larm es; il en
fera rép an dre, rien de p lus naturel. Q u’il preffe
dans fon fein le fils de F laccus encore enfant ; que ,
dans fes bras, il le préfente aux juges , & qu’il
s’écrie d’une voix déchirante : Miferemini familial
, Judices , miferemini fortïjjinii patris, miferemini
filii : l ’atten d riffem en t, la douleur dont
il eft p é n é tré , p an era dans to u tes les âmes ; &
v o ilà le dernier effort de l ’art oratoire. M ais
qn’avec le fantôm e d’O refte & de P ilade , d’A n -
drom aque & d’A ffianax , le Poète obtienne le
m êm e effet, & un effet p lus grand : voilà le m erveilleux
de l’art du Poète ,* & il feroit incom -
p réhenfible, fi l’on ne favoit pas q uel eft fur nous
l ’em pire de l ’im a g in a tio n , une fois frapée & réd
u ite.
Ce fut pour donner à Limitation tous les dehors
de la réalité, qu’on inventa le genre dramatique , ■
©ù tout n’éft pas illufion comme dans un tableau
où tout n’eft pas vrai comme dans la nature , mais !
ou le mélange de la fiftion & de la vérité produit
cette illufion tempérée qui fait le charme
du fpe&acle. I l eft faui que l ’aCtrice que je vois
pleurer & que' j’entends' gémir, foit Ariane 5 mais
il eft vrai qu’e lle pleure & g ém it : mes ieux &
mes o reilles ne font pas trom p és; tout,ce qui les-
frape eft r é e l; l’illufion n’eft que dans m a penl'ée.
T e l eft l'a rt de la Poéfie d ram atique, le plus
féd u ifan t, le p lu s ingénieux de tous les arts d im itatio
n .
A in fî, m e dira-t-on , fi l’Éloquence a p our elle
to u te la force de la v é rité , au moins p eu t - elle
reprocher à la Poéfie d’y iuppléer p ar tous les
charm es du m enfonge. O u i, j’en conviens : mais-
: quel que foit réciproquem ent l’avantage de.leurs-
m o y ens, il fera toujoars vrai que la m obilité ,
la fb u p leffe, la force d’im ag in atio n , que demandent
les transform ations du Poète p our revetir a
chaque inftant un nouveau caractère , & dans la
même fcène des caractères oppolés ; que le génie
p our les créer , les com biner, ôc les faire agir
comme dans la nature même ; que cette faculté
de concevoir, de com biner un grand deffein, de
conduire une aétion vafte , & d'en graduer l ’inté
rê t, font réfervés au. Poète : ôc le talen t de
pro d uire, dans fon enfemble & dans fes détails
C in na, Britannicus , Z a ïre , le M ifanthrope , ou
le Tartuffe , m e femble encore fupérie.ur au tale
n t de tirer d’un fujet oratoire tous, les m oyens
de perfuafion , d’ém otion dont i l eft fufceptible
au ta len t, dis-je , to u t m erveilleux qu’il eft, de
com pofer ou la harangue p o ur la couronne , o u
le plaidoyer pour M ilo n , ou T oraifon funèbre de
C ondé. I
D e l’idée que nous venons de nous form er d e
la P o éfie, dérive im m édiatem ent celle qu’on d o it
avoir du Poète ; & p ar l’objet qu’il' fe propofe
on p eu t ju g e r, & des talents dont il a befoiu
d’être doué, & des études qui lu i font propres. '
L es trois facultés de l ’âm e d’où réfultent tous
les talen ts dittéraires , font l’e fp rit, l’imagination-,.
& le fentim ent; & dans le u r m élan g e, c’eft le p lu s
ou le moins de chacune de ces facultés qui p ro d uit
la diverfité des génies.
D ans le Poète, c’eft l ’im agination & le fe n -
tîm ent q ui dom inent : m ais fi l ’efprit ne le s
é claire, ils s’égarent bientôt l’un & l ’autre. L ’efprit
eft l ’oe il du génie , dont l ’im agination & le fentim ent
. font les aîles.
T o u tes les' qualités de l’efprît ne font pas effen-
cielles à tous les genres de Poéfie : il n’y a que-
la- pénétration & la jufteffe dont aucun d’eux n«
p eu t fe paffer. L ’efprit faux gâte tous les talents ,,
l ’efprit fuperficiel ne tire avantage d’aucun.
T o u t n’eft pas im age & fentim ent dans un poèm e.
I l y a des. intervalles où la penfee brille feule &
de fon éclat : il faut mêm e fe fouvenir que la p lu s
b elle im age n’en eft’ que la p a ru re ; & lors m êm e
que la penfée eft colorée par l ’im agination , on
animée par le fentim ent , elle nous frapé d’autant
plus , qu’e lle eft plus fp iritu e lle , c’eft à dire ,
plus vive , plus finement .faifie, ôc d’une combî-
naifon à la fois p lu s jufte & p lus nouvelle dans
Tes raports. L ’efprit n’eft donc pas moins eflenciel
au Poète qu’au ph ilo fo p h e , à l’h iftorien , à l ’orateur.
M ais chacune des qualités de l ’efprit a fon
genre de Poéfie où e lle domine : par exem ple , la
fineffe a l’É pigram m e en p arta g e ; la d élicateffe,
l ’É lé g ie Ôc le M adrigal ; la légèreté , l ’É p itre
fam ilière ; la naïveté , la F able ; l ’ingénuïié^,
l ’Id y lle ; l ’é lé v a tio n , l ’O d e , la T ra g é d ie , l ’E popée.
