plus difficiles que fes Élégies ; les Géorgiques de
V k g ile , plus difficiles que l ’Énéide ; &dans celle-
ci , les jeux célébrés aux funérailles d’Anchife ,
plus difficiles à bien rendre que les amours de
Didon. A l’égard des Géorgiques, M. l ’abbé de
Lifle a vaincu la difficulté; & c’eft un coup de
maître dans l ’art d’écrire.
Dans le genre noble , dès que le mot d’ufage,
le terme propre, n’eft pas ennobli , le Traducteur
n’a cje reffource que dans la métaphore ou dans la
périphrafe : & quelle fatigue pour lui de fuivre
par mille détours , à travers les ronces d’une langue
barbare, un écrivain qui , dans là fienne, marche
dans un chemin droit, uni , parfemé de fleurs !
On peut voir, à Y art. Mouvements du Style,
ce que j’entènds par là. Ces mouvements peuvent
s’imiter dans toutes les langues , mais le cour de
Texpreffion les rend plus ou moins vifs & plus
ou moins rapides. Or la différence des tours eft
extrême d’une langue à une autre; & furtout des langues
où l’inverfion eft libre , à celles où les mots
fuivent timidement l ’ordre naturel des idées.
On a dit tout ce qu’on a voulu fur l ’inverfion
des langues anciennes ; on a cherché, on a trouvé
des phrafes où les mots tranfpofés avoient par là
même plus de correfpondance & plus d’analogie
avec les idées ; je le veux bien. Mais en général
l ’intérêt feul de flatter l ’oreille ou de fufpendre
l ’attention , décidoit de la place, que l ’on donnoit
aux mots. Prenez des cartes numérotées, mêlez
le jeu, & donne2i-le moi à rétablir dans l’ordre indiqué
parles chiffres; voilà l ’image très-fidèle du mélange
des mots dans la conftruétion des anciens. Or
quelle affimilation peut-il y avoir entre une langue
dans laquelle , pour donner plus de grâce, plus de
fineffe , ou plus de force au tour de l ’expreffion,
i l eft permis de tranfpofer tous les mots d’une
phrafe . & de les placer à fon gré;. & une langue
où , dans le même ordre que les idées fè préien-
tent naturellement à l ’efprit , les mots doivent
être rangés? Les ouvrages où la clarté fait le
mérite effenciel & prefque unique de l ’expreffion,.
ne perdront rien, gagneront même à ce rétablif-
fement de l ’ordre naturel : mais lorfqu’il s’agit
d’agacer la curiofité du leéteur, d’exciter fon impatience,
de lui ménager la furprife , l ’étonnement,
& le plaifir que doit lu i caufer la penfée, ou de
féduire fon oreille par les caractères du ftyle harmonieux
; quelle comparaifon^entre la ligne droite
de la phrafe françoife & l ’efpèce. de labyrinthe de
la période des anciens !
Le coloris de l ’expreffion tient à la richeffe du
langage métaphorique , & à cet égard chaque langue
a fes reffources particulières. La différence
tient encore plus à l ’imagination de l’écrivain qu’au
caraCtère de la langue : & comme, pour imiter avec
chaleur les mouvements de l’Éloquence, il faut
participer au talent de l’orateur ; de même, &
plus encore, pour imiter le colorié de la Poéfie,
i l faut participer au talent du poète. Mais à l ’égard
de ^’harmonie , ce n’çft pas feulement une oreille
jufte 8c délicate qui la donne, elle doit être une
des facultés de la langue, dans laquelle on écrit»
Les italiens fe vantent d’avoir d’excellentes Traductions
de Lucrèce & de Virgile'; les anglois fe
vantent d’avoir une excellente Traduction d’Homère
: quoi qu’il en foit du coloris, les italiens
peuvent-ils fe diffimuler combien , du côté de
l ’harmonie , leurs foibles Traducteurs font loin de
reffemblcr 8c à Lucrèce & à Virgile ? Pope lui-
même , tout élégant & orné qu’il eft, peut - il
donner la plus foible idée de l ’harmonie des vers
d’Honrère, s’il eft vrai que les vers d’Homère
foient au moins auffi harmonieux que les vers
de Virgile ? Qu’a de commun le vers rythmique
des italiens & des anglois avec l ’hexamètre ancien^
avec ce vers dont le mouvement eft fi régulier ,
fi' fenfîble , fi varié , fi analogue à l ’image ou au
fenliment ; avec ce vers qui eft le prodige de l ’harmonie
de la parole ?
