
le gcnie des vers & celui du chant font réunis &
couronnés. On connaît l ’ode de Dryden pour la
fête de fainte Ceciie ; mais cette ode , T a plus
approchante du Poème lyrique des grecs, n’en
eft elle-même qu’une ombre. Dryden, pour exprimer
le charme & le pouvoir de l ’Harmonie ,.
raconte comment le poète Timothée , touchant
la lyre & chantant devant le < jeune Alexandre
( quoique Timothée fut mort avant qu’Alexandre
fut né J, ^ comment, dis-je , en parcourant les tons
& les modes de la Mufique, i l maitrifoit l ’âme
du héros , l’agitoit, l ’enflammoit, l ’apaifoit à fon
gré , lui infpïroit l ’ardeur des combats 8ç la pa£-
|îon de la gloire , le ramenoit à la çlémence ,
J’attendrifloit 8c le plongeoit dans une douce langueur
: or à la place du récit, qu’on fuppofe l ’aélion
même, Timothée au lieu de Dryden, Alexandre
préfent, le poète animé par la préfençe du héros,
obfervant dans les ieux , dans les traits du vifage ,
dans les mouvements d’Alexandre , les révolutions
rapides qu’il caufoit dan$ fon âme , fier de la
dominer, cette âme impérjeufe, & de la changer à
fon gré ; on fentira combien l’ode du poète anglois
doit être loin ençore , toute belle qu’elle eft', du
Poème lyrique des anciens.
Le poème épique de Milton eft étranger à
l ’Angleterre ; il ne tient à ï’efprit' de la nation
que par la croyance commune a tous les peuples
de l ’Europe : nulle autre çirconftançe~, ni du lieu
ni du tënips , n’a influé fur cette produâion. fu-
hlime 8c bifarre. Le fanatifme dominôit alors, mais
i l avoit un autre objet ; on ne çonteftoit point la
chute de nos premiers parents.
Plein des idées répandues dans les livres de
Moïfe & dans les écrits des prophètes, plein de
la le&ure d’Homère & des poèmes italiens, aidé
de ces farces pieufes q u i, fur les théâtres de l ’Europe
, avoient fi férieufoment & fi ridiculement
travefti les myftères de la Religion, enfin pouffé
par fon génie , Milton vit, dans la révolte des enfers
conjurés pour la perte du genre humain, un fujet
digne de l ’Épopée ; 8c emporté par fon imagination
, il s y abandonna. L ’enfer de Milton e$
imité de celui du Taffe , avec des traits plus hardis ..
& plus forts; mais il eft gâté par l ’idée ridicule
du Pandémonium , & plus encore par le fale
épifode de l'accou'plemeïit inceftueux du péché &
de la mort. L a flëfcription des délices d’Éden &
fle l ’innocente volupté des autours de nos premiers
pères, n’eft imitée de perfonne ; elle fait la gloire
ae Milton. L a guerre des anges contre les démons
fajt £a honte.
Le péché de nos premiers pères eft un événement
fi éloigné de nous, qu’i l ne-nous touche
que fojblement; le merveilleux en eft fi familier,
qu’il n’a plus rien qui nous étonne ; & à force
d’intéreffer toutes les nations du monde , i l n’en
Jntéreffe plus aucune : auffi le poème du Paradis perdu fut - i l méprifé en naiffant.; & fes beautés
étant au flçflfus de la multitude, i l fcrojt refié,
dans l’oubli, fi des hommes dignes de le juger
•8c faits pour entraîner l ’opinion publique , Pope
8c Adiffon, n’avoient apris à l ’Angleterre à l ’admirer.
La Poéfie galante & légère a faifi, pour naître
& fleurir en Angleterre , le feul moment qui lui
ait été favorable, le règne de Charles II. La
Poéfie phiiofophique morale, & fabrique y fleurira
toujours , parce qu’elle eft conforme au génie
de la nation: c’eft en Angleterre qu’on l’a vue renaître
; Sç Pope & Rochcfter l ’y ont portée au plus
haut degré où elle fe foit élevée en Europe depuis
Lucrèce , Horace, & Juvenal»
$i l ’allemand eut été une langue mélodieufe ,
e eft en Allemagne qu’on auroit eu quelque efpé-
rance de voir renaître la Poéfie lyrique des anciens.
