
Je l’opprobre ou d’un plus grand péril , l ’enthou-
liafme de la gloire , l ’enivrement que peut caufer
l ’efpérance d un meilleur fort , font néeeflaires
pour réchauffer des âmes que la crainte a glacees,
pour relever des âmes que les revers ont abattues,
pour exciter des âmes que l’indolence & la fecurité
ont engourdies dans le repos.
Il en eft de même des mouvements d’indignation,
de commifération , d’effroi ,■ d’horreur ; de haine ,
de vengeance , utilement 8c dignement employés, ■
foit pour ramener foit pour entrainer 1 auditoire ,
le pouffer ou le retenir. .
Si donc l ’orateur eft lui-même intimement persuadé
de l ’utilité de fcs confeils de l’importance
de fon objet, ou de la bonté de fa caufe ; 8c
qu’il trouve ou fon auditoire ou les juges aliénés,
ou inclinés vers l ’avis contraire, prévenus d’affections
injuftes ou de féduétions funeftes, émus de
paffions qui peuvent égarer ou dépraver leur jugement
: il eft de fon devoir d’effacer ces impref-
fions par des impreffions plus profondes , d oppofer
à ces mouvements des mouvements plus forts, de
mettre enfin , dans la balance de 1 intérêt ou de
l ’opinion, des contre-poids qui rétabliffent l ’équilibre
de l ’équité. Un arbre courbé par le vent eft
redreffé par un vent contraire , ou par la contention
d’un effort oppofé.
Si l’orateur voit d’un côté des vérités de fenti-
ment favorables à l ’innocence , ou à la foibleffe
excufable, ou à l ’imprudence crédule, ou à l ’erreur
inévitable ; 8c de l ’autre côté des principes de
forme, de règles de D ro it, des maximes de Po- ,
litique ou.de Jurifgrudence, qui .portent U juge
à s’endurcir pour ufer de cette rigueur dont l’excès
rend injufte la jullice même : alors encore fa u t - il
bien recourir aux fentiments de la nature pour amollir
la dureté des lois. '
De là , dans l’Éloquence , l ’ufage légitime de
la force des paffions, même des paffions vicieufes ,
comme l ’envie 8c la colère, 8c à plus forte raifon
des paffions honnêtes, comme l ’amour de la louange,
la crainte de l ’opprobre, la commifération, l ’indignation
contre l ’orgueil, 1 horreur de 1 oppre-
£on , de la violence , 8c de l ’injure : de là le droit
de préfenter , d’exagérer aux ieux de l ’auditoire
tout ce qui peut l ’intéreffer 8c l ’émouvoir en faveur
du foible , de l ’innocent, du malheureux.
Jufques là rien fans doute n’eft plus digne des
ffon£tions de l ’otateur que l ’Éloquence pathéti-
que»M
ais ce qui la rend dangereufe 8c redoutable,
c’eft qu’avant même de la juger, il faut l ’entendre ,
,8c par conféquent s’y expofer avant que^de favoir
fi c’eft la bonne ou la mauvaife caufe qu’elle arme
de tous fes moyens. ^
L e Barreau, la Tribune , font une arène , où la
première lo i du combat entre les contendants,
eft que les armes" foient égales. L e Pathétique
eft donc permis de droit à tous les deux, ou il
ÿo it ftre également interdit à l ’un 8c à l’autre.
Dans la Chaire, on a moins à craindre les aba?
de cette Éloquence : & quoique le fanatifme &
le faux zèle 1 ayent fait fervir plus d*une^ fois d inl-
trument à la calomnie, à la difeorde , a la furèur
des faâions, & que l ’erreur , les partions ,. 1?
crime , ayent pu s’en prévaloir dans des tem_ps malheureux;
un orateur chrétien fe rendroit aujourdhui
fi odieux , fi méprifable en abufant de fon miniftere s
que, pour le plus indigne même de 1 exercer, lè
relpeft public e'ft un frein.
Mais au Barreau , il eftprefque impoflible que
dans l ’une ou dans l ’autre-caufe, fi ce n’eft: dans
toutes les çieux, l ’Éloquence paflionnée ne foit pas
contraire à l ’efprit de droiture , d’impartialité^,
d’équité , qui doit feùl animer les juges ; & c’eft là
que le Pathétique eft comme un fer à deux tranchants.
