
fert q u ’ à le dégrader davantage. On nous rend le
héros indifférent, en voulant rendre l ’aâriotn inté-
reffanté. L ’ufage de ce qui fe pafïe dans le monde
& l’expérience de nos amis , au défaut de la notre ,
nous aprennent qu’une paffion contente s’ u fe tellement
en douze années , qu’elle devient une (Impie
habitude. Un héros, obligé par fa gloire fiç par
l ’intérêt de fon autorité a rompre cette habitude ,
n’en doit pas être affez affligé pour devenir un per-
fonnage tragique ; il ' c e l l e d’avoir la dignité re-
quifodans lés perfonnages de la Tragédie , fi fon
affliction va jufqu’au défefpoir : un tel malheur
ne fauroit l ’abattre, s’il a un peu de cette fermeté
fans laquelle on ne fauroit être T je ne dis
pas un héros y mais même un homme vertueux. L a
gloire , dira-t-on , l’emporte à la fin ; & Titus, de
qui l ’on voit bien que vous voulez parler ,. renvoie
Bérénice chez elle.
Mais ce n ’ e ft pas la fortifier Titu s, c’eft faire
tort a la réputation q,u’il a laiffée ; c’eft aller
contre les lois de la vraisemblance & du pathétique
véritable , que de lui donner, même contre le t é - •
m o i g n a g e de l ’Hiftoire , un caraftère fi mou & fi
efféminé. Audi , quoique Bérénice (oit une pièce
très-méthodique & parfaitement bien écrite , le
Public ne la revoit pas avec le même goût qu’il
li t Phèdre & Andromaque. Racine avoit mal
choifi fon fujet ; ffc pour dire plus exactement la
vérité , il avoit eu la foibleffe de s’engager à le
traiter fur les inftances d’une grande princeffe.
De ces réflexions fur le r ô l e , peu convenable
que Racine f a i t jouer à Titus , il ne s’enfuit pas
que nous profcrivions l’amour de la Tragédie. On
ne fauroit blâmer les poètes d s c h o i f î r p o u r fujet
de leurs imitations, les effets des partions qui font
les plus générales & que tous les hommes ref-
fentent ordinairement : or de toutes les paillons ,
celle de l ’amour eft la plus générale ; il n’eft pref-
que p e r fo n n e qui n’ait eu le malheur de la fentk ,
du moins une fois en (à vie : c’en eft a l l e z pour
s’intérefler avec affedlion aux pièces de ceux qu’elle
tyrannife.
Nos poètes ne pourroient donc être blâmés de
donner part à l ’amour dans les intrigues de la pièce,
s’ils le fefoient avec plus de retenue. Mais ils ont
pouffé trop loin la complailance pour le goût de
leur fiècle ou , pour mieux dire, ils ont eux-
mêmes fomenté ce goût avec trop de lâcheté : en
renchériffant les uns fiir les autres, ils ont fait une
ruelle de la Scène tragique ; qu’on nous paffe le
terme.
Racine à m is plus d’amour dans f e s pièces que
Corneille. Boileau travaillant à réconcilier fon
ami avec le „célèbre Arnaud , i l lui porta la Tragédie
de Phèdre de la part de l ’auteur & lui en
demanda fon avis. Arnaud , après avoir lu la pièce ,
lui dit : » I l n’y a rien à reprendre au cara&ère
» de Phèdre ; mais pourquoi a-t-il fait Hippôlyte
» amoureux ?. » Cette Critique eft la foule peutêtre
qtf’on puiffe faire contre la Tragédie "de
Phèdre; & l ’auteur, qui fe l ’étoit faite--a lui-
même , fe fortifiait en difant : » Qu’auroient penfé
» les petits - maîtres d'un Hippoiyte ennemi de
» toutes les femmes? quelles mauvaifes plaifan«
» teries n’auroient ils point jetées fur Te fils de-
» Théfée ? >5
Du moins Racine conaoiffoit fà faute mais la
plupart de ceux qui font venus depuis .cet aimable
poète, trouvant qu’il était plus facile de l’imiter
par fes endroits foibles que par les autres , ont
encore été plus loin que lui dans la mauvaife
route.
