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repliés de cent manières toutes contraintes ; qu'après
avoir, comme diroit Montaigne , aniahfé la nature,
nous fommes obligés de mineraiifer l’art.
Je dis l’a rt, dans nos habitudes les plus familières
& les plus libre*, & à plus forte raifon
dans nos compofitions, dans nos imitations , dans
notre poéfie inventive, dans notre éloquence factice
, dans nos peintures étudiées , dans nos pallions
de commande , où il faut prendre à chaque inf-
tant une aine étrangère & nouvelle , croire voir
ce qu’on ne voit pas, penfer, & fentir, & parler ,
non comme foi, mais comme un autre , en un
m o t, fe faire à foi - même l’illufîon qu’on veut
répandre , & fe tromper fi bien dans les propres
menfonges que tout le monde y foit trompé.
C’eft là fur-tout qu’il ell difficile de retrouver en
foi ces mouvements naturels , ces accents, ces tours
d’expreflion, qui échapent à l’homme fauvagefans
qu il y penfe, & mieux que s’il y avoit penfé.
Voyez les grâces de l’Enfance , la facilite , la
fouplelfe , le charme de lès attitudes & de fes
mouvements ; bientôt vient l’éducation , qui détruit
tout cela & qui met à la place la gêne &
l’affe état ion. Alors, que l’on regrette ces grâces,
fugitives ! que de foins, que de peines ne fe
donne-t-on pas pour en retrouver quelques traces J
Ce n’eft de même qu’à force d’art q rectifier. ue l’art peut fe
Mais la grande difficulté pour accorder l’art avec
la nature , c’ell que le naturel , comme nous
l’entendons , n’eft pas celui de l’homme inculte.
Aux convenances uniyerfelles, qui feroient des
règles confiantes , les inftitutions lociàles, la coutume
, l’opinion, la fantaifie en ont mélé d’artificielles
& de changeantes comme leurs caufes i
& c’eft à l’égard descelles-ci que le Goût, n’ayant
plus de type inaltérable , eft devenu lui - même
variable & divers. Les idées de bienféarice , de
noblefle , de dignité , de politefle , d’élégance ,
d’agrément, de délicatelfe, 'enfin tous les raffinements
de l’art de plaire & de jouir, étant venus
fucceflivement, & puis en foule, folliciter l’attention
du G oût, il en a été comme étourdi ; &
au milieu de cette multitude de lois nouvelles &
fantafques , il s’eft trouvé comme un jurilconfujte ,
que fes études même & fon habileté rendent encnioornes
»plus incertain & plus irréfolu dans fes opiA
mefùre donc que l’art de 'plaire eft devenu
plus compliqué, le G oût, qui en eft le juge, le
confeil, & fe guide, a dû être plus indécis. La
nature n’a qu’une route , l’habitude a mille fentiers
tortueux & entrecoupés. Auffi l’art le moins eom-
pofé eft-il toujours le plus infaillible ; & l’avantage
cd’eesf t alretsu rn gariaflnadnet sfi, mcpolmicmitée. des fociétés naiftantes ,
Homère , en eomparaifon de Virgile & de Racine,
étoit prefque nn fauvage. Encore tout près
de la nature, les convenances qu’elle avoit établies
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étoient prefque- les feules dont il eût l’idée & ic
fentiment. Je fuis loin de penfer qu’il fut né dans un fiècle abfolument inculte , & qu’il eût lui feul
inventé fes fables, fes dieux , lès héros, fa langue
poétique ; mais on fe tromperoit, fi , par un fiècle
de culture, on. entendoit, en parlant du lien, un
fiècle de lumière pareil à ceux qui l’ont fuivi.
11 n’y avoit de fon temps rien de femblable aux fêtes qu’on célébroit du temps de Périclès., & aux fpeétacies qu’on y donnoit à toute la Grèce af- lemblée. Il n’y avoit aucune ville comme Athènes
& Corinthe , où la Poéfie & l’Éloquence, la Phi-
lofophie & les Arts, raflemblés , cultivés avec émulation, s’éclairaflenc mutuellement. Mais dans un climat où les hommes avoient reçu de la nature
une fenfibilité vive , une imagination facile
à exalter, une finefle, une délicatelfe, une fub- tilifé d’organes, dont on n’a jamais vu d’exemple:
dans un climat, où le commerce, l’agriculture , le
foin des troupeaux, peu de luxe, aflez dabondance
, & , pour délallement , des fêtes, des fa- crifices, & des feftins , formoient le tableau de la vie ; dans ce climat, dis-je, de longues paix don-
noient aux peuples & aux princes un loifir que
les arts embelliifoient à peu de frais : & comme
les moeurs étoient fimples & que le naturel des hommes
n’étoit pas encore altère, le Gout te réduifoit
,a.u choix d’une nature intéreflante.
