«lieux ou avoué par la Patrie ; c’étoit le tribut
perfonnel d’tin poete qui fefoit fa cour,' & quelquefois
l ’hommage d’un complaifant ou d’un flatteur.
On voit donc bien qu’en Aippofant Rome peuplée
de génies faits pour exceller dans cet a r t ,
les caufes morales qui auroient du les faire éclore
& les dèvelôper n’étant pas les mêmes que dans la
G rèce, ils n’auroient jamais pris le même accroif-
Cernent.
La Poéjîe épique trouva dans l ’Italie une partie
des avantages qu’elle avoit eus dans la Grèce ,
moins de variété pourtant , moins d’abondance &
de richeffes , foit dans les defcriptions phyfiques,
foit dans la peinture des moeurs : mais ce qu’elle
eut à regretter furtout , ce fut l ’obfcurité des
temps appelés héroïques.
Les évènements palTés demandent, pour être agrandis
aux ieux de l ’imagination , non feulement une grande
diftance , mais une certaine vapeur répandue dans
l ’intervalle. Quand tout eft bien connu, i l n’y a
plus rien à feindre. Depuis Numa jufqu’à Augufte,
l ’enchaînement des faits étojt écrit & configné ;
le petit nombre des fables- répandues dans les annales
étoit fans fuite , comme fans importance :
fi le poète eût voulu exagérer les faits 8ç leur
donner dçs caufes étonnantes & merveilleufes ; non
feulement la fincérité de l ’Hiftoirp , mais la vue
familière des lieux ou ces faits étoient arrivés,
les eût réduits à leur jufte valeur. Comment exagérer
aux ieux de Rome la défaite des volfques
ou celle des fabins ? L e feul fujet vraiment épique
qu’il fût poflible de tirer des premiers temps de
Rome, eft celui que Virgile a pris, parce qu’if eft
un des derniers rameaux de l ’hiftoire fabuleufe des
grecs.
I^es évènements, dans la fuite, eurent plus de
grandeur , mais de cette grandeur réelle que la
vérité hiftorique prélentç tout entière & met au
deflus de la fi&ion. Les guerres puniques, celles
d’Afiç , celles d’Épire , d’Efpagne , & dés Gaules,
la guerre civile elle r même, ne laifloient à la
Poéjîe fur l’Hiftoire, que l ’avantage de décrire les
mêmes faits & de peindre les mêmes hommes,
d’un ftyle plus élevé, plus harmonieux , plus
animé peut-être, & plus haut en couleur ; mais ni
les caufes, ni les moyens , ni Jes détails intéreflants,
rien ne ponvoit-fe déguifer.
Les aufpices & les préfages pouvoient entrer
pour quelque choie dans les réfolùtions 8ç dans les
évènemènts ; mais fi l ’on eût vu Neptune fe déclarer
en faveur des carthaginois, & Mars en
faveur des romains , Vénus en faveur de Céfar ,
Minerve en faveur de Pompée ; la gravité romaine
auroit trouvé puérils ces vains ornements de la
F ab le , dans des récits dont la vérité Ample avoit
par elle - même tant d’importance & de grandeur.
^Vjnfi, Varius de Poliion n’étoîent guère plus
libres dans leurs compofîtions, que Tite-Live 8C
que Tacite. On voit même que le jeune Lucain,
avec tout le feu de fon génie, & quoiqu’il eût
pris pour fujet de fon poeme un évènement dont
l ’importance fembloit juftifier l ’entremife des dieux*
ne les y a montrés que de lo in , en philofophe plus
qu’en poète , comme fpeétateurs, comme juges *
mais fans les engager & fans les faire agir dans 1%
querelle de fes héros.
