
eux des leçôns de Goût dans ce qu’il a de plus
rare , de plus difficile â faifir, le Beau idéal dans
les moeurs , le fublime dans l’expreifion. Mais fi
Corneille fut pour le Goût un merveilleux inf-
pirateur , il fut encore un plus dangereux guide.
Il donna de hautes leçons , mais il donna de mauvais
(exemples , même dans fes plus beaux ouvrages
; & la gloire d’être infaillible à Pafcal. étoit réfervée-’
Cet tfprit, la fois original & naturel, & auffi
nmple que tranfeendant , fembloit fait pour être
le fymbole , l ’image vivante, du Goût. Ce fut de
lui que fon fiècle apprit à cribler , fi j’ôfe le dire
& a purger la langue écrite des impuretés de la
langue uiuelle , & à trier non feulement ce qui
convenoit au langage de la Satire & de la Comédie ,-
mais au langage de la haute Eloquence , mais au
ilyle plus tempéré de la faine Philofophie. Les
premières des Provinciales furent des leçons pour
--Molière ; les dernières, pour Boffuet ; & fes Penfées '
ont appris aux philofophes qui' l’ont fuivi, quelle
Revoit être la pureté & la dignité de leur langue.
Jamais homme n’a eu dans un plus haut degré de
jufteffe le fenriment des convenances, & des con^
vènances durables : auffi v oit- on qu’il n’a point
vieilli j & i l ne vieillira jamais.
Avec tant de délicateffe dans l’organe du G o û t,
31 put ne pas aimer Montaigne ; mais il l ’eftimoit
plus qu’il ne croyoit ou qu’i l n’ofoit l ’avouer,
ï l parcouroit ce champ fécond &. négligé en bo-
Xanifte habile 8c fage : c’eft la. qu’il s^étoit en-
xichij & i l eft auffi vraifemblable que fans Montaigne
on n’eût pas eu Pafcal, qu’il l ’eft que fans
Corneille on n’eût pas eu Racine, Les romains ,
•■ chargés des dépouilles de leurs yoifins , les mé-
f prifoient : Port - Royal & Pafcal eurent le même
orgueil. Soyons plus jufies à leur egard,,& recon-
noiffonsyque le. Goût févère & pur de cette école
contribua grandement à former celui des gens de
Lettres, & celui du Public.
Dans la jeuneffe de Louis XIV , l’amour des
Lettres , paffion nouvelle , étoit dans toute fa
-ferveur. L ’Académie prançoife étoit fondée &
s’occupoit affidûment à former, a fixer la langue,
en affignant à chaque mot fon vrai lèns, fa valeur,
fes acceptions diverfes , & le cara&ère de nobleffe
ou de familiarité qui devoit lui marquer fa place-.
En même temps les moeurs de la fociété fe1 po-
liffoient. La fleur de la Nobleffe, attirée à Paris
par le cardinal de Richelieu , formoit la Cour d’un
roi jeune , heureux, galant, magnifique , paffion-
nément épris de toutes les »fortes de gloire, délicat
fur les bienféances, fenfîble à tous les piai-
firs nobles, fait pour être lui - même un modèle
de dignité , & , par un naturel qui fuppléoit >en
lui aux lumières qu’il n’âvoit pas , jufte appréciateur'du
mérite dans les Lettres' & dans les Arts.
'Autour de lu i, & à fon exemple , fa Cour , attentive
au progrès des talents, occupée dé leurs travaux
, întérelfée à leur rivalité , a leurs fiiccès, |
leurs querelles , fe plaifant à les animer pour jouir
de leur jaloufie & de leur émulation; la V ille , à
1 envi de la Cour ^ s’ étudiant a fuivre tous les
Goûts du Monarque ; enfin , foit^l’attrait de la
mode., foit l’attrait de la nouveauté;,. tout un
monde paffionné pour les ■ .productions du; génie ,
s’ihftrurfant pour eh mieux jouir , 8c fefant foule
avec la même ardeur autour des chaires de Bour-
daloue , de Boffuet , & de Fiée hier_, & aux théâtres
de Corneille , de Molière, & du jeune Racine :
telle fut , dans tous les efprits,. l’aélion & la réaction
des gens de Lettres fur le Public * du Public
fur les gens de Lettres ( i ). I l falloit alors, ou
jamais ; que le Goût fe perfe&ionnât.
