
d it-il, d’en faire voir l’indignité, c’eft de montrer
combien une telle action a été de tout temps criminelle
auxieu* du Ciel & de la Terre , combien les
cités policées , les. nations, nos ancêtres, nos légifla-
teurs , les hommes les plus fages l’ont jugée digne
de châtiment. Le fécond moyen c’eft de montrer
quelles pçrfonnes le crime attaque : ou tous les
hommes ou le plus grand nombre; & il en fera plus
atroce : ou des fupérieurs ievetus d’autorité ; & il en
fera plus infolent : ou des égaux ; & il en fera
Î>lus inique : ou des inférieurs 5c il en fera plus
âche, plus inhumain , plus odieux. Le troifième
eft de faire obferver ce qui arriveroit, fi chacun en
faifoit autant, & d’avertir les juges que , fi cet
exemple étoit impuni, l ’audace du coupable auroit
bientôt des émules ; que nombre d’hommes font
déjà prêts à l ’imiter, & qu’ils n’attendent, pour
favoir fi la même chofe leur eft permife , que le jugement
qui décidera ft elle lui eft pardonnée. Le quatrième
eft de démontrer que l ’aélion a été commife
de deffein prémédité ,& d ajouter que, fi quelquefois
i l eft bon de, pardonner à l ’imprudence, il n’eft
jamais permis de pardonner au crime volontaire &
délibéré. Le cinquième eft de prouver que dans
cette aélion r que nous voulons dépeindre comme
noire , cruelle, atroce, tyrannique, on a employé
la violence & les moyens les plus, condamnes par
les lois. Le fixième eft de remarquer que ce n’eft
pas un de ces crimes dont on ait vu mille exemples ,
& qu’il répugne même à la nature des hommes
féroces , des nations barbares , & des plus cruels
animaux : çeci convient aux crimes commis contre
les parents du coupable , contre fa femme , fes
enfants', contre les perfonnes du même fang, & par
degré, contre les fuppliants, les amis, les hôtes,
les bienfaiteurs de l ’accufé ; contre ceux avec qui
i l a pafle fa vie , chez qui il a été élevé, par qui
i l a été inftrüit-; contre les morts , contre des mal-,
heureux dignes de compaflion, contre des hommes
recommandables par leurs vertus ou refpe&ables
par leur foiblefle -T contre ceux qui étoient hors
d’état de nuire , d’attaquer , ni de fe défendre ,
tomme les enfants, les vieillards , & les femmes. Le
feptième eft de comparer ce crime à d’autres crimes
connus , & de montrer combien il eft plus lâche ou
plus atroce. Le huitième eft de ramaffer toutes les
circonftances odieufes qui ont précédé , fuivi , accompagné
le crime , & de l ’expofer fi yivement
aux ieux de l ’auditeur, qu’ il en foit indigné comme
s’il en étoit témoin. Le neuvième , de remarquer
qu’il à été commis par celui des hommes qui de-
volt en êere le plus éloigné , & qui devoit le
plus s’y oppofer fi un autre eut voulu le commettre.
L e dixième , de s’indignër foi-même d’être, le premier
qui éptouve une pareille injure. Le,onzième ,
de faire voir l ’infulte ajoutée à la cruauté , afin que
l ’orgueil & l’infolence rendent l ’injure 'encore plus révoltante.
L e douzième, de fupplier lés auditeurs de le
mettre à notre place ; & s’i l s’agit de nos ehfents , de
Vpfi feqaijaçs, de nos parents, ou de quelque vieillard,
de leur dire : Penfez vous-mêmes à vos parenfs, à
vos femmes., à vos ’enfants. Le treizième , de dire
ue dés ennemis même ne verroient pas fans in-
ignation leurs ennemis foufftir ce que nous éprouvons.
« Tous ces moyens , ajoute Gicéron, font
» très-propres â exciter une indignation profonde ».
Mais les caufes auxquelles on peut les-appliquer,
font rares , & plus rarement encore elles paroif-
fent au Barreau. -
La P éroraifon fuppliante, celle que Cicéron
appelle Conquefiio ,; Complainte , eft deftinée â
exciter la commifératioij des auditeurs.
Il faut ? dit- il, la commencer par adoucir les
efprits & par les difpofer à la miféricorde ; & bes
moyens qu’on doit y employer font pris de la foiblefle
commune â tous les hommes , & de l ’empiré
de la fortune, dont nous fommestous les jouets. Par
ces réflexions , préfentées d’un ftyle gravé & fenten-
cieux, nous dit ce maître en Éloquence , l’efprit des
hommes fe laifle. humilier & amener à la com-
paffion, en confidérant leur infirmité propre dans la
mifère de leurs femblables.