Les évènements & les moeurs que nous pré-*
fente l’hiftoire romaine , femblent avoir été plus
favorables à la Tragédie. Mais fi l ’on confidère
que les moeurs romaines n’étoient rien moins que
paflionnées ; que le courage & la grandeur d’âme *
l’amour de la gloire & de la liberté, en étoient
les vertus ; que l ’orgueil, la cupidité , l ’ambition
en étoient les vices ; que les exemples de conf*
tance, de générofité , de dévouement qui nous
frapent dans l ’héroïfme des romains , étant des aétes
volontaires , ne pouvoient en faire un objet ni pitoyable
ni terrible ; que les deux caufes de malheur
qui dominent l ’homme & qui le rendent véritablement
miférable , l’afcendant de la deftinée;
& celui de la paflion, n’entroient pour rien dans
les fcènes tragiques dont l ’hiftoire romaine abonde ;
qu’il étoit même de l ’eftence du courage romain
d’oppofer au malheur une froideur ftoïque qui
dédaignoit la plainte & qui féchoit les larmes ;
on reconnoitra que les Régulus, les Catons , les
Porcies, les Côrnéljes étoient propres a élever
l ’âme , mais nuJ.lem.erjt à l’émouvoir ni de terreur
ni de pitié.
Qu’on examine les fujets romains les plus forts,
les plus pathétiques : on peut tirer de ceux de
Coriolan, de Scévole , de Manlius , d.e Lucrèce ,
de Céfar, une ou deux fît nations dignes d’un grand
Théâtre; mais cette continuité d’aétion véhémente
& pathétique des fujets grecs , oû la trouver 3
Les fujets romains ne font grands, ou plus tôt
leur grandeur ne fe foutient que par les moeurs &
le s . fentiments que Corneille en a tirés ; & ce
n’étoient pas des moeurs , des Sentiments , & des
maximes , mais des tableaux peints à grands traits,
qu’il falloît fur de grands théâtres , comme ceux de
Rome & d’Athènes. Voye\ T raqjépie.
Une feule époque dans Rome fut favorable â la
Tragédie : ce fut celle de la tyrannie & de la
fervitude , des délateurs m d^s proferits. Alors ,
fans ' doute , le tableau de fes calamités auroit
attendri Rome ; & la foiblefle 8ç l ’innocence fugir
tives dans les déferts, {réfugiées dans lés tombeaux ?
pourfuivies, arrachées de ces derniers asîles, traînées
aux pieds d’un monftre couronné , & livréès
au fer des livreurs ou réduites au choix du fup-
plice ; ce contrarie d’une férocité êç d’une obéif-
fance également ftupides ; cet abattement inconcevable
d’un peuple, qui avoit tant, de fojs bravé la
mort, qui la bravoit encore, & qui trembloit
devant des maîtres aufli lâches qu’impérieux ; ce
mélange d'un refte d’héroïfme avec une ba'lfeflfe
d’efclaves abrutis ; cette chute épouvantable de
Rome, libre & maitrefle du monde, fous le joug
des plus vils des hommes, des plus indignes de
régner & de vivre, d’un Claude , d’un Caiigula,
qui auroient été le rebut des efclaves S’ils étoient
nés parmi les efclaves; ces deux extrémités des
chofes humaines , rapprochées fur un théâtre ,
auroient été fans doute le tableau le plus pitoyable
& le plus effrayant de nos miférables deftinées.
Mais en fefant verfer des larmes, elles auroient
peut-être fait fonger à verfer du fang ; Rome ,
en fe voyant elle-même dans ce tableau épouvantable
, auroit frémi de l ’excès de fes maux ; la
honte & l ’indignation pouvoient ranimer fon coulage
; & fes oppreffeurs n’avoient garde de lui
préfenter le miroir.. On voit que , fous Tibère ,
Émilius-Scaurus , pour avoir Tait dire peut - être
innocemment, dans la tragédie d’Atrée, ces paroles
d’Euripide : I l fa u t fupporter la fo lie de
celui qui commande [Jlultitiam imperantis ) , fut
condanné à fe donner la mort.
Ainfi, dans les temps de la liberté, les moeurs
romaines n’avoient rien de tragique ; & dans les
temps de calamité, la Tragédie n’étoit plus libre.
