dire, ce que c’eft que Y air ou Varia, & quel
eft Ton génie : il confîfte dans le dèvelopement d une
fituation intéreffante. Avec quatre petits vers que
le poète'fournit, le muficien.cherche à exprimer,
non feulement la principale idée de la paflion. de
fon perfonnage , mais encore tous fe$,accefloires
& toutes fes nuances : mieux le composteur devinera
les mouvements les plus fecrets de l’âme dans
chaque fituation, plus fon air fera beau, plus il
fe montrera lui-même homme de génie. C ’eft la
qu’i l pourra déployer auflî toute la riche fie de
fon art, en réunifiant le charme de l ’harmonie au
charme de la mélodie , & l ’enchantement dès
voix au preftig’e dès. înftruments. L ’exécution de
l ’air fe partagera entre le chant & le gefte ; elle
fera l ’ouvrage, non feulement d’un habile chanteur
, mais d’un grand aéteur : car le compofiteur
n a guère moins d’attention â défigner les mouvements
ou la pantomime , qu’a marquer les accents
de la paflion dpnt fon air préfente le tableau.
Suivant la remarque d’un philofophe célèbre ,
l ’air eft la récapitulation & la péroraifon de la
feene ; & voilà pourquoi l ’acteur quitte prefque
toujours la fcène après avoir chanté : les occafions
de revenir du langage de la paffion à la' déclamation
ordinaire, au fimple récitatif, doivent être
rares.. ..
L e génie de l ’air eft,effenciellement différent
du couplet & de la chanfon : celle-ci eft l’ouvrage
de la gaîté, de la fatire , du fentiment fi vous
voulez ; mais jamais de. la , déclamation , ni de la
mufique imitative. La chanfon ne peut donner
aux paroles qu’un caractère’ .général, qu’une ex-
preiïion vague : mais le retour périodique du même
chant à chaque couplet s’ôppofe à toute expreflïon
particulière , â tout dèvelopement ; & un chant
fymétriquement arrangé ne peut trouver place
dans la mufique dramatique que 'comme un fou-
venir. Anacreori peut chanter dès Couplets au milieu
de fes convives : lorfque Life 'Veut faire entendre
à Dorval les feiitimérits de’ fôn ’cceur, la
préfence de fa furioeillante Toblige â lès'renfenüer
dans une chanfon, qu’elle feint d’avoir entendue dans
fon couvent ; cette tournure eft ingénieufe & vraie :
mais dans, tous ces cas les couplets font hiftori-
ques , c’eft une chanfon qu’on fait par coeur &
qu’on fe rappelle- Dans la Comédie , les occafions
de placer les couplets peuvent être fréquentes j
je n’en conçois guère dans la Tragédie. Pour nous
en tenir aux exemptés déjà cités, fi' Mandane eut
fait des paroles, Conjervati fedele , un couplet
au lieu d’un aiç ; quelque tendre que fut ce coup
le t , i l eut été froid, infipide, & faux. Nous
avons déjà remarqué que le comble de l ’abfurdité
& du. mauvais goût feroit de fe fervir du couplet
pour le dialogue de la fcène & l ’entretien des
aéleurs.
L ’a ir , comme le plus puiffant moyen du composteur,
doit être réfervé aux grands tableaux &
aux moments fublimes du drame lyrique. Pour
faire tout fon effet, il faut qu’il fôit placé avec
goût & avec jugement : Limitation de la nature ,
la vérité du fpe «Stade , & l ’expérience font d’accord
fur cette loi. Il en eft de la Mufique comme
de la Peinture. Le fecret des. grands effets confifte
moins dans la force des couleurs que .dans, l’art
de leur dégradation -, & les procédés d’un grand
colorifte font différents de ceux d’un habile teinturier.
Une fuite d’airs les plus expreffifs & les
plus variés , fans interruption & fans repos, lafle-
roit bientôt l ’oreille la mieux' exercée & la plus;
paflïonnée pour la Mufique. . C’ eft le pâffage du
récitatif â 1 air, & de l’air au récitatif, qui produit
les grands effets du drame lyrique : fans cette
alternative,. l ’Opéra feroit certainement le plus afi-
fommant, le plus faffidieux, comme le plus faux dêç.
tous les fpeélacles.