On conçoit bien- pourtant qu’i l y eut d’abord ,
dans de concours d’écrivains 8t. de connoiffeurs,
une Infinité de prétentions manquées, & de faufîes
lueurs d’efprit, de talent , & . de Goût. Chaque
fociété eut fes prédilections ; chaque bel - elprit
eutffon cercle ; chaque talent, fes ennemis. Avant
de juger , c’étoit peu de ne pas entendre ,. on fe
paflîomioit. Les tribunaux les plus célèbres étoient
fouvent les plus ' injuftes. Ici , Pradon. avoit des
Mécènes ; & Racine j des détracteurs : là , Chapelain
étoit admiré , en récitant les vers de la Pu-
celle ; ailleurs,, c’étoient les Scudéri qu’on exal-
to it, en déprimant- Corneille ; Bourlâut avoit des
partifans qui le préféroient à Molière. Tout fem-
biok confondu: C ’étoit dans ce moment de fermentation
8c de trouble que l ’efprit public 's’épuroit
comme le, vin en jetant fon écume. Tout ce que
demande l ’opinion pour fe rectifier, tout ce que
demande le Goûç pour fe polir , c’eft du mouvement.
Ce ri’eft même qu’à force d’agitation ,. de
combats, de révolutions en tous Feus , que la vérité
fe dégage : car après ce tumulte , les paillons
fe calment, les partialités ceffent , les préventions
fe diflipent, l ’opinion fe fixe à; la fin : & regardez
au fond du creufet ; la vérité y refie pure comme
l ’or.
Ce n’eft donc pas ce flux & ce reflux de fentîments
contraires dé jugements épars , d’opinions hétérogènes
, qui décident du Goiît de tout un fiècle ;
c’eft leur réfultat , c’eft l’enfemble & la Tomme
de l’opinion publique. Or voyez fous Louis X IV
quels furent J.es, hommes vraiment célèbres ; & à
leur tête vous trouverez les auteurs de Cinna, du
Mifanthrope , d’Iphigénie , des Orarfons funèbres
[ i) « C’ccoit un temps digne.de ^attention des temps
à venir', dit Voltaire, que celui où les' héros,de 'Coc-
» neifle & de Racine, le s pèrforiliages de Molière,, les
»» voix des Bofluet & des Bourdaloue fefefoient entendre
» à Louis XIV , à- Madame , fi célèbre par fon Goût, à
» un Condé, à un Turenne-, à un C o lh e n f i, & à cette
» foule d'hommes fû p é r ie u r s en tout genre, C e - temps ne
»» fe trouvera plus , où un duc de la'Roche foucault, l’au-
» t e u r des Maximes, au forcir de la converfation d’ un
« Pafcal, d’un Arnauld, allçiç au théâtre de Corneille
de Turenne & du grand Condé’; vous y trouverez
ce La Fontaine , que la Cour dédaignoit & mettoit
en oubli; ce Fénélon , que Louis XIV avoit le
malheur de ne pas aimer, '& le malheur plus grand
de regarder comme un bel-efprit chimérique; vous y
trouverez ce Boileau, qui s’étoit fait tant d’ennemis ; 8c ce Quinault, que Boileau lui-même s’efforçoit
inutilement de décrier & d’avilir. Tout le monde
avoit eu fes torts; le Public feul enfin fe trouva
jufte. Concluons que le fiècle du génie fut auffi
Je fiècle du Gowr ; ajoutons , & d’un Goût plus
délicat , plus fin, plus éclairé que celui de Rome
& d’Athènes.
