
qu’au vrai talent 3 mais c’eft ce que le vrai talent
lera fur d’obtenir toujours, s’il réfifte à l’ambition
d’ètre mieux que naturel & fimple :
1 efpric qu’on veut a v o i r g â t e celui q u ’ o n a«.
Ce vers dit ce qui eft arrivé partout a la décadence
des Lettres : chez les grecs , du temps des
fophiftes 3 chez les romains , après le beau fié cl e
d Augufte 3 en Italie , après le fiècle de Léon X 3
en France , des la fin du règne de Louis XIV 3
& je n ai pas befoin de rappeler à combien d’excellents
efprits a nui l’envie de renchérir fur les autres & fur eux-memes-
Mais c’eft furtout lcrfqirôn n’a pas a foi un
talent propre & véritable , & qu’on veut fe donner
a force d’art, une originalité faétice3 c’e ft, dis-je,,
alors qu’il faut que l’on épuife les ’raffinements
d un faux Goût & les inventions duftrie.- d’une fan (Te la--
De là ce fard, ce vernis , cette enluminure du
ftyle, qu’ on donne pour du coloris 3 cette mar
niere de contourner une idée commune , ou' -de 1 entortiller d’une expreffion fouffe , qu’on appelle
de.la fînefle 5 ce vain fracas de mots incohérents
& m®taphores outrées , qu’on fait paffer pour
de 1 Éloquence 5 enfin cette prétention de créer des
genres nouveaux - & de paffer pour inventeur,. en
rraembuatf ladne t lt’oarutt. ce qui jufqu’à nous avoit été le
Mon deffein n’eft pas de faire une finire. J ’ob-- fèrve feulement qu’il n’eft aucune de ces reffources des hommes fans-talent, qui n’ait eu & qui n’ait
-encore des-partifans & des fuccès 5, & c’eft ce qui
les encourage. Par exemple , puifque Molière ne
nous attire plus ou ne nous fait que foible-
ment fourire, qui fait fi quelques facéties, quelque
groffière caricature , quelque fcène bouffonne
& triviale , né- nous fera pas' rire avec le peuple
des guinguettes ? fi un Public , dès long temps
fatigué de fan admiration pour les beautés fu-
blimes, ne daignera pas .s’occuper d’un, amas d’incidents
pris dans les moeurs des halles ? fi le tableau
de l’indigence, de la mendicité,-n’aura pas
quelque attrait ? fi le pathétique des galetas, des prifons, &c des hôpitaux n’aura pas fes- fuccès comme
de viles bouffonneries ? On n’êfera pas dire, on
ne croira pas même que ces fpeétacles fbient préférables
à ceux qu’on aura déferles pour y courir
en^ foule trois mois de fuite , & avec plus d’ardeur
qu’on ne courut jamais à Cinna,, au Tartuffe, i
Britannicus , au Glorieux, à Zaïre , à Mérope :
mais on dira que ce font là des amufements d’une
autre efpèce 3 qu’il ne faut rien exclure ; qu’à la
fin tout vieillit 3 que , dans les plaifirs du Public
, il faut de la variété 3 & xme , fans renoncer
aux Goûts & aux paffe-temps/cle nos pères , on
fe permet d’en avoir de nouveaux. En un mot,
toutes les raifons dont l’homme blâfé s’autorlfe
pour exeufer de mauvaifes moeurs, il lesaliègüera;
de même pour juftifier de mauvais Goûts.
Voilà comment s’explique bien naturellement*
■ cçtte foudaine métamorphole du Public, en paflant-
d un lieu dans un autre». O.n n’â qu’à i’obferver lorf-
- qu il va quelquefois encore admirer- d’anciennes-
beautés. Aucun trait de génie, aucune fin elfe de
1 art, aucune délicateffe de penfée, de fentiment,.
'•ou d expreffion ne lui échape 3 il en faifit la vérité
dans fes éclairs les plus rapides 3. & j’ôferois bien-
ajuirer que , de leur temps, Corneille, Racine-, &
Molière auroient été flattés d’avoir un Parterre a-ufli1 clairvoyant.