Comme le goût de faire mouvoir par Famour
les- refforts d elà Tragédie n’a pas été le goût desanciens,
ü ne fora point peut-être le goût de nos-
neveux. La pofiériré pourra donc blâmer l ’abus
que nos poètes tragiques ont fait de leur efprit,
& les cenfurer un jour d’avoir donné le cara&ère
de T i rcis & de Philène ; d’avoir fait faire toutes
chofos pour l ’amour, à des perfonnages illuftres,,
: & qui vivorent dans des fiècles où l’idée qu’on
avoir du caractère d’un grand homme n’admettoit
pas le mélange de pareilles foibleffes elle reprendra
nos poètes d’avoir fait,. d*une intrigue amou-
• reufo , la caufe de tous les mouvements qui arrivèrent
a Rome , quand i l s’y forma une conjuration
pour le rappel des Tarquins ;, comme d’avoir
repréfenté les jeunes gens de ce temps-là fi polis
& même fi timides devant leurs maitreffes, eux
dont les moeurs font connues fufflfamment par le
récit que fait Tite-Live des aventures de Lucrèce.
Tous ceux qui nous ont peint fi tendres & fi
galants , Brutus ,. Arminius , & d’autres perfonnages
illulirés par un courage inflexible , n’out pas
copié la nature dans leurs imitations , & ont oublié
lalage leçon qu’a donnée Defpréaux dans le troifième
chant de 1*Alrt poétique, où. il décide fi judjeieufe-
ment qu il faut confofver à fes perfonnages leur ca-
râéfcère national:
Gardez donc de donner, airi.fi que dans Clélie,.
L'air & l’efprit français à l’antioue Italie;
Et fous le nom romain fefant notre portrait
Peindre Caton galant &c Brutus Dameret,
La même raifon qui doit engager les poètes a
ne pas introduire l ’amour dans toutes leurs Tragédies,
doit peut-être les engager auffi à choifir
leur héros dans des temps, éloignés d’une certaine
diftance du nôtre. Il eft plus facile de nous inf-
pirer dé la vénération pour, des hommes qui ne
nous font connus que par l ’H iftoire,. que pour
ceux qui ont vécu dans des temps fi peu éloignés
du nôtre , qu’une tradition encore récente noirs
îtrilmit exactement des particularités de leur vie,
Le poète tragique, dira - t - on , faura bien fup-
primer les petitéffes capables d’avilir lès héros.
Sans doute il n’y manquera pas : mais l’auditeur
s’en lôuvient i i l les redit, lorfque le héros a vécu
'dans un temps fi voifin du fien que la' tradition Fa
jnftniit de fes petiteffes.
Il eft vrai que les poètes grecs ont mis fur leur
Scène des Souverains qui ' venoient de mourir, &
quelquefois même des princes vivants ; mais ce
n’étoit pas pour en faire des héros : ils fe propo-
foient de plaire à leur Patrie', en rendant odieux
;le gouvernement d’ün feul ; & c’étoit un moyen-‘d’y
réulfir, quç, de peindre les rois* avec un car-aÉfeè-i?è
vicieux. C’eft par un motif femblable qu’on a long
temps repréfenté avec fuccès, fur un Théâtre voifin
du nôtre , le fameux liège de Ley.de , que’ lés
cfpagaols firent par les ordres de Philipe II , &
qu’ils furent obligés de lever en 1.578. Comme
JVIelpomène fe plaît à parer fes perfonnages de
couronnes de feeptfes , il arriva , dans ces temps
•d'horreurs & de perfécutionsqu’elle choifit, dans
cette pièce dramatique, pour fa viérime , un prince ;
.contre lequel tous les fpe&ateurs étoient révoltés. ( Le chevalier DE J AU COURT.) .