Les italiens peuvent avoir un goût plus
fin, plus délicat, plus exquis de la bonne Mufi-
que ; mais ils n’ont pas l ’oreille plus sûre & plus
fevère que les allemands , pour la précifion du
nombre & la jufteffe des accords. Ceux - ci ont
même cet avantage, que la Mufique fait partie
de leur éducation commune , & qu’en Allemagne
le peuple même eft muficien dès le berceau. C’eft
donc là qu’il étoit facile & naturel de voir les deux
talents fe réunir dans le même homme , & un
poète , fur le fpth ou la harpe, compqfçr & chanter
fes vers.
\ Mais à 1a- ru.deffe de la langue, /premier obstacle
& peut-être invincible, s’eft joint, comme
partout ailleurs , le manque d’émulation & de
eirçonftances heureufes, comme celles qui , dans
la Grèce , avoient favorifé & fait honorer ce fiel
arf.L
a Poéfie allemande a cependant eu fes fuccès
dans le genre de l ’Ode. Celle du célébré Haller,
fur la nidrt de fa femme , a lé mérite rare d’exprimer
un fentiment réel & profond, émané du cçeur du
poète,
On a vu , pendant les campagnes du roi cfo
Pruffe en Allemagne, des effais de Poéfie ly rique
plus approchants de celle des grecs : ce font
des chants militaires , non pas d$ns Je goût folda-
tefque, piai§ du pj.ùs haut ftyle de l'Ode, furies
exploits de ce héros. L a Poéfie moderne n’a pojrçt
d'exemples dmn enthoufiafme plus vrai ; & de pareils
chants, répétés de bouche en bouche dans üne
armée, avant une bataille, après une viétoire ,
même à la fuite d’un revers, feroient plus éloquents
& plus utiles que des harangues. V^oye-^ L y r i que.
Mais ce n’eft point un moment d’enthoufiafme,
ce font les moeurs 8c le génie d’une nation, qui
affûrerçt à J.a Poéfie un rggne confiant Sç au-
rabj.e,
L ’Allemagne , à qui les fciences & les arts font
redevables de tant de découvertes, Sc q u i, du côté
des favantes éludes & des recherches laborieuses,,
l'a emporté fur tout le refte de l'Europe, fembje y
avoir- mis toute fa gloire. Une vie laborieufe, une condition
pénible , un gouvernement qui n a eu ni l a-
vantage de flatter l ’orgueil par des profpérites brillantes,
ni celui d’èlever les âmes par lefëntiment de
la liberté, qui eft la véritable'dignité de l ’homme ,
ni' celui de polir les çfprits & les moeurs par^ les
raffinements du luxe 8c/ par le commerce d une
fociété voluptueufement oifi-ve ; enfin là deftinée
de l ’Allemagne, qui* depuis fi long temps, eft
le théâtre dès fanglants débats de l ’Europe , 8c
la trifteffe que répand chez îes peuples 1 incertitude
continuelle de leur fortune 8c de leur repos ;
peut-être auffi un caractère naturellement plus
porté à des méditations profondes/ à de fublimes
fpéculations , qu’à des fi étions irigénieufes ; font
les-caufes multipliées qui ont rendu l ’Allemagne
plus ftérile en poètes que tous les autres pays
que nous venons de parcourir. Le climat, l ’Hif-
toire, les moeurs, rien n étoit poétique* en Allemagne
: aucune Cour n’y a été difpofée à élever
aux mufes des théâtres affez brillants, à préfenter
allez d’attraits & d’encouragement au génie , pour
exciter* dans les efprits cette émulation d’où naiffent
les grands efforts & les grands fuccès.
Les allemands n’ont pas laiffé , à l ’exemple
de leurs voiiins,, de s’effayer en divers genres de
Poéfie. Klopftochk a ôfé chanter l ’avènement ^ du
Meffie; & fon Poème a eu le fuccès qu’i l méri-
toit. On a plaint l’homme de talent d’avoir pris
un fujet dont' la majefté froide, la fublimiré ineffable
, & l ’inviolable vérité , ne permettaient a la
Poéfie que des peintures inanimées & des fcènes
fans paffion. Gefner a été plus habile & plus heureux
dans le choix du fujet de fon poème d’Abel:
le moment, l ’aftion , le caractère principal , 8c
les contraires qui le relèvent , étoient fans contredit
ce que l ’Hiftoire fainte avoit de plus poétique
; ce fujet même étoit fufceptible d’un intérêt
vif & touchant. N’importe fur qui la pitié tombe ;
& Gain même,-tout criminel qu’il eft, mérite
affez les-pleurs qu’il fait répandre : auffi ce Poème,
dénué des grâces naïves du ftyle original, ne
laiffe pas de nous; attendrir dans la traduction fran-
çoife. Mais je répéterai, à l ’égard de ce poème ,
ce que j’ai dit de celui de Milton : i l ne tient pas
plus au climat, aux moeurs, au génie de l ’A lle magne
, que de tel autre pays de l ’Europe ; c’eft
un poème oriental , ce n’eft pas un poème allemand.
