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pour l'oligarchie, ou pour le gouvernement populaire
; celui enfin qui, ne laiflanc voir l ’efprit
8c l ’intérêt d’aucun corps ni d’aucune feéte , pa-
loît n’avoir d’autre parti que le parti de la vé-,
rite.
Mais fi on exige de YHiftçire un défintérefTe-
jnent abfolu , une impartialité confiante ; de quel
fentiment fera-t-elle animée ? Demanderai - je a
l ’écrivain une tranquile & froide indifférence entre
le crime & la vertu , une infenfibilité ftupide pour
'des actions ou des évènements qui décident du
fort des peuples ? Non , certes : & un hijîorien
apathique me femble un homme dénaturé. Mais
l ’intérêt dont il doit -être ému, n’eft ni celui de
la vanité d’un Sénat ou d’un Souverain, ni. celui
des profpérités & de la grandeur d’un Empire ,
ni exclunvement celui de fa patrie ; mais celui
de l ’humanité „• de l ’innocence , de la foiblefle,
de la vertu dans le malheur , de fes femblables,
quels qu’ils foient & quelque pays qu’ils habitent
, lorfqu’ils fouffrent des maux qu’ils n’ont
point mérités. Ce n’eft pas que je voulufte voir
dans Y hijîorien les émotions , les partions de
l ’orateur ou du poète ; tout, dans fes fentiments
Comme dans fon langage , doit être grave & modéré
: mais il eft une-" manière d’être affeélé qui
convient à fon caraétère , & qui elle - même en
conftitue la décence & la dignité. Tout leéteur
qui n’a point perdu le fentiment de la droiture &
de l’équité naturelle, ne peut fouffrir qu’un h if- ,
zorien décrive froidement des profcriptions & des.
maffacres ; encore moins peut - il le voir , fans
indignation , abjurer le nom d’homme , pour n’être
plus ce qu’on appelle patriote ou républicain. Il
n’eft rien qu’on ne doive a fon pays j excepté fon
aveu pour des actions injuftes.; & s’il eft honteux
d’y donner fon confentement, à plus forte raifon
l ’eft - il, d’v proftituer fes éloges. L e crime nation
a l, comme le crime perfonnel, doit être crime
fous la plume comme fpus les ieux de l ’homme de
bien. S’il manque de courage, il peut ne pas écrire:
mais s’i l écrit, aucun devoir ne peut le forcer à
trahir la vérité, la nature , & fon âme ; & ce qui
conftitue l ’intégrité , la finçérité, & la dignité de
YHiJîoire, contribue atifli naturellement à rendre
-intéreftante la vérité qu’elle tranfmet.
On peut diftinguer , dans YHiJîoire, un intérêt
d’inftru&ion & un intérêt d?afFe£tion. Quant
a l ’inftruétion, il n’eft pas difficile , foit dans les
faits foit dans les hommes, de difcerner ce que
YHifîoire doit prendre foin de recueillir ; il fuffit
de fe demander quels font, parmi les évènements
& les exemples du paffé, -ceux qui peuvent être
pour l ’avenir des avis falutaires , ou de fages
leçons. ,
Ce qui , d’un fiècle à l ’autre, peut inftruire
les hommes, ce font d’abord les diverfités de l?ef-
pèce humaine elle-même, fi bizarrement variée
Çç dans £>û naturel & dans les accidents qui l ’oqt
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modifiée : les premières agrégations ; la condition
primitive ; les manières de vivre ; les moyens
d’exifter ; le mélange des colonies avec les peuples
aborigènes ; l ’organifation de la fociéfeé ; les
différences de génie & de caraétère des peuples ;
les vices & les avantages des conftituions & des
formes que la fociété s’eft données, fes moeurs,
fes coutumes, fes lois, les progrès de fon in-
duftrie & de fa civilifalion , les foutcès plus ou
moins fécondes de fa .force & de fa richeffe ; ce
qui a le plus contribué à fon accroiffement & à
fa décadence; les caufes"des évènements qui ont
marqué fa durée & des changements qu’elle a
fubis ; furtout le caractère-, le génie, les talents,
les vertus, les vices des hommes qui, ont le plus
a g i8t pefé fur fes deftinées : tels feront, au premier
coup d’oeil, les-objets d’une curiofité férieufe, digne
de la poftérité.