Éft -ce donc là-,- me direz- vous ,- le même ÎW
blic qui' va fe déieéler cent fois de fuite à des-
: fpeétacles fi différents de ceux-là ? C’eft le même :
mais fon Goût change, ou, pour mieux dire,,
il a deux Goûts. Là , c’efl un Goût traditionnel
qui s’eft épuré d’âge en âge & qui fe rend sévère
& difficile -jufqu’au dernier fcrupule ,* lorfqu’on.-
lui donne à juger des ouvrages qui prétendent à*
fon eftime. Ici , c’eff- un Goût de complaifàhce-
&• d’indulgënce ,- qui- s’interdit tout examen, qui-
réduit l’âme à i’ufage des fens , en intercepte la:
. lumière ,. met en oubli toutes les règles de bién-
feance & de vraifemblance , & ne veut que de 1-émotion.- Que ff l’on' demande pourquoi- cêtte-
délicaceffe qu’on témoignoit hier n’a plus lieu
aujourd’hui : c’eft- que la vanité du fpedateur n’y
eft plus intérdfée 3 on ne veut que le divertir,-
fans rien prétendre à fes éloges fon amour-propre
mefté pàr iffeorn; aife 3,= même en applaudiffant, il pourra■
Il s’agit maintenant de'voir lequef dë cës, deux'
Goûts nous vouions préférer : car les concilier
enfemble, & laiffer germer le mauvais fans qu’à'
la fin le bon foit étouffé; c’eft ce que je crois
impoffible. Il n’eft-' que trop aifé de voir dès à
préfent ce qui- réfulte dé leur mélangé.-. Il- fut:
un temps où le petit nombre influoit fur ïa multitude
3. alors le progrès: de l ’exemple étoit en-
faveur du bon Goût ; aujourdhui- c’eff la multitude
qui domine le petit nombre, & la contagion
du mauvais Goût le répand dans tous-4 les' états.
Que la révolution s’achève, c’en eft fait des Arts
&des Lettres 3 tous les foins que l’on aura pris de les faire fleurir & profpérer feront perdus c’eft-
ce que leur patrie ne peut voir fans quelque
regret.
Pour tout le refte, la France a des émïiles
c’eft dans les arts d’agrément & de G o û t -c’eft-.,
furtout dans les Belles - Lettres qu’aucune nation
ne lui dilpute cette fupériorité 3.cette célébrité bril*
lante , qui., d’un côté , répand fà» langue , fes1
ufages, fes productions indufttieufès aux extrémités
de l’Europe 3 & qui, de l’autre, attire dans fon
fein ces étrangers , dont l’affluence ajoute à fa
richeffe & contribue à fa fplendeur. Il feroit donc'
intéreffant pour elle d’examiner comment çe Goû#
national, ce Goût du Beau , du. vrai, de l ’exquis
,en tous genres, fe pourroit ranimer encore, &
s’il ferait poffible de le perpétuer-
Ce Goût exifte-en fentiment dans la plus faine
partie .<Ju Public, & il exiftë en fpéculâtion dans
la partie la plus nombreufe. Peut-être même eft-il
.encore au fond des âmes, comme ces germes de
vertu que le vice envelope & qu’il ne peut détruire.
Mais l ’habitude eft comme un ruiffeau auquel
11 faut tracer fon cours, fi l ’on ne veut pas qu’il
s’égare .3 & les moyens de diriger nos inclinations
& nos Goûtst fe réduifent prelque à deux points:
l’un, de nous préfenter l ’attrait du bien.3 l’autre,
plus effenciel encore , de rie jamais nous expôfer
à la tentation du -mal. C’ eft l ’abrégé de l ’éducation
de? peuples, comme de celle des enfants 3 &
c’eft d’abord par celle des enfants que commence-
celle des peuples. La fource du Goût fera donc
la même que celle des moeurs publiques, une
première inftitution 5 & le fuccès dépend du loin
de pourvoir les écoles de profëffeurs habiles , &
de les y attacher par de folides avantages. Un
Porée , un R ollin , un Le Beau , font des hommes^
dont il eft juftë d’honorer la vieilleffe & de couronner
les travaux.