Les églogues du .même poète font des plantes
plus-analogues au climat qui les a vues naître:
leur grâce , leur naïveté, leur coloris, leur Morale
phiiofophique , font défirer d’habiter les lieux
où le- poète a vu ou femble avoir vu la nature. Il
en <eft de même du poème des Alpes , dans. un
genre fupérieur. La Poéfie deferiptive èft,, de tous
les pays; mais la Suiffe lui eft favorable plus
qu’aucun autre climat du Nord , fi ce n’eft peut-être
la Sjiède.
Je ne parle point des effais que la Poéfie dramâtique
a faits en Allemagne : le parti qu’ont
pris les Souverains, d’avoir dans leuis Cours des fpec-
tacles italiens ou françois, eft à la fois l ’effet & la
caufe du peu de progrès que le génie national a fait
dans ce genre de Poéfie.
Rien n’étoit poétique en France ; la langue de
Marot & de Rabelais étoit naïve ; celle d’Amyot
& de Montaigne étoit hardie , figurée , énergique
; celle de Malherbe & de Balzac avoit du
nombre & de la nobleffe : elle aquit de la majefté
fous la plume du grand Corneille; de la pureté y
de la grâce , de leiégance , & toutes les couleurs
les plus délicates & les plus vives de la Poéfie
8c de l ’Éloquence, dans les écrits de Racine & de
Fénélon. Mais deux avantages prodigieux des langues
anciennes lui furent refufés, la liberté de
i ’jnverfton & la précifion de la Profodie : or fans
l ’une , point de période ; 8c fans l ’autre, il faut
l ’avouer, point de mefüre dans les vers. Balzac,
le p remier , avoit eflayé d’introduire le nombre
8c la Période dans la profe françoife ; mais quoi-
qu’alors on fe permît plus d’inverfions qu’à prêtent
la langue étant affujettie à obferver prefque fidèlement
l ’ordre naturel des idées , la faculté de
.combiner les mots au gré de l ’oreille fe réduifoit
à peu de chofe. Il fallut donc , pour donner dut
nombre & de la rondeur -au difeours , s’occuper
des mots plus que des chofes : encore ne parvint-
on jamais à imiter le Rhythme & la Période des
anciens. La Période fuftout , fans l ’inverfion libre,
étôit impoffible à conftcuire : car fon artifice con-
fifte à fqfpendre le fie ns & à laiffer l ’efprit dans
l ’attente du mot qui doit le décider , en forte que ,
dans l ’entendement, les deux extrémités de l’ex-
preffion fie rejoignent quand,sla Période eft finie ;
c’eft ce qui l ’a fait comparer à un ferpent qui
mord, fa queue. Or dans une langue où les mots
fuivent à la file la progreilion des idées, comment
lesarranger de façon qu’une partie delà penfée attende
l'autre , & que l ’efprit, égaré dans ce labyrinthe,
ne fe retrouve qu’à la fin ?
Mais fi la Période françoife ne fut pas circulaire
comme celle des anciens, au moins fut-elle prolongée
&. foutenue jufqu’à fon repos abfolu ; 8c
le tour, le balancement , la fymétrie de fes
membres, lui donnèrent de l ’élégance , du poids
& de la majefté. Ainfi , à force de travail 8c de foins,
notre langue aquit flans la profie une élégance , une
foupleffe , un tour harmonieux qui ne lui étoit pas
naturel.
Le plus difficile étoit de donner à nos vers du
nombre & de la mélodie: comment obferver la
méfiare dans une langue qui .n’a point de Profodie
décidée? Auffi nos vers n’eurent-ils-d’abord , comme
les vers provençaux & italiens, d’autre règle que
la rime & la quantité numérique des fyllabes ; on
ne Içs çhantoit point, ils ne pouvoient donc pas
être mefurés par le chant. L ’Ode même fut parmi-
nous_çe qu’elle a été dans tout le refte de l ’Europe