Les points principaux fur lefquels femble, dans
tous vies temps, avoir roulé le monde , font la
Religion & la Politique : fes premiers mobiles
furent le befoin, l’inquiétude du malaife , &
l ’efpérance d’un meilleur fort : les fruits de fa
civilifation ont été l ’Agriculture, le Commerce ,
la Police , la difcipline, les moeurs , les lois ,
les arts, l ’abondance , & la siireté : les femenèes
de fes difcordes, l ’ambition , l ’avarice , & l ’envie :
fes fléaux , la guerre 8ç lç luxe, la fup,erftition
& le fanatifme , les diffentions domeftiques , les
jaloufies nationales, les rivalités perfonnejles, les
intérêts & l’afcendant de quelques hommes' extraordinaires,
& la docilité ftupide , l ’ardeur aveugle
de la multitude à fervir les _paffions ou d’un feul
ou d’un petit nombre. Ç/eft donc là bien évidem-
demment ce que le préfent & l ’avenir ont intérêt
de favoir du paffé, pour en tirer les fruits d’une
expérience anticipée, & fe rendre, s’il eft poflible,
meilleurs,, plus fages & plus heureux.
Réduite à ces points principaux , YHifîoire
feroit dégagée d’une multitude de détails oifeux ,
ftériles , 8c frivçles , que la vanité feulé , ou d’une
v ille , ou d-iine province, ou d’un corps , ou d’une
famille , rend importants pour elle , & qui, pour
le relie du monde , ne font dignes que de
l ’oubli.
Mais i l eft dans les caufes des évènements mémorables
un intérêt d’affeétion , qui eft comme
l ’âme de YHiJîoire , & qui raproche & réunit
tous les lieux , tous les temps , tous les peuples-
du monde, parce qu’il les met en fociété de
périls & de craintes , & que, dans le paffé , il
leur fait voir l ’image du préfent & de l ’avenir.
Pofteri, Pofteri, vejtra res agitur, eft la de-
vile de YHiJîoire i c’eft par ces relations & pat
ces reffemiftances, quelle nous rend , comme o®
l ’a djt |
Contemporains de tous le s â g e s ,
Et c i to y e n s de to u s les l i e u x ,
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Or fi cet intérêt tient effenciellement à la nature
& . des.faits & des hommes , il tient aufiï a _
la manière dont les hommes font peints & dont
les faits font racontés,. Le même évènement, retracé
par deux écrivains également- inftuuits, mais
inégalement, doués de fenhbilité, de chaleur ,
d’Ëioquence, fera ftérile 8c froid fous la plume
dp -l’un , fécond & pathétique . fous l'a plume de
l ’autre ; & c’eftTïci que le fait fentir la différence
que j’ai déjà marquée entre un témoin,
comme Suétone, & un témoin comme Tacite.
Uhifiorien , je le répète , n’eft ni poète ni orateur
; fon -ftyle ne fera ^jonc ni aulfi coloré ni
auffi véhément que le ftyle oratoire & que le
ftyle poétique : ce n’eft ni l’iiftaginatioft ni la
pâiïion qui le doit dominer, c’eft là vérité fimple ;
mais- la vérité fimple a fa couleur- comme elle
ä 'fa lumière,' & fa lumière n’eft dénuée ni de
force; ,ni de chaleur. U hißorien éil un témoin
fidèle, grave , ingénu , mais feüfiblè ; & fon ftyle
n’en eft que plus fîncère , lorfqii’il porte l ’impref-
fion que les objets ont dû Tailler dans fon efprit
& dans fon âme: Orxésimprefiions fe fönt fentir ,
ou à chaque trait, comme dans Tacité , ôïi feulement
par des traits-éçhapés j comme dans cet
exemple cité par Montefquieu à la louange de.
Suétone. Suétone , après avoir, froidement - décrie
les atrocités de Néron , change de ton tout à>
coup , & dit: « L ’univers entier, ayant, fouffert
» ce monftre pendant quarante ans:, enfin l ’abau-
» donna », Taie monjirum per quatuor dteim
amïos perpejfus carra ni m orbïs , tandem defe-
ruit. Ce changement de ftyle , cette découverte
foudaine de la-manière de penfer de L’écrivain ,
cette façon de rendre en auffi peu de mots une fi
grande révolution , excite fans doute dans l ’âme,
comme l ’obferve Montefquieu, l ’émotion de la fur-
prife.
Mais quelque frapants que foient de pareils
traits répandus dans YHiJîoire , ce côntrafte d’une
Froideur continue avec un mouvement de fenfibilité
foudain-, rapide , & p&ftager , ne paroitroit pas a liez
naturel, s’il étoit tropTréquent ; & s’il étoit rare ,
il feroit peu d’honneiir au caraftère de l ’écrivain ,
qui, de fang Froid , pourroit décrire un long tiffû
d’atrocités fans aucun figne d’émotion. J’aime donc
mieux la manière ingénue & fimple de Tacite,
qui , à chaque trait de burin , nous fait fentir ce
qu’il a éprouvé lui-même ; comme lorfqu’il décrit
les commencements inTeniïblés de la domination
H’Augufte : Poßto Triumviri nomine, confulem
Je feretis , & ad tuendam plebem tribunitio jure
contentum : ubi militent donis , populuni an-
nond, cuneïos dulcedinc otii pellexit ; infurgere
paulatim ; munia Senatûs , magijlratuum , léguai
in fe trahere , nullo advérfante : quum fe-
focijjimi per acies aut proferiptione çecidijfent,
cettri N ob ilium y quanto quis Jervido promptior,
opibus & honoribus extollerentur, ac novis ex
jebüs ' ait cii , tuta & proefentia quam vetera &
Gramm. e t Lit t é r a i , Tome III.