Les romains , je l’avoue , ont, en fait d’E lo-
quence, l’avantagé d’un artifice plus fâvant & plus
raffiné : & quoique Bourdaloue & Maffillon m’étonnent
; l’un par l ’accord parfait de fon langage
avec fon miniftère , 8c par le fecret merveilleux
de concilier , comme* fans art, l’ efprit de l’Evangile
avec celui du monde , & toutes les bien-
feânces du caractère apoftolique , avec le ton &
le langage que la Cour la plus fjfirituelle & la
F lus polie de 'l’univers exigeoit dé fon orateur ;
autre , pour avoir fu jeter fur l’Eloquence la
plus foignée, la plus étudiée , tin1 * voile de décence,
de dignité, de fimplicité même,qui , en déguifant
le foin de plaire , ti’y laiffe voir que le don naturel
de perfuader & de toucher ; enhn, dans l’Eloquence
de Boffuet, toute inculte qu’elle veut pa-
roître , quoique je fois bien éloigné de prendre
pour un manque de Goût ces négligences réfléchies
-, ces licences préméditées, ces lavantes incor-
réctions , qui lui donnent en même temps plus
de force & de vérité.: cependant, vu la différence
de la Tribune &de la Chaire, la liberté , l’autorité
, la fécurité que donne celle - ci , & les dé-
treffes continuelles où l’autre engàgeoit l’orateur,
je crois encore que du côté du Goût.y comme de
l’art 8c du génie, notre Éloquence n’a rien d’égal
à l’Él oquence des romains. Il étoit plus facile
d’exeufer Turenne devant un auditoire pour qui
la. guerre civile étoit un fonge , que de juftifier
Ligarius devant Céfar.-
Mais à l’égard de la Poéfie, j’ôferai dire que
le génie antique n’a rien produit, en fait de G oût, d’auffi difficile & d’auffi parfait que, nos chef-,
d’oeuvres dramatiques. Pour s’en convaincre , il fuf-
firoit de comparer la Phèdre & l’Iphigénie de
Racine à celles d’Euripide ; il fuffirpit de mettre
Ariftophane, Plaute & Térence lui-même , à côté
de Molière. Ce beau tiffu de l’aéfcion , où tout eft
fi bien à fa place , fi bien lié , fi bien d’accord
enfemble; ces gradations , ces nuances dans la peinture
des caractères ; cette profonde iutelligeoce des
affetliohs de l’âme & de fes paffions ; tous ces
fecrets que nos deux poètes ont dérobés à la nature
& fi fubtilement tirés du fond du coeur humain
; tout cela, dis-je , auroit peut-être fort
étonné Ménandre & Euripide. Le rôle de Joad,
tù celui de Roxane, n; celui d’Hermioce, ai ceux
de Néron , d’Agrippine , & de Narciffe , & de Burr
rhus , quoique tracés d’après Tacite , ne font pat,
efquiffes à la manière antique ; ils font peints 8e
finis d’un Gaut que les Grecs ne connoiffoient
pas.
Souffrez quelques froideurs fans les faire éditée ,
Et ifavérciflez pas la Cour de vous quitter,
font des vers faits au retour de Verfailles. I l f
en a mille dans Racine qui n’auroient jamais pu
venir' à un poète grec ou latin. Ce font des fruits
uniquement propres au climat qui les a fait naître,
je veux dire les fruits d’une fociété continuellement
occupée à déméler tous les mouvements, tous
les intérêts , tous les refforts du coeur humain , à épier toutes fes foibleffes a faifir , dans les
caractères , tous les reflets des vertus fur les vices
& des vices fur les vertus. Ce fut ce monde , plus
raffiné que le peuple d’Athènes & que celui de,
Rome, qui fut l ’école de Racine.
Les moeurs comiques font plus locales que celles
de la Tragédie. Mais l’idée que_ nous avons du
Comique ancien , ne nous y fait rien voir d un dif-
cernemeht auffi vif,, d’une fcience auffi profonde
& de l ’homme & des,hommes, que le Comique
de Molière ; & dans leur genre, le Tartuffe, le
Mifanthrope , les Femmes favantes , ne font pas
moins , comme ouvrages de Goût que comme
ouvrages de génie , ce qu’il y a de plus rate au
monde. Molière a fu , comme les Anciens , faire
parles des v-alets foürbes , des vieillards chagrins
ou crédules ; mais lequel des Anciens auroit fait
parler comme lui un Alcefte, une Célimene , un
Tartuffe, une Agnès , un Chrifaie ? Ariftophane
& Plaute ne font que des farceurs auprès d’un
Comique fi vrai , fi fin, fi naturel. Terence^ eft
plus délicat, i l eft vrai ; mais eft-il auffi pénétrant
> Son Comique a-t-il le relief & la vigueur
de celui de Molière ? Térence a-t-il ce coup d’oeil
à la fois philofophique 8c poétique , auquel un
ridicule n’a jamais échappé ?. Cette pénétration ,,
me direz-vous , eft du génie. O u i, j’en conviens;
mais cette jüfteffe eft du Goût.
L ’art dramatique n’eft pas le feul ou la hneüe
du Cens du Goût foit plus marquée dans les Modernes.
Athènes & Rome n’ont jamais eu rien de
comparable au naturel, ingénieux, fenfible, animée
plein de grâces, de madame de Sevigné ; au naturel
, plus précieux encore, de ce bon L a Fontaine,
qui a laiffé Phèdre fi loin de lui. Dans les
lettres de Sévigné, l’on voit diftindement ce que
l ’efprit de fociété avoit aquis de politeile , d élégance
, de mobilité, de foupleffe , d’agrément dans
fa négligence, de fineffe dans fa malice , de no-
bleffe&dans fa gaîté,, de grâce & de décence dans
fon abandon même & dans toute fa liberté ; ou
y voit les progrès rapides que le bon efprit avoit
fait faire au Goût depuis le temps peu éloigné
où Balzac. & Voiture étoient les merveilles dm
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