
chante que {bit la repréfentation tragique , elle
paroitra toujours foible & froide à côte de' celle
que la Mufîque aura animée ; & en vain la déclamation
voudroit- elle lutter contre les effets
du chant & de fes împreflîons. Pour fe confoler
de n’avoir point égalé fes voifins en Mufîque, la
France doit fe dirè que fes progrès dans cet
art l ’auroient peut-être empêchée d’avoir fon
Racine.
Pourquoi donc l ’Opéra italien, avec des moyens
h puiffants, n’a - 1 - il pas renouvelé de nos. jours
ces terribles effets de la Tragédie ancienne dont
l ’Hiftoire nous a confervé la mémoire ? Comment
a-t-on pu aflîfter à la repréfentation de certaines
fcènes , fans craindre d’avoir le coeur trop doulou-
reufement déchiré, & de tomber dans un état trop
voifin de la fituation déplorable des héros de ce
fpeéiàçle ? Ce n’eft ni le poète ni le compofi-*
teur qu’un Critique éclairé accufera dans ces oc-
cafions d’avoir été au deffous du fujet ; il faut
donc examiner de quels moyens on s’eft fervi ,
pour rendre tant de fublimes efforts du génie ou
inutiles ou dé peu d’effet;
Lorfqu’un fpeétacle ne fert que d’amufement à
un peuple oifîf > c’eft à dire , à cette élite -d’ une
nation, qu’on apelle la bonne compagnie, il eft
impofïible qu’il prenne jamais une certaine importance
; & quelque génie que vous accordiez
au poète, il faudra bien que 1 exécution théâtrale
& mille détails de fon Poème fe reffentent de la
frivolité de fa deftination. Sophocle , en fefànt
des tragédies , travailloit pour la Patrie , pour
la Religion , pour les plus auguftes {blennités
de la République. Entre tous les poètes modernes,
Métaftafio a peut- être joui du fort le plus doux
& le plus heureux ; à l ’abri de l ’envie & de la
perfécution , qui Tont aujourd’hui affez volontiers
la récompCnfe du génie , comme elles i ’étoient
quelquefois chez les anciens des vertus & des fer-
vices rendus à l ’État , les talents du premier poète
d’Italie ont été conftamment honorés de la protection
de la maifon d’Autriche : que fon rôle à
Vienne eft cependant différent de celui de Sophocle
à Athènes ! Chez les anciens , le fpeétacle
étoit une affaire d’État ; chez nous , fi la police
s’en occupe , c’eft pour lui faire mille petites
chicanes , c’eft pour le faire plier a mille convenances
bizarres. Le {peétateur, les aéteurs, les
entrepreneurs, tous ont ufurpé fur le Poème lyrique
un empire ridicule ; & fes créateurs, le poète
& le muficien , eux - mêmes vittimes de cette
tyrannie, ont été le moins confultés fur fon exécution.
Tout le monde fait qu’en Italie le peuple
ne s’affemble pas feulement aux théâtres pour
voir le fpettacle , mais que les loges font 'devenues
autant de cercles de converfation qui fé renouvellent
plufieürs fois 'pendant la durée de la
repréfentation. L ’ufa'ge eft de paffer cinq ou fix
heures à l ’Opéra j mais ce n eft pas pour lui doiinçr
cinq ou fix heures d’attention : on n’exige du
poète que quelques fituations très - pathétiques ,
quelques fcènes très - belles ; & l’on fe rend facile
fur le refte. Quand le muficien a réuffi à
rendre ces fameux morceaux que tout le monde
fait par coeur, d’une manière neuve & digne de
fon art, on eft ravi, on s’éxtafie -, on s’abandonne à
l ’enthoufiafme ; mais la fcène paffée, on n’ écoute
plus. Ainfi, deux ou trois airs , un beau duetto ,
une fcène extrêmement belle , fuffifent au fuccès
d’un Opéra , & l’on eft indifférent fur la totalité
du drame , pourvu qu’il ait donné trois ou quatre
inftants raviffants , 8c qu’il dure d’ailleurs le temps
qu’on s’eft deftiné à paffer dans Ta falie de l ’Opéra.