I l eft des genres qui demandent plufîeurs de ces
qualités réunies : la C om é d ie , p ar exem ple ,
■ exige à la fois la fagacité , la pénétration , la
foupleffe , la force , la légèreté , la fineffe. L a
T ragéd ie ôc l’É popée ne demandent pas moins
de profondeur que d’élévation , & de force que
d’étendue. V o je \ G é n i e , I m a g i n a t i o n , I n v e n t
i o n , P a t h é t i q u e j & c..
U n don qui n’eft guère moins effenciel au Poète
que ceux de l’efprit & de l ’âme , c’eft une o reille
délicate. C elui à qui le fentim ent de l ’harm onie eft
inconnu , doit renoncer à la Poéfîe, Voye\ H a r m o n
i e de S t y l e .
Mais tous ces talents ré u n is, ou p ériroient de
sèehereffe , ou ne ' produiroient que des fruits fau-
vages , s’ils n’étoient pas nourris, fécondés par
l ’étude.
I c i , comme dans tous les arts, la première
étude eft'celle de foi-même. Si l ’imagination fe
frape ; fi le coeur s’affeéte aifément ; s il y a de
l ’une à l’autre une correfpondançe mutuelle &
rapide ; fi l’oreille a pour le nombre & l ’harmonie
une délicate fenfibilité ; fi l ’on eft vivement touché
des beautés de la Poéfîe; fi 1 ame, echauffee
à la vue des grands modèles, fe fçnt élevée au
deffus d’elle-même par une noble émulation; fi,
dès qu’on a conçu i’idéé effencielle ôc primitive
d’un fujet, on la voit au dedans de foi-meme fe
dèveloper, fe colorer , s’animer , Ôc devenir féconde
; fi l’on éprouve ce befoin, cette impatience
de produire, qui vient de 1 abondance &
de îa chaleur des efprits fi l’on faifit facilement
le raport des idées abftraites , avec les objets fën-
ïîbles dont elles' peuvent revêtir les couleurs ^
ou plus , tôt fi ces idées naiffent- dans l ’efprit revêtues
de ces images ; fi les objets fe prefentent
d’éux-mêmes fous la face la plus intéreuante , la
plus favorable à la peinture; fi lurtout, à l ’idée
d’un objet pathétiquè , les fentiments naiffent en
foule & fe preffent dans l ’âme , impatients de fe
répandre : on peut fe croire né Poète ;
Jiuic Mufoe indulgent omnes , hune pofeit Apollo.
Vida.
A moins de ces diipofîtions naturelles , on fera
p e u t-être des vers pleins d’e fp rit, mais dénués de
Poéfie,
A l ’étude de ces moyen* perfonnels doit fuccéder
l ’étude des moyens étrangers. L inftrument
de la Poéfie c’eft la langue : & fi tout homme
qui fe mêle d’écrire doit commencer par bien
connoîlre les règles , le génie , & les reffources
de la langue dans laquelle il écrit ; cette ^ côn-
noiffance eft encore mille fois plus néceffaire au
Poète , dans les mains duquel la langue doit
avoir la docilité de la cire, à prendre la forme
qu’il voudra lui donner. Les variétés , les nuances
du ftyle font infinies, ôc leurs degrés inappréciables
: le goût, ce fentiment délicat de ce qui
dcfit plaire ou déplaire, eft feul capable^de les
faifir. Or le goût ne s-’enfeigne point ; il s aquiert
par l’ ufage fréquent du monde, p ar i étude affidue
■ Ôc méditée du petit nombre des bons écrivains j
encore fuppofe-t-il une fineffe de perception qui
n’eft pas donnée à tous les hommes r la nature
fait l ’homme de génie , ôc commence 1 homme de
goût.
Comme elle eft le premier modèle & le grand
livré du P o è te , c’eft elie furtout qu’il importe
d’étudier; & l’objet le plus intéreffant
préfente à l’homme, c’eft l’homme meme. Mais
dans l’homme, il y a l’étude de la nature, celle
de l’habitude , celle de l’habitude ôc de la n a tu r e
combinée , ou, fi l’on veut, de la nature modifiée
par les moeurs. Voye\ Moeurs.
Le phyfique a deux branches comme le moral;
la fimple nature, & la nature modifiée par les
.arts.. ; • ; 1 . ^ '
L e tableau de la nature phyfique eft lui feul
d’une ticheffe, d’une variété , d une etendue a
occuper des fiècles d’étude ; mais tous les details
n’en font pas favorables à ,1a Poéfie : tous les genres
de Poéfie ne font pas fufeeptibies des mêmes
détails. Ainfî, le Poète n’eft pas obligé de Cuivre
les pas du naturalifte. On exige encore moins de
lu i les méditations du phyficien & les calculs de
l ’aftronome. C ’eft à l’ôbfetvatenr à déterminer -1 attraction
& les^ mouvements des corps celeftes ;
c’eft au Poète à peindre leur balancement, leur
harmonie, & leurs immuables révolutions. L u n
diftincruera les claffes nombreufes d’êtres organifés
qui peuplent les éléments divers ; l’autre déciira ,
d’un trait hardi, lumineux, & rapide, cette echelle
immenfe & continue, où les limites des règnes
fe confondent , où tout femble placé dans 1 ordre
confiant & régulier d’une gradation univerfelle,
entre les deux limites du fini, & depuis le bord
de l’abîme qui nous fépare du néant, jufqu au.
bord de l ’abîme oppofé qui nous fepare de l etrè
par effence. Les refforts de la nature & les lois
qui règlent fes mouvements, ne font pas .de ces
objets qu’il eft aifé de reudre fenfibles ; & la Poéfie
peut les négliger. Les eau fes l ’intéreffent peu;
c’eft' aux effets qu’elle s’attache. Tandis que le
phyficien analyfe le fon & la lumière, le Poète
fera donc entendre à l ’âme l ’explofion du ton-
nette & ces longs retentiflements qui femblent,