Quant aux moyens d’infpirer lapiti'é , Cicéron
femble avoir voulu les épuifér ; & nous allons
eflayer de le fuivre.
Ces moyens feront de montrer dans quel état de
profpéritë' s’eft vu celui dont on plaide ia caufe , &
dans quel ctàt d’affliétion & de mifère i l eft tombé;
à quels malheurs il eft ou il fera réduit ; la honte ,
les humiliations qu’il éprouve , ou qu’il éprouvera ÿ.
& combien elles font indignes de fon â g e , de fa
naiflance , de fa première fortune , de fes anciens
honneurs, des fervices qu’il a rendus ; une peinture
vive & détaillée de fon infortune , qui la rende fenfible
aux ieux, & qui touche les auditeurs par les chofès,
encore plus que par les paroles ; le contrafte des
Biens qu’il avoit liemd’attendre , avec les maux imprévus
& cruels quirenverfeut fes efpérances; le retour
que nous invitons nos auditeurs à faire fur eux-
mêmes, lorfque nous les prions de vouloir bien fe
mettre dans la fituation od nous fommes , & de fe
fouvenir, en nous voyant, de leur .père , de leur mère,
de leur femme, de leurs enfants (c’eft ce moyenque,
dans Homère , emploie Priam aux pieds d’Achile;
c’eft le moyen qu’emploie Andromaque aux pieds
d’Hermione dans la tragédie de Racine ; il n’y
en a pas de plus univeifel , de plus vrai, ni dq
plus touchant ) ; la privation delà feule confolation
que l ’on pouvoit avoir : I l ejl mort ; je ne l'ai
pas vu ; je ne l'à i point embrajfé ; ma main n
pas ferme fe s yeux ; je n'ai pas entendu fe s dernières
paroles ; je n ai pus reçu fe s adieux, fe s
derniers foupirs ; ces circonftances qui rendent le
malheur plus cruel encore : I l eft mon entre les
mains des ennemis ; i l efi couché fan s fépulture
fu r une terre étrangère , en proie aux animaux
voraces ; i l efi privé des mêmes honneurs quon
ne refufe à aucun homrtie après fa mort : la pa-*
rôle adreffée à des êtres & infenfibles, comme aux?
vêtements, à maifon de celui qui n’eft plus, £
ce qui nous refte de lui ; fur & puiflant moyen
- d’émouvoir ceux qui l ’ont connu & qui l ’ont aimé;
uiïe peinture de la détreffe, des infirmités, ou de
la folitude od eft réduit celui qu’on défend ; la
recommandation qu’il a faite de quelque chofe d’inté-
reffant, comme de fes enfants, de fa femme , de fes
parents, ou de fa propre fépulture ( ces objets tjiftes
& facrés font des fourcés de pathétique ) ; le regret
d’être féparé de ce qu’on a déplus cher, comme a un
père , d’un fils, d’un frère*, d’un ami ; la plainte que
nous arrache l ’injufticè ou la cruauté de ceux qui nous
traitent indignement, & qui devroient le moins en
ufer ainfi' envers nous , comme nos proches , nos
amis* ceux à qui nous avons fait du bien & de qui
nous aurions efpéré du fecours ; d’humbles fuppli-
cations, en demandant grâce foi-même : ce qui ne
fauroit avoir lieu qu’en parlant à un maître qu’on
veut fléchir ; & Cicéron en convient lui-même :
Ignofcite, judices ; er ravit ; lapfus e jl; nonpu-
tavit fi unquam pofl hac : ad parentem fie
agi folet. A d judices : non f e c i t , non' cogita-
v it , fu lfi teftes , ficlum. crimen [ toutefois , en
niant le crime ,- le même orateur'ne laifle pas
d’employer les moyens de commifération. Voyez
les Péroraifons pour Murcna , pour Ligarius,
pour Flaccus ] ; des plaintes qui auront pour objet
le malheur de ceux qui nous touchent plus que
notre propre malheur : l ’oubli même de nos infortunes
pour donner toute notre fenfibil'ité à celle des
autres , en marquant une force & une grandeur
d âme à l ’épreuve de tous- les maux qu’on nous a
fait fouffrir , & au deflus des maux qui nous înena-
cent ; car fouvent la vertu & la hauteur de caractère,
accompagnée de gravité , fert mieux à exciter la
commifération, que l’abaiflement & que l ’humble
prière.