Chez une nation paffionnée pour le chant, qui
fait au charmé de la voix le plus grand desNfa-
crifices, & où le chant eft devenu un ’art qui
exige, outre la plus heuréufe difpofition des organes,
l ’étude la plus longue & la plus opiniâtre,
le chanteur a du bientôt ufurper un empiré illé gitime
fur le compofiteur & fur le poète. Tout
a été facrifié â fes talents & à fes caprices. On
s’eft peu choqué des imperfections de 1 àétion
théâtrale, pourvu que le chant fût exécuté avec
cette fupériorité qui féduit & enchante. Le chanteur,
fans s’occuper de la fituation & du caractère
de fon rô le , a borné tous fès foins â l ’ex-
preflïon du chant *, la fcène a été récitée &
jouée avec une négligence honteufe. Le Public ,
de fpeétateur qu’il doit être , n’eft refté qu’au-
diteur ; i l a fermé les yeux & ouvert les oreilles ;
& laiflant à fon imagination le fpin de lui montrer
la véritable attitude , le vrai gefte, les traits
& la figure de la veuve d’He&or ou de la fondatrice
de Carthage , i l s’eft contenté d’en entendre
les véritables accents.
Cette indulgence du Public a laiffé d’un côté
l ’aétion théâtrale dans un état très-imparfait , &
de l ’autre , elle a rendu le chanteur maître de
fes maîtres. Pourvu que fon rôle lui donnât occa-
fion de dèveloper les reffoprees de fon art &
de faire briller fa fcience , peu lui importoit que
ce rôle fût d’ailleurs. ce que le drame vouloit
qu’i l fût. Le poète fut obligé de quitter le. ftyle
dramatique , de faire des tableaux , de coudre à fon
Poème quelques morceaux poftiches de compa-
raifons & de poéfie épique : le muficien , d’en
faire des airs dans le ftyle le plus figuré & par
conféquent le plus oppofé à là Mufîque théâtrale ;
& pour déterminer le chanteur â fe charger de
quelques airs fimples & vraiment fublimes que la
fituation rendoitindifpenfables au fonds du fujet, il
fallut acheter fa complaifance par ces brillants
écarts , aux dépens de la vérité & de 1 effet général.
L ’abus fut porté au point que , lorfque le chanteur
ne trouvoit pas fes airs à fa fantaifie , il leur
en fubftituoit d’autres qui lui avoient déjà valu
des applaudiffements dans d’autres pièces & fiir
d’autres -théâtres, & dont il changeoit les paroles
çonunç il pouvoit, pour les aprocher de fa fituation
& de fon rôle le moins mal qu’il étoit
poflibie.
Enfin l ’entrepreneur de 1 Opéra devint, de tous
les tyrans du poète , le plus injufte & le plus
*bfurde. Ayant étudié le goût du Public, fa paflion
pour le chant, fon indifférence pour les convenances
& l ’enfemble "du fpe&aele , voici a peu
près le traité qu’il propofa au poète lyrique ,
en conféquènce de fes découvertes.
<i Vous êtes l ’homme du monde dont j ai le
» moins befoin pour le fuccès de mon fpeétacle :
» après vous, c’eft le compofiteur. Ce qui m eft
»> effenciel, c’eft d’avoir un ou deux fujets que
» le Public idolâtre ; il n’ y a point de mauvais
>» opéra avec un Caffarelli, avec urte Gabrieli.
» Mon métier eft de gagner de l ’argent : comme
*> je fuis obligé d’en donner prodigieufement à
» mes chanteurs , vous fentez qu’il ne m’en refte
» que très - peu pour le compofiteur, & encore
» moins pour vous $' fongez que votre partage
*> eft la gloire.'
» Voici quelques conditions fondamentales fous
» lefquelles je confond de hafarder votre Poème ,
» de le faire mettre en mufîque & de le faire
» exécuter par mes chanteurs.
» i. Votre Poème doit être en trois aétes, &
» ces trois aéfces enfemble doivent durer au moins
» cinq heures, y compris quelques ballets que je
i» ferai exécuter dans les entr’a&es.
» z. Au milieu de chaque a&e i l me faut un
» changement de fcène & de lie u , en forte qu’i l y
» ait deux décorations par aéfe. Vous me direz que
» c’eft proprement demander un Poème en fix
o a&es , puifqu’i l faut laifler la fcène vide au
» moment de chaque changement ; mais ce font
» des fubtilités de métier dont je ne me mêle
» point.