De là vient que, fous Auguite même, le feul temps
où la Tragédie fleurit à Rome , la plupart des poètes
ne fefôient qu’imiter les grecs ’, & tranfporter fur le
théâtre romain les fujets de celui d’Athènes , en ob-
fervant fans doute avec un foin timide d’éviter les
alluflons»
Les moeurs romaines étoient encore moins propres
à la Comédie : dans les premiers temps ,
elles étoient Amples & auftères ; & quand la corruption
s’y mit, elles furent encore trop férieu-'
feraient vicieufes pour être ridicules. Des paraAtes,
des flatteurs , des fâcheux défoeuvrés, curieux ,
babillards, étoient quelque chofe pour une fatire ,
peu pour une intrigue comique. I l n’y eut de
comique fur le théâtre de Rome que ce qu’on
avoit pris du théâtre des grecs , des valets fourbes ;
des jeunes gens crédules, inconftants, prodigues,
libertins ; des vieillards foupçonneux, avares , chagrins
, difficiles, grondeurs ; des eourtifanes artifî-
cieufes, qui ruinoient les pères & trompoient les
enfants: voilà Plaute & Térence, d’après Ménandre
& Cratinus.
L ’impudence d’Ariftophane & fes fatires diffamantes
contre les femmes ft’ eurent point d’imitateurs
à Rome : on peut même obferver qu’ llouace ,
dans fon épitre fur l ’A r t poétique , en indiquant les
moeurs & les cara&ères â peindre , ne dit des
femmes que ces deux mots, à propos de la Tragédie
, A u t matrona potens , aut fedula nu-
triso >• & pas un mot à propos du Comique.
Ce n’eft pas que, du temps d’Horace , le$
moeurs des dames romaines ne fujûfent déjà bien
dignes de cenfure : on peut voir comme i l les a
peintes ; & fous les empereurs la licence n’eut
plus de frein. Mais cette licence d-ortooit prife
à la Satire plus qu’à la Comédie ; car celle - ci
veut fe jouer des caractères qu’elle imite : la
frivolité , la folie , la vanité , les travers de
l ’efprit, les féduétions & les méprifes de l ’amour
propre , les vices les plus méprifables & les
moins dangereux, ceux, dont l’homme eft plus tôt
la dupe que la victime ; voilà fes objets favoris :
or les dames romaines ne s’amufoient pas à être
ridicules, & des moeurs frivoles ne font pas celles
que nous a peintes Juvénal ; le vice étoit trop
impudent, trop hardi pour être riflble.
Ainfl, la Tragédie & la Comédie furent également
étrangères dans Rome ; & par la même
raifon que le génie en étoit emprunté , le goût
n’en fut jamais Ancère. Horace, qui accorde aux
romains affèz d’amour & de talent pour la Tragédie
,
E t placuit Jîbi naturâ fublimis & acer,
Nam fpirat tragicum fatis & féliciter audet ;
Ho rat.
Horace ne laiffe pas de fe plaindre que la Jeu-
nefle romaine n’étoit fenAble qu’au vain plaiAr
de la décoration théâtrale. L ’âme des chevaliers,
dit-il, avoit paffé de leurs oreilles daBS les ieux ï
Verum equitis quoque jam migravit ab aure voluptas
Omnis ad incertos oculos, & gaudta varia.
Id.
Encore avoit-on beau donner à la pompe du Ipec-
tacle toute la magnificence poflible , l ’attention
des romains ne pouvoit être captivée par des
fables qui leur étoient étrangères.* Le bruit des
cabales du peuple & des chevaliers , pour & contre
la pièce , l ’interrompoit à chaque inftant. Les
aCteurs èlcvoient la voix, & fupplioient les Ipec-
tateurs 'de vouloir bien encore écouter quelque
chofe ; mais ils n’étoient point entendus. Souvent,
au milieu de la fcèue l.a plus pathétique, on deman-
doit un combat d'animaux ou d’athletes.
. . . . . . Media inter carmina pofeunt
. A u t urfum aut pugtles . . < < < «
...................... ..... Uam quoe pervincere voces
Evaluére fonum, referûnt quem nofira theatra?
Garganum mugire putes nemus, aut mare Tufcum f
Tante cum Jîrepitu ludi fpeâantnr , & art es ,
Divitioeque peregrince, quibus oblitus aefor
Quum jle tîtin feenâ 3 concurrit dextera levez.
E ix i t adhuc aliquid ? N i l fané. Qidd placet ergo ?
Ibid.
L a Comédie ne les attachoit guère davantage,
pour peu qu’elle fût férieufe. On fait que YHécyre
de Terence fut abandonnée pour des danfeurs de
corde & des gladiateurs. Enfin l ’on vit les pantomimes
chaffèr les comédiens de Rome : tant i l eft