T ragédie. Lorfqu’on a lu ces beaux vers de
Lucrèce ;
Suave y mari magno turhantibus. oequor a ventis ,
E terra magnum alierius fpeclare làborem ;
Non quia vexari. quemquam eji jupunda voluptas »
Sed quibus ipfe malts c dre as quia cernere fuave.ejï:
on croit avoir trouvé dans le coeur humain ’ le
principe de la Tragédieq mais on fe trompe. Il
eft bien vrai que l ’homme fe plaît naturellement
a s’effrayer d’un danger qui n’eft pas le fien , & à
s affliger en fîmple fpcélateur fur le malheur de
fes femblables. i l eft vrai aum que la joie fecrète
d être à l ’abri des maux dont il eft témoin , peut
contribuer par réflexion au plaifir que lui caufe le
Tpedtacle de ces maux. Mais d’abord, les enfants,
qui ne font certainement pas cette réflexion , ont un
plaifir très-vif à être émus de crainte & de pitié i
par des récits terribles & touchants : . ce plaifir
n’eft donc pas , dans la (impie nature , l ’effet d’un |
retour fur foi-même. De plus , fi la vûe du danger
ou du'malheur d’autrui nous et oit agréable , comme '
le dit Lucrèce , par la comparâifon de nous-mêmes ■
avec celui que nous voyons dans le péril ou dans
la fouffrance : plus fa fituation feroit âftfoufe , plus i
nous aurions de plaifir à n’y être pas ; la' réalité ;
nous en ferôit encore plus agréable que l’imaçre ; \
& dans l ’image, pins l’illufiôn feroit forte ^ plus :
le fpeftacle nous feroit doux. Or ii àrrivfo au contraire
que, fi Fimage eft trop ireffemblante & le
(pettacle trop horrible , l’âme y répugne & ne
peut le fouffrir. ( Voye\ Illusion ).' Enfin fi la
joie de fe voir exempt des maiix auxquels on s’in-
tereffe fefoit le charme de la compafflon-, plus le
péril feroit loin de nous , plus le plaifir feroit pur
& (enfibie ; rien de plus raffûrant en effet que la
différence de celui qui fouffre avec celui qui voit fouffrir ; rien de plus effrayant au contraire que
les raporls d’âge , de condition, de - caractère de
Fun à Fautré : & cependant il eft certain que
plus l’exemple noué touche de près > par les raports
du malheureux avec noiis-roêines,plus l’intérêt qui
nous y attache a pour nous de force & d’attrait*
Ce n’eft.donc pas, comme le dit Lucrèce , par réflexion
fur nous-mêmes que nous aimons à nous
effrayer', à nous affliger fur autrui ^
Principe de la Tragédie. Le vrai plaifir de
l’âme , dans fes éimotiohsV eft ^ffenciellement le
plaifir d’être émue, de l’être vivemênt fans aucun
des périls dont nous avertit la doüieur. Ainfi, la
fureté perfonnelle, tui fine parte pericli, eft bien
une condition fans laquelle le (peétacle tragique
ne feroit pas un plaifir ; mais ce n’eft pas la caufe
du plaifir -qu’on y éprouve : il naît de l ’attrait
-naturel qui nous porte à exercer, toutes nos facultés
& du corps & de l ’âme , c’eft à dire , à
nous éprouver vivants , intelligents , agiffants, &
fenfibles. C’eft cet exercice modéré de la fenfîbilité
naturelle , qui rend les enfants fi avides du merveilleux
qui les effraye ; c’eft ce qui fait courir
une populace groffière au lieu du fupplice des
criminels ; ç’eft ce qui fait chérir à quelques nations
les combats d’animaux & de gladiateurs, ou des
fpe&acles horriblement tragiques ; c’eft ce qui
eutraîne des nations plus douces, plus• fenfibles-9
ou, fi l ’on veut, plus foibles, au théâtre des pallions,;
c’ eft , en'un mot, ce qui fait le charme de la
Poéfie de fentiment.
Mais peu de (entiments font affez pathétiques
pour animer un long poème. Lajoie ou}la.volupté
peut animer une chanfon ; la tendreffe peut animer
une idylle ou une élégie; l ’indignation, une fa-
. tire ; îl’enthoufiafme , une ode ; l ’admiration 7 par
intervalles, peut fuppléer,dans l ’Épopée & même
dans la Tragédie , à un intérêt plus preffant. Mais
le vrai , le grand pathétique, eft celui d elà terreur
& de la pitié : ces-deux fentimenls ont fur
tous les autres l’avantage de fui-vre le progrès des
.. évènements, de croître a mefure que le péril augmente
, dé preffer l ’âme par degrés , jufqu’au terme
de l’aélion ; au lieu que , par exemple, 1 admiration
& la ;oie nàiffent dans,toute leur force, & s’affoiblif*
font prefque ennaiflant.
EJJence de ta Tragédie. Le double intérêt de
la terreur & de la pitié doit donc être l-’âme de-
la Tragédie.Tour cela, il eft de l ’effence de ce
fpeétacle, i°. de nous prefenter nos femblables dans-
le péril & dans le malheur; r°. de nous les pré-
fenter dans un péril qui nous effraye, & dans un
; malheur qui nous tobehe ; 30. de donner à cette
imitai ion une apparence de vérité qui nous foduife
& nous perfuàde àffez pour être émus comme nous-
nous plaifons à l’être, jufqu’à la douleur exclufi-
vement. De là toutes les règles fur le choix du fujet,,
.fur. les moeurs & les caractères , fur la compofition delà
Fable, & fur toutes les vraifemblances du langage
& de l ’adipn.
D u ju je t. L ’fiomme tombe dans le péril & dans