La politefle n’avoit point apris aux héros d’Homère
à fe quereller noblement; & la crudité des
injures qu’Achille dit à Agamemnon n’étoient encore
que. de la franchife. Il n’étoit pas encore
indigne d’une princefle de laver dans les eaux d’un
fleuve les tuniques du roi fon père ; il n’étoit pas
indigne d’un héros de faire lui-même griller la
chair des animaux qu’il avoit immolés : tout cela
peut bleflèr notre délicatelfe ; les bouffonneries de
■ Vulcain ne nous femblent pas'plus décentes ; la
querelle d’Irus avec Ulyfle ne nous choque pas
moins ; & quant à ces formes locales , accidentelles
& mobiles, Homère n’éloit pas & ne pou-
voit pas être ce que, trois-mille ans après lu i,
on appelle un homme de Goût. Mais la partie
eflencielle des moeurs, qui jamais l’a faille &
exprimée mieux que lui ? Dans les trois harangues
d’Ulyfle, de Phénix, & d’Ajax , dans les adieux
d’He&or & d’Andromaque, dans la douleur d’Achille
fur la njort de Patrocle, dans celle de
Priam fuppliant aux genoux du meurtrier de fes
enfants , y â-t-il un mot qui s'éloigne des convenances
? Elles y font gardées avec un naturel qui
étonne l ’art & le confond. Pourquoi cela ? c’eft
que la mode, le caprice, les conventions,, les
petites formules de la fociété n’ont prefque point
touché aux grands objets de la nature. Nous fou-
rions en voyant Hélène & Ménélas fi bien en-
femble dans leur palais après la ruine de Troie ;
& Ménélas nous femble avoir bien doucement our
blié le pafle. Mais lorfqu’avant de connoître Télémaque
, Ménélas lui pârle d’Ulyfle avec une
eftûne
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eftime fi tendre , & que le fils , en entendant
l’éloge de fon père , fe couvre le vifage pour
cacher les larmes qui coulent de fes ieuX ; alors,
nous treflaillons de joie & d’attendriflèment, en
recolinoiflant dans ce trait de fenfibilité le maître
de Virgile, le modèle de Fénelon. Nous ne voulons
plus entendre dans la bouche d’Achille ,
enfant , le gazouillement du vin que Phénix lui
fait boire; & cette efpèce. de naturel n’a plus aflez
de noblefle pour nous. Mais que Phénix , pour
émouvoir Achille , fafle parler le vieux Pelée ;
que, pour lui rendre la colère odieufe , il lui
raconte incidemment,, qu’un jour lui-même, dans'
un accès de cette paffion funefte, il fut tenté de
tuer fon père; c’eft un genre de vérité que le temps
- & la mode refpederont toujours.
Un fentiment plus exalté de Théroïfme nous
fait trouver mauvais que l’ombre d’Achille , dans
FOdyflée , regrette fi fort la lumière, & qu’il
aimât mieux vivre encore dans le pénible état,
d’un homme obfcur , que de régner aux enfers fur
des ombres ; mais ce n’eft pas nous, c’eft la nature
qu’Homère a confultée dans cette révélation
naïve des foibleffes du coeur humain. Telle eft la
différence des nuances inaltérables & des convenances
paflagères qui dépendent de l’opinion.
L’analogie & la fimplicité étoient le f grand
fecret d’Homère. Dans la compofition de fes ca-
ïa&ères, ce n’eft pas lui, c’eft la nature même
qui en aflortit les couleurs & les traits. S’il donne
a Ulyfle la prudence, il l’accompagne, non pas
à la . manière des temps modernes , de qualités
purement nobles & louables ; mais, comme la
nature même, de diflimulation , d’artifice , de patience
à tout endurer, jufqu’aux dernières humiliations^
d’un courage dont lefangfroidprévoit tout,,
ne hafarde rien , ne craint pas de te montrer timide
, met fa gloire , non pas à braver le péril ,
mais à voir dans le péril même les moyens de
s’y dérober & d’y engager fon ennemi , ne compte
la force pour rien, tant que la rufe peut agir,
laifle l’audace à l’homme à- qui manque l’adrefle ,
& ne regarde la témérité que comme la reffource
du défefpoir.