Mais du moment qu’on s’apercevra que tous
les coeurs feront émus, il ne faut plus infifter fur
les plaintes , dit Cicéron ; car, félon la remarque
du rhéteur Appolloniüs , Rien n e fi f i vite féché
qu’ une larme. •
Le modèle des Péroraifons pathétiques eft celle
de la harangue pour la défenfe de Milon. C’eft là
qu’on voit l ’ orateur fuppliant fauver à l ’accufé
1 humiliation de la prière , & lui conferver toute
la dignité qui convient au caractère d’un grand
homme dans le' malheur. Mais ce qui eft encore
très-fupérieur à cette fupplication , c’eft l’indignation
qui la précède, & dans laquelle Cicéron démontre
avec une éloquence fans exemple , que ,
fi Milon avoit attenté a la vie de Clodius , la République
lui en devroit des actions de grâces au
lieu de châtiments.
En lifant cet article , on a dû obferver que dans
l’Eloquence moderne il eft. rare que ces moyens
d’exciter l ’indignation & la compaflion " puiffenc
être mis' en ulage. Mais fi l ’Éloquence n’en fait
pas fon profit, la Poéfie en fera le fien ; & c’eft
furtout pour les poètes ^que j’ai cru devoir les tranf-
crire.
Gk a m m . e t ilT T É R A T . Tom I I P
Dans l ’Éloquence de la Chaire, le pathétique
de la Péroraifon a un objet qui ne convient qu’au
genre délibératif: c’eft d’émouvoir l ’Auditoire de
compaflion pour lui-même, & d’horreur pour fes
propres vices , ou de terreur pour fes propres
dangers.
I l eft rare en effet que l ’orateur chrétien plaide
la caufe des abfents , à moins qu’il ne parle en
faveur des pauvres, des orphelin?, comme Vincent
de Paule , lorfqu’i l difoit aux femmes pieufes qui
compofoient fon auditoire : « Or fus, Mefdames,
» la compaflion & la charité vous ont fait adopter
» ces petites créatures pour vos enfants* Vous avez
» été leurs mères félon la grâce , depuis que leurs
» mères félon la nature les ont abandonnés.
» Voyez maintenant fi vous voulez aufli les
» abandonner : ceflez à préfent d’être leurs mères
» pour devenir leurs juges. Leur vie & leur mort
» font entre vos mains. Je m’en vais prendre les
» voix & les fufFrages. Il eft temps de prononcer
» leur arrêt & de.favoir fi vous ne voulez plus
» avoir de miféricorde pour eux. Iis vivront fi
». vous continuez d’en prendre un foin charitable ;
» & ils mourront fi vous les délaiflez.
Cette conclufion, le modèle des Péroraifons pathétiques;,
eut le fuccès qu’elle méritoit : le même
jour, dans la même églife , au même inftant,
l ’hôpital .des enfants trouvés, qui jufques là péri
floient dans les rues, fut fonde à Paris & doté
de quarante-miile livres de rente. ( Difcours fur
l ’Eloquence de la Chaire par M. l’Abbé Maûry. )
I l eft plus rare encore que l ’orateur chrétien fùfle
des retours fur lui-même , & tire des moyens qui lui
font perfonnels , le pathétique de fa P éroraifon ;
quoiqu’il y en ait quelques exemples, comme celui
de Bofluet dans l ’Oraifon funèbre de Condé , &
comme celui du millionnaire Dupleflis dans fou
fermon du jugement dernier. Voyez Chaire. .
C ’eft donc à l’Auditoire que l’Éloquence évangélique
, & en général l’Éloquence qui a pour
objet l ’utilité commune , attache l’intérêt de la
Péroraifon. L ’orateur eft alors le conciliateur de
l ’homme avec lui-même ; il le rend juge dans fa
propre caufe; & il fe fait fon avocat, ou plus tôt
fon ami, fon père. I l le voit en péril, & en s’effrayant
il l’effraye ; i l le voit efclave de fes paffions, & en
s’affligeant de fon humiliation & de fon malheur i l
l ’en afflige ; il le conjure d’avoir pitié de lu i-
même , & les larmes de compaflion qu’il lui donne
lui en font répandre ; il fe place entre lui & le
Dieu vengeur qui l’attend, & en criant pour lui
miféricorde , il le pénètre de frayeur, de componction
-, & de remords. Mais rien de plus ftérile. que
ces exclamations , ces prières, ces mouvements ,
lorfqu’ils font compofés & froidement étudiés. Ce
'»n’eft alors ni avec une voix doucereufe, ni avec une
voix glapiflante qu’on déchire l ’âme des auditeurs ,
c’eft avec les fanglots , les larmes d’une douleur
véritable & profonde. Si l’enthoufiafme du zèle n’a
pas diéfcé ces Péroraifons, & s’i l ne les prononce