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Ipericulofa mallent. Neque provincial ilium reram
Jiatum abriuebant , Jufpecïo Senatûs populique
imperio ob certamina poiendum & av.aritiavri
magijlratuum , invalido legum a u x ilio , quoe vi ,
ambitu , pojiremo pecuniâ turbabantur ( ij. Dans:
; ce peu de mots , le cara&ère d’un oppreffeur adroit,
I d’un peuple avili, d’un Sénat corrompu, & l’im-
preflîon que cet.état de Rome fait fur lame de
. Y hijîorien, percent d’autant plus V i v em e n tq u e
l ’énergie de l ’exprèflibn n’en eft que la vérité pure.
De même, foit que Tacite nous dévoile les
profondes -noirceurs de l ’âmè de Tibere , les turpitudes
d’Agrippine , la férocité de Néron ; foie
qu’il nous repiéfente la ftupide infeofxbiîite de
Claude ; foit qu’il nous décrive la mort philofo-
phique de, Séneque, la mort héroïque de Trâféas,
là mort plus philofophique & piüshéroïqued’Othony
ou celle de Pétrone , n finguliérement mélee d une
indolence épicurienne & d’une Confiance ftoïque :
le vice, le crime, la vertu /leur mélangé , tout dans
Fon ftyle porte le double caraftère dé l ’objet & de
l’écrivain. Il femble avoir un fer brillant pour flétrir,
le vice & le ciime , & les couleurs, les plus
fuaves pour rëpréfenterla veltu. Voyez fur un meme
tableau la peinture'de i ’âme de Domitien & de celle
d’Agricola. 1 - '
JSero fubtraxit oculos juffnque" fcetera , non
fpeciavit. Pratcipua Jub, Domitiano mijeriarum
pars erat viderè 6- afp ùi ; quum fufpîria nojlrà.
Jubfcriberentur; quum denotandis tôt hominutn
palloribus fufjicertt fcevtis ille vultus , & rubor
à quo fe contra pudorem muniebat. T u vero ,
i f e l i x Agricola , non tantum vitæ clariiate , Jed
oportunitate mords . . . . Si, quis piorum ma-
nibus locus ; Ji , ut fapientibus p la c e t, non:
cum corpore exjlinguntur magnee anima. : placide.
quiefeas ; nofque , domum tuant y à b inf-rmo
defiderio & muliebribus lamentis ad contempla-
tionem virtutum tuaruni voce s , quels neque lugeri
neque p lang ifa s eft. . . . . Id f i lia quoque uxorique
praqeperim, ftc pat ris , fie mariti memoriam ve-
nerari, ut omnia facta diclaque ejus fecum revol-
,.( 1 )• te Augufle ayant dépofé le nom de Triumvir, &C
»î n ’affedant que celui. de Conful, parut d’abo-d fe cou—
» tenter de l’autorité de T ribun, afin de protéger le peu-
» pie. Mais dès qu’ il eut gagné lies foldats par des d ons ,
» lâ :; muitiEude .par .l’abondance,. tous par l’attrait d’ un
» doux repos, on le vit s’élever infenfiblement, en atei-
» tant à lui le. pouvoir du Sénat , des magiftrats & des
» lois , fans que perfonne y mît obftacie. Les plus intrai-
» tables . avoient péri dans. Les combats, ou dans la foule
» des pfofctits. Le refte des .Nobles voyoit que les richeffes
» 6c. les honneurs fe mefuroient à l ’empreftement que
» chacun témoignoit pour la fervitude: & agrandis par le
» nouvel état des chofes, ils préférciei t , à la périlleufe
» incertitude de leur ficuation paflée , des biens aflûrés &:
» préfents. Çe changement ne déplaifoit pas même aux
» provinces, • à- qui les diflentîons des Grands &: l’avarice
» <les magïftrats avoient rendu fufpefté ’a- domination du
.» Sénat & du peuple , ôc qai n’attendoient plus aucun feéours
D, des lois v que la fqree , la brigu e , & la cupidité avoient
» anéanties », ' 1 "
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