Si, dans Achille , ç’eft la colère dont il veut
faire craindre les funeftes effets ; la fenfibilité, la
bonté, la droiture, la valeur au plus haut degré ,
une fierté que l’orgueil irrite , une équité que
l’injure foulèvè , font les éléments de. ce caractère
à la fois aimable & terrible ; & par un
trait fublime de vérité donné par la nature, il fait,
de l’ennemi le plus inexorable dans fes reflenti-
ments, l’ami le plus doux , le plus tendre , le
plus paflionné dans fes affedions. Voilà le Goût par excellence , le fentiment jufte & profond de ce
<teqmui pdso. it plaire , attacher , intérefler dans- tous les
C eft a ce même fentiment des convenances ira-
& R AM M . E T L i t T T ÉR A T . Tome I I I .
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muables , qu’Euripide & Sophocle ont dû ce long
fuccès que, leurs beautés ont encore parmi nous.
Du Phi lodè te de Sophocle, notre délicatefle na
retranché que l’appareil rebutant de la plaie : les
deux OEdipes & les deux Ipliigénies font d un Goût
auffi pur que les belles fcènes d’Homere : enfin,
dans aucun temps, le Goût n’a été plus fain que
lorfqu’en s’abreuvant aux fources de cette antiquité
, voifine encore de la nature, elle y a puife
le fentiment des convenances inaltérables, &de ces
vérités de moeurs qui font univerfellement inhérentes
au coeur humain.
La fimplicité, qui fut toujours le caradère de
la nature , .eft auffi très - diftindement le caradere
du Goût antique , & le vrai fymbole des grecs.
En Sculpture , en Architedure , en Poefie, leurs
compofitions étoient fimples , leurs formes étoient
fimples ; leurs ornements même étoient fimples;
on n’y vo.yoit rien de compliqué , rien de confus ,
rien de péniblement eompofé, furtout rien qui
ne fut enfemble , & q u i, dans les raports de la caüfe
à l ’effet, ne fûc réduit à l ’imité.
Denique f i t quodvis fimplex duntaxat & unum. Hor.
C ’éloît la devife , la règle , & la magie de
leurs arts. . , #
Mais ce çaradère de fimplicité étoit lui-meme
pris dans les moeurs- : car les moeurs des grecs-
étoient fimples , fi' on les compare avec les nôtres-
D ’abord , elles étoient plus libres & plus généralement
populaires, par cela, feul qu'elles étoient'
républicaines. Elles étoient auffi moins façonnées
& moins polies , parce que l’abfence des femmes
laifloit au naturel des hommes fa franchife & fon
.abandon.
Qu’on «veuille donc faire attention à cette foule
de nouvelles idées , de . nouveaux fentiments , de
manières nouvelles’j de bienféances multipliées»
qu’ont dû introduire dans ‘nos moeurs le commerce
des femmes, la galanterie, le point d’honneur ,
le manège des Cours ; à ces raffinements de l’art
de flatter & de feindre , de taire ce qu’on veut
faire entendre, dè voiler à demi ce qu’on veut
laifler entrevoir, de dire & de ne dire pas ; a
toutes ces lois dé décence , de ménagement, 5c
d’égards qu’impofe une fociété où les deux fexeS
vivent enfemble , où l’inégalité des conditions &
des rangs doit fe laifler fentir fins que la vanité
ait à fe plaindre de l ’orgueil, où la pudeur ,
l ’inuocence même , admife aux plaifîrs de i ’efprit,
n’y doit rien trouver qui la blefle : on ne. lera
plus étonné que l ’opinion , la coutume , , l ’exemple
, & , plus que tout , la métaphyfique de l ’amour
& de Famour-propre , ayant fucceflivement
& diverfement affocié aux convenahces immuables
de la nature une fople de convenances accidentelles
& fadices , qu’il a fallu fentir , deméler ,
obferver, la théorie du Goût foit devenue fi compliquée
, fi favante, & enfin fi problématique.
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