Une école plus folennelle eft celle du Théâtre :
caf i l y a pour les efprits une électricité rapide ,
dont chacun , au for tir d’une grande affemblée ,
remporte chez foi Pampre filon , & dont il eft
prelque impoffible que le fens intime, le fens
du Goût, ne foit pas habituellement & profondé-
" ment affeété. Si donc un monde poli s’accoutume
aux divertifiements du peuple, il eft à craindre
qu’il ne finifle par devenir peuple lui-même. Heu-
renfèmént, ce qui peut le fauver de la contagion
■ eft auffi fimpie que falutaire : c’eft de rendre ex-
clufivemént populaires les fpeéiacles faits pour le
peuple; do ne les donner que- les jours de repos ,
afin furtout que la diffipation ne prenne rien fur
le travail 3 de les tenir à un prix très - modique ;
enfin de n’y laiffer aucune diftinCtion de places ,
& de réduire les gens du monde , ou à s’en abf-
tenir , ou à s’y voir mêlés & confondus avec la
foule 3 moyen que je crois infaillible pour les en
éloigner fans violence & fans retour.
Quant aux fpedacles deftinés pour un Public au
deffus du peuple, ce Public lui-même y fera juftice
de ce qui bleffera le Goût & la décence 3 & l ’on
peut s’en fier à lui, lorfqu’il ne viendra plus de
voir & d’applaudir ailleurs l’indécence & le mauvais
Goût. Mais en attendant qu’il ait perdu des habitudes
qui le dégradent, le plus sûr, à ce qui me
femble , feroit d’exclure de nos grands théâtres ce
qui eft indigne d’y paroître ; & furtout de ne pas
fouffrir que, pour favorifer des genres méprifa-
bles, on y prodiguât fans mefure tout ce qui
peut les décorer. Car en déguifer la bafleffe & la
groffièreté par toute efpèce d’embelliffement, c’eft,
pour nous faire avaler à longs traits un poifon qui
nous abrutifle, renouveler l ’art de Circe.
Enfin la fauve - garde & en même temps le
fléau du Goût, c’eft la Critique. Impartiale, jufte ,
& décente, rien de plus, utile fans doute ; auffi
modefte ’dans fescenfures que mefurée dans fes éloges,
elle éclaire fans offenfer. Mais pafiîonnée, inlul-
tante , fans difeernement , fans pudeur, elle fait
plus qu’importuner & que rebuter les talents; elle
accrédite la fotife 3 elle ôte au Gpût naturel du
Public fa candeur & fa reétitude; & à la place
d’un fentiment naïf & jufte , qu’il aûroit eu s’i l
n’eiît confulté que lui-même, il reçoit d’elle une
impreffion faufle, qui lui altère le fens intime &
lui déprave le jugement.
Mais comme le remède à ce mal eft encore in-'
faillible lorfqu’on daignera l ’employer , rien n’ eft
défefpéré pour le faiut du Goût & la profpérité
des Lettres 3 & fi , depuis près de deux fiècles ,
la Poéfie & l ’Éloquence femblent avoir tari les-
fources du génie, au moins ce règne peut-il êtr&
celui d’une raifon folide & lumineufè , parée des
fleurs de l ’imagination^ & revêtue avec décence de
toutes les grâces du ftyle.
Peut-être même y aura-t-il encore dans cette mine,
que l ’on croit épuifée , quelques veines d’or écha-
pées aux recherches & aux travaux de ceux qui nous
ont devancés ; & le jeune homme que la nature aura
doué d’un efprit pénétrant, d’une âme aétive, élevée,
& fenfible, fe fouviendra de ces vers de Voltaire ;
La nature eft înépuifablej
Et le travail infatigable
Eft un dieu qui la rajeunit«