Il feroit également faux de faire alternativement
parler & chanter les perfbnnages du drame lyrique
Non feulement le paffage du difeours au chant &
le retour du chant au difeours au roi eut quelque
chofe de défagréable & de brufque, mais ce feroit
un. mélange monftrueux de vérité & de -Taüffeté*
Dans nulle imitation le menfonge de l ’hypothèfe
ne-doit difparokire un inftant; c’eft la convention
fur laquelle l ’illufion eft fondée. Si vous laifféz.
prendre une fois à vos perfonnages le ton de la
déclamation ordinaire, vous en faites des gens comme
• nous ; & je né vo>is plus de. raifon pour les f^ire
chanter fans blefferle bon fens. •
On peut donc dire que c’eft l’invention 8c l e
caractère djftinèt de l’air ' :8c du récitatif qui • r<Sfât
créé le Poème lyrique : quoique celui-ci marche
fans le fecours des inftruments, & ne diffère de la
déclamation ordinaire qu’en marquant les inflexions
du difeours par des intervalles plus- fènfibles &
fufceptibles d’être notés ; il n’en eft pas moins digne
de l’attention d’un grand compofiteur, qui faura.y
mettre beaucoup, de génie, ,de finefle de variété.
Il pourra même le .faire ' accompagner de
l ’orebeftre , ôf le. couper dans JJes repos de différentes
penfees muficales dans tous les cas ou le
difeours de l ’aéieur fans devenir encore chaut
s’animera davantage & s’aprocheta du moment où
la force de la paflion le transformera en air-
Cette économie intérieure du fpeâacle en mufique
, fondée d’un côté fur la vérité de l ’imitation-.,
& de l ’autre fur la nature de nos organes, doit
fervir de.Poétique élémentaire au poète lyrique.
Il faut à la vérité qu’il fe foümette en tout au
muficien ; il ne peut prétendre qu’au fécond rôle r
mais il lui refte d’afféz beaux moyens pour partager
la gloire de fon compagnon. Le choix 8c
la difpofitioa du fujet, L’ordohnançe & la mar->
che de tout le drame, font l ’ouvrage du poète-
Le fujet doit être rempli d’intérêt, & difpofé de
la manière la plus fimple & la plus intéreflante ;
tout y doit être eu adion & vifer aux grands;
■ effets. Jamais" le poète ne doit craindre de donner
à .fon . muficien une tâche trop forte. Comme la
rapidité eft un caraflère inféparable de la Muh-
que & une des principales caufes de fes prodigieur
•effets , la'marche du Poème lyrique doit être toujours
rapide t les difeours -longs & oififs ne feroient
nulle part plus déplacés :. r
Semper ad' eyentum fefiinqt.
Il doit Te "hâter vers fon dénouement- , en fe
dèvelopant de.fes propres forces, fans embarras &
fans..intermittence.. Rien .n’empêchera que le poete
ne defline fortement fes caradères, afin que la
Mufique .puiffe afligner â chaque perfonnage le
ftyle & lè langage qui lui font propres. Quoique
tout.doive être -en adion ,;\:pe n’eft pas une fuite
d’adions coufues l ’une après; l ’autre que le compofiteur
; demande a fon poète. L ’unité d adion
n’eft nulle part plus indifpenfable que dans ce
drame : mais tous fes dèvelopement s fucceflîfs doivent
fe -pafler fous les ieux du fpedateur ; chaque
fcène doit offrir une fituation, parce qu’il n y a
que lés fituations qui offrent les véritables occafions
de chanter ; en un mot, le Poème lyrique
doit être une fuite de fituations intéreflantes , tirées
-du fonds du fujet & terminées par une cataftrophe
mémorable.