» 3. I l faut qu’il y ait dans votre pièce fix rôles,
o jamais moins de cinq, ni plus de fept : lavoir,
» un premier a&eur & une première aétrice, un
o fécond a&eur & une fécondé aétrice ; ce qui
i> fera deux couples d’amoureux qui chanteront
» le foprano , ou dont un foui , foit homme
» foit femme , pourra chanter le contralto : le
» cinquième rôle eft celui de tyran , de, r o i , de
» père , de gouverneur, de vieillard ; il apartient
» â l ’adteur qui chante le tenore : au fürplus vous
» pouvez employer encore à des rôles de confî-
*> dent un ou deux a&eurs fubalternes.
» 4. Suivant ,cet arrangement judicieux & con-
» facré d’ailleurs par l’ufage , il vous faut un
» double amour : le premier a&eur doit être
» amoureux de la première aétrice j le fécond, de
» la fécondé. Vous aurez foin de former l ’in-
» trigue de toutes vos pièces fur ce plan - là ,
» fans quoi je ne pourrai m’en fervir. Je n’exige
» point que la première aélrice réponde préci-
» fèment à l’amour dû premier aéteur : au con-
» traire , je vous permettrai toute combinaifon &
G R. AMM. e t L i t t é r a T , Tome I Ï L
» toute liberté- à cet égaré, car je n’aime pas à
„ faire le difficile fans fujet; & pourvu que l jn -
» trigue foit double, afin que mes fecon s ac
,» teurs ne difent pas que )e leur fais J°u<=r des
» rôles fubalternes, je ne vous clucannerai pou t
» fur le refte. Chaque afteur chantera deux tois
» dans chaque afte , excepté peut-être au troi-
» fième, où l ’aftion, fe hâtant vers fa fin , ne
» vous-permettra plus de placer autant d airs que
» dans les aftes précédents. L afteur fubalterne
» pourra aufli moins chanter que les autres.
» j . Je n’ai befoin que d’un feul duetto : i l apar-
» tient de droit au premier afteur & a la pre-
» mière aftrice ; les autres afteurs mont pas le
» privilège de chanter enfemble. I l me faut pas
n que ce duetto foit placé au troifieme acte ; il
» faut tâcher de le mettre à la fin du premier ou
» du fécond, ou bien au milieu d un de ces attes ,
b immédiatement avant le changement de la deb
coration. ... ,
b 6 . I l faut que chaque afteur quitte la feene
b immédiatement après avoir chanté fon air : ain 1 ,
b lorfque l ’aftion les aura raffembles furle théatie,
B ils défileront l ’un après l ’autre , aPresj £ 'D,If
B chanté chacun à fon tour. Vous voyez qCe le
« dernier qüi refte a beau jeu de chanter un
n brillant qui contienne une réflexion, une maxime ,
b une comparaifon relative a fa fituation qu i .
b celle des autres perfonnages.
b 7, Avant de faire chanter â un afteur fon
b fécond a ir , i l faut que tous les. autres ayent
b chanté leur premier ; & avant qu il puifle chanter
B fon troifième , il faut que tous les autres ayent
B chanté leur fécond; & ainfi de fuite jufqu a la
b fin ; car vous fentez qu’il ne faut P“
b fondre les, rangs, ni bleffer les droits d aucun
A ces étranges articles on peut a|outer celui
que l ’averfion de l ’empereur Charles V I pour les
cataftrophes tragiques rendit d’une obfervallon in
difpenfable. Ce prince voulut que tout le monde-
fortît de l ’Opéra content & tranqmle ; & Metal-
tafio fut obligé de raccommoder tout fi bien que ,
vers le dénouement, tous les aèteurs du drame
fuffent heureux : on pardonnoit aux méchants,
les bons renoncoient à la paflion qui avoit cauLe
leur malheur au celui des autres dans le cours
du drame , ou bien d’autres obftaçles difparoii-
foient j | chaque adeur fe çrétoit un. peu, & tout
étoit pacifié à la fin de 1 Opéra.
Voilà les principes fur lefquels on fonda la
Poétique de l ’Opéra italien. Le poète lyrique tut
traité à peu près comme un daufeur de corde a
qui on lie les pieds , -afin de rendre fon metier
plus difficile & les tours de force plus éclatants.
Si Métaftafio , malgré ces entraves, a pu con-
ferver encore à fes pièces du naturel & de la
vérité , on en eft juftement furpris : mais l’en