Lorfque les moeurs d’Athènes n’étoient pas corrompues
encore, l ’Aréopage avoit écartéf de fon
tribunal l ’Éloquence des partions. Mais bientôt
elle y pénétra. L ’orateur qui plaidoit pour Phryné
ôfa lui arracher le v oile ; & Phryné, qui,^ pouc
ce feul atfe de féduâion, devoit être blâmée ( je
dis elle ou fon défenfeur ) , obtint fon abfolutjon :
tant ces. vieillards, qui adoroient la beaute dans
le marbre de Praxitelle , étoient incapables de
réfifter aux charmes de la beaute vivante -qu ani-
moient deux beaux ieux en pleurs ! Le voile de
Phryné , en tombant, découvrit la honte des juges«
Socrate dédaigna une apologie oratoire; il dit
à Lycias , qui lui eti propofoit une d un caraélere
indigne de lui : « Tü mapportes-la une chauffurc
» de femme ». I l parla lui-même à fes juges en
{âge, en homme fimple & vertueux; & i l fut con-
danné.
Dans la fuite , l ’art d’émouvoir fut porte auftS,
loin dans la Tribune qu’au Théâtre. Ce qui nous
refte de Démofthène eft d’un ftyle grave &
févère : la raifon y agit plus que les partions $
le reproche , l ’indignation, 1 imprécation , 1 invective
, font prefque les feuls mouvements patheti-
ques qu’i l fe permette. Mais dans celles de feS
harangues que le temps nous a dérobées , i l falloit
bien qu’il eut plus d’une fois fait ufage du don
des larmes, puifqu’Efchine ne doutoit^ pas q*u 11
n’y eut recours dans fa défenfe, & qu’il croyoit
devoir avertir fes juges de ne pas s’y laifler tromper z
a A quoi bon ces larmes , leur dit-il d’avance i
» à quoi bon ces cris & cette contention de voix »
& plus haut : « Quant au torrent de larmes qui
» coulera de fe s ie u x , quant à fe s accents la-
» mentables, réponde\-lui, &c. ». Démofthène
avoit donc coutume d’en ufer ai-nfi pour émouvoir fon
auditoire : fans c ela, Efchine auroit prédit en infenfé
ce qu’alloit faire Démofthène., & le peuple I’eût
j baffoué.
Chez les romains, le Pathétique étoît le fublimè
de l ’Éloquence. Quis.enim nefeie maximum vint
| exifterç eratoris in hqminum mentibus, vel ad
J - ' irani
iram, aut ad odium, aut dolorem incitandis-, vel
ab hijbe iifdemperniotionibus ad lenitatem miferi-
cordiamqite revocari. ( De orat. )
Et en effet, dans un pays & dans un temps ou
les fa&ions , les'partis, les brigues, les vexations
dans les provinces , le péculat, les crimes de
lèfe - majefté publique , les difeordes civiles , les
haînes perfonnelles peuploient les tribunaux d’ac-
eufateurs & d’accufés;' oà la violence, l’ufurpa-
tion, le meurtre, l’empoifonnement, le facrilège ,
étoient des aétions journalières ; où le caraétère
national, l ’efprit de domination & d’autorité arbitraire
, préfidoient dans les tribunaux ,
Parcere fubjeclis & debellare fuperbos ;
où tous les juges, le Sénat, le peuple , les préteurs,
jufqu’aux. chevaliers, fe regardaient comme
des Souverains , arbitres de. la lo i , & libres d’exercer
ou la rigueur ou la clémence ; l’art d’émouvoir,
d’irriter, de fléchir, de rendre l’accufé intéref-
fant , ou odieux-, devoit être plus néceffaire &
plus recommandable que l ’art d’inftruire & de convaincre.
Auflî v o it-o n que les lumières du philofophe
& du jurifconfulte ,, que la fageffe & l ’habiieté
mèmè de l’homme d’État , fans l ’Éloquence des
partions, étoient comptées pour peu de chofe dans
les talents de l ’orateur. Dire ce qu’il 'falloit &
le dire à propos, étoit l ’affaire de la prudence:
mais le dire comme il falloit pour remuer, pour
irriter., pour appaifer fon auditoire, pour le remplir
d’indignation , de douleur , de compaffion ;
c’étoit l ’affaire du génie & le triomphe de l’Éloquence.
A des lois on trouvoit fans peine à Oppofer des
lois ,,à des indices des indices, à. des raifons & à des
v-raifemblances des moyens non moins fpécieux ; mais
lorfqu’une fois le Pathétique s’étoit fai fi des efprits
& des âmes, l’extrême difficulté de l’art étoit de les lai arracher.