Cette fimplicité . & cette rapidité néceflaires à
la marche.& au dèvelopement du Poème lyrique ,
font auflî indifpenfables au ftyle du poète : Tienne
feroit plus oppofé au langage mufical que ces
longues tirades de nos pièces modernes, 8c cette
abondance de paroles- que l ’ufage & la néceflite dé
la .rime ont introduites fur nos théâtres. Le fenti-
mént & la paflion font précis dans le choix des
termesj ils haïffent la profufion des mots; ils
emploient toujours l ’expreflion propre, comme
la plus énergique. Dans les inftants paflïonnés, ils
la répèteroient vingt fois , plus tôt que de chercher
à la varier- par de froides périphrafes. Le
ftyle lyrique doit donc être énergique , naturel ,
& facile j il doit avoir de la grâce : mais il
.abhorre l ’élégance étudiée. Tout ce qui fentiroit
la peine , la fa&ure, ou la recherche ; une épi-
gramme, un trait d’efprit , d’ingénieux madrigaux,
des fentiments alambiqués , des tournures com-
paffées, feroient la croix & le défefpoir du compofiteur;
car quel chant, quelle expreflion donnera
tout cela ?
Il y a même cette différence effencielle entre
le poète lyrique & le poète tragique , qu’à me-
fure que celui - ci devient éloquent & verbeux ,
l ’autre doit devenir précis & avare de paroles ,
parce que l ’éloquence des moments paflïonnés
apartient tout entière au muficien. Rien ne feroit
moins fufceptible de chant que-toute cette fublime
& harmonieufe éloquence par laquelle la C ly -
temneftre de Racine cherche à fouftraire fa fille
au couteau fatal ; le poète lyrique, en plaçant
une mère dans une fîtuation pareille , ae pourra lui
faire dire que quatre vers :
Rendimi il figlio mio . . .
Rends-moi mon fils • • «
Ah ! mi fi fpe{{& il cor f
Ah ! mon coeur fe fend:
' Non fort pià madré , oh Dio!
3e ne fuis plus mère , ô Ciel l
Non Ab pià figlio !
J e n 'a i plus de fils !
Mais avec ces quatre petits vers la Mufique fera
en un infhnt plus d’effet que le divin Racine n en
pourra jamais produire avec toute la magie de là
Poéfie. Ah ! comme le compofiteur faura rendre
la prière de cette mère pathétique par la vérité
de la déclamation ! Son ton fuppliant me pénétrera,
jufqu’au fond de l ’âme'; ce ton humble augmentera
cependant à proportion de l ’efperance qu elle
conçoit de toucher celui dont le fort de fon nls
dépend. Si cette efpérance s’évanouit de fon coeur,
un accès d’indignation & de fureur ruccèdera. a. la
fuppliquê ; & dans fon délire, ce Rendimi i lf ig u o
mio y qui étoit , il n’y a qu’un moment, une
prière touchante, deviendra un.cri forcene. Cet
inftant d’oubli de fon état fera réparé par plus de
foumiflion ; Rendimi il figlio mio redeviendra une
prière plus humble & plus preffante. Tant d efforts
& de dangers feront enfin tomber cette infortunée
dans un état d’angoifle & de défaillance, ou fa
poitrine oppreflee & fa voix a demi éteinte ne lui
permettront plus, que des fanglots, & ou chaque
fyllabe du vers Rendimi i l figlio ^ mio fera entrecoupée
par des étouffements , qui m’opprelleiont
moi-même & me glaceront d’effroi & de pitié.
Jugeons d’après ce vers ce que le muficien laura
faire de l ’exclamation douloureufe : Non fon pià
madré ! avec quel art il faura varier & mêler tous
ces différents cris de douleur & de defefpoir . Sç
• s’il y a un coeur aflez féroce qui ne Te fente déchirer
, lorfqu’au comble de fes maux cette mere
s’écrie , A h ! mï fifper&a il cor \ Voilà une foible
efquiffe des effets que la Mufique opéré par un
feul air; elle peut défier le plus grand poète, de
quelque nation & de quelque fiecle qu il foit , de
faire un morceau de Poéfie qui puiffe foutenir cette
concurrence.
Il réfulte de ces obfervations , que le poète ,
j quelque talent qu’il ait d’ailleurs, ne pourra guerç
le flatter de réuflir dans cë genre, s’ il ne fait lui-
même la Mufique ; il dépend trop d elle a chaque
pas qu’i l fait , pour en ignorer les. éléments , le
g oû t, & les délicateffes : il faut qu’il diftingue,
dans fon Poème , le récitatif & l ’air avec autant
de foin que le compofiteur ; le plus beau Poème
du monde.ou cette diftinClion fondamentale ne feroit
point obfetvée, feroit le moins lyrique & le moins
fufceptible dé Mufique.
N »