Ecoutez Cicéron, parlant de ce genre d’Élo-
queh.ee : Quo perturbantur animi & concitantur,
in quo une régnât oratio. Il l e . peint comme il
l’employoit, entraînant & irréfiftible ; Hoc vehe-
mens , incenfum , : incitatum ; quo caufoe eri-
piuntur ; quod, quum rapidè fertur > fujlineri nullo
paclopotejl : & il en cite pour exemple l’afcen-
dant qu’il lui avoit donné. Quo genere nos médiocres
, aut multo etiam minus , fed magno
femper ufe imperio , Jcepè adverfarios de flatu
omni dejëcimus. Nobis pro familiari reo (Verre)
fummus orator non refpondit Hortenfius. A
nobis homo audaciffimus Catilina in Senatu
accufatus , 'obmutu.it. Nobis , privatâ in caufâ ,
magna & gravi , quum ccepijfet Çurio pater ref-
pondere ,fubito ajfedit 3 quum fibi veneno ereptam
memoriam diceret. ( Orat.)
Comme l’Éloquence pathétique tient encore
G r a m m . e t L i t t ê r a t , Tome I I I ,
plus de la nature que de l ’a r t , elle prit naiffance
dans Rome avant que l ’art y fut formé. E lle
vengea Lucrèce & Virginie; elie fléchit Coriolan;
elle fouleva vingt fois le peuple contre le ^Sénat ;
elle fut le crime des Gracches. Mais T a ft, en fe
perfectionnant, ne fit que raffiner & renchérir encore
fur les moyens donnés par la nature , d’intéreffer ôc
d’émouvoir«
Dans ce dialogue que je voudrois répandre tout
entier dans mes articles fur l ’Éloquence, dans ce
dialogue ou Cicéron .a mis en fcène Marc-Antoine
& Craffus raifonnant- fur leur art , i l faut les
entendre fe rappeler l ’un à l’autre les effets étonnants
que leur Pathétique a produits. C ’eft la1
• qu’on voit ce que j’ai dit dans l ’article O r a t e u r ,
que le jufte & Tinjufte , le v r a i l e faux , le crime ,
l ’innocence, tout leur étoit indifférent ; qu’une
bonne caufe é toit, pour eux , celle qui prétoit a
leur Éloquence des moyens de troubler l ’entendement
des juges, 'de leur faire oublier les lo is , &
de les remuer au point que la pafficn, dominant
leur raifon & leur volonté même , diéfât feule
leur jugement. NihiTefi enim in dicendo majus
( difoit Antoine à l ’un de Tes difciples) quam ut
faveat, oratori is qui aitdiet, utque ipfe j i c mo-
veatur, ut impetu quocCam animi , & perturbations
, magis quam judicio aut confilio , re-
gatur.
L e même Antoine avoue â Sulpicius qu’il a
gagné contre lui la plus mauvaife caufe, & il dit
comment il s’y eft pris: comment il a fait fuc-
-céder la douceur à la véhémence ; Tune admifeere.
huic generi oraiionis vehementi atquç atroci ge-
nus illud alterum . . . lenitatis & manfuetudinis
coepi : comment il a triomphé de l’accufation
plus par l ’émotion des âmes que par la conviéfion
des efprits ; Ita magis affeclis animis judicum
quam do élis , tua, S u lp ic i, ejl à nobis tum accu-
fa tio vicia.
Mais la grande leçon qu’il donne aux jeunes
orateurs, c’eft de fe pénétrer eux-mêmes des fentiments
paftïonnés qu’ils veulent communiquer, aux
juges. Ut enim nulla materies tara fa c ilis àd
exardef endum eft , quoe ; nifi admoto igni /
ignem concipere poffit ; Jic nulla mens ejl tant
ad comprehendendam vira oratoris parata , quot
pojjit incendi , nifi inflammatus ipfe ad eam
& ardens accejferit. Et c’eft là qu’il fait cet éloge
fi beau de l’Éloquence de Craffus : Quoe , me Her- .
eule, ègOy Crajfe, quum à te traclantur in eau f is ,
horrere foleo : tanta vis animi, tantus impet-us,
tantus dolor, oculis, vultu , geftu , digito déni-
que ifto tuo fignificari fiolet : tantum ejl flumen
graviffimoriim optimorumque verborum , ta n t.
intégras _fiententioe , tam ver.ce , tam novoe , tant
fine pigmentis fucoque puerili , ut mihi non
fiolum tu incendere- judicem , fed ipfe ardere
videaris. Il eft impoflible, dit - il encore , que
l ’auditeur foit ému , fi l’orateur ne l ’eft pas. Neque
fiçri potejl iu dokat is qui audit, ut oderit ?