Il n’y a pour les modernes, il le faut avouer ,
aucune efpérance d’aprocher jamais des anciens
dans cette partie de l ’expreffion, foit poétique foit
oratoire. La profe de Tourreil, de d’O liv e t , celle
de Boffuet lui même , s’il avoit traduit Ces rivaux,
n’auroit pas plus d’analogie avec celle de Démof-
'thène & de Cicéron , que les vers de Corneille &
de Racine avec les vers de Virgile & d’Homère.
Quelle eft donc alors la reffource du Traducteur?
De fuppofer , comme on l ’a dit , que ces
poètes, ces orateurs euffent écrit en françois, qu’ils
euffent dit les mêmes chofes ; & foit en profe foit
en vers , de tâcher d’atteindre, dans notre langue,
au degré d’harmonie', qu’avec une oreille excellente,
& beaucoup de peine 8c de foin ,ilsauroient donné à
leur ftyle.
C ’eft ici le moment devoir s’il eft effenciel aux
poètes d’être traduits en vers ; & la queftion, ce me
lemble, n’ eft pas difficile à réfoudre.
Entre la profe poétique & les vers nulle différence
que celle du mètre. La hardieffe des tours
8c des figures la chaleur, la rapidité des mouvements,
tout leur eft commun. C’eft donc à l ’harmonie
que la queftion fe réduit. Or quel eft, dans
notre langue, l ’équivalent des vers anciens le plus
cotifolant pour l ’oreille ? N ’eft-ce pas le v e r s tel
qu’il eft ? Oui , fans doute ; & quoique la profe
ait fon harmonie, elle nous dédommage moins.
Il y a donc, tout le refte égal, de l ’avantage à
traduire en vers, des vers d une \ mefure .& d’un
rythme différent du nôtre. Mais cette différence
de rythme & l ’extrême difficulté de fuivre fon modèle
à pas inégaux & contraints, cette difficulté
d’être en même temps fidèle à la penfée & à la
mefure , rend le fuccès -fi pénible & fi rare , qu’on
pourrait afftire r que, dans tous les temps , il y
aura plus de bons poètes que de bons Traducteurs
en vérs.
Cependant le moyen , dit-on, de fupporter la
Traduction d’un poète en profe? Mais , de bonne
fo i, feroit-ce donc une chofe fi rebutante que de
lire en profe harmonieufe un ouvrage plein de
géftie, d’imagination , & d’intérêt, qui feroit un
tifiù d’ é v è n em e n t s , de fituations, de tableaux touchants
ou terribles, où la nature feroit peinte, &
dans les hommes & dans les chofes, avec fes plus
vives couleurs ? Je ne veux pas difputer à uos
vers les charmes qu’ ils ont pour l ’oreille.; mais
fans ce nombre de fyllabes périodiquement égal ,
ces repos , & ces confonnances , l ’expreffion noble ,
vive» jufte de l a p e n f é e ,& du fentiment, ne peut-
elle plus nous‘ fraper d’admiration & de plaifir?
Parlons vrai : il eft des poèmes dont le mérite
éminent eft dans la mélodie > ceux-là tombent, fi
le preftige du vers ne les foulient ; car dès que
l ’âme e ft" oifive, l ’oreille veut être c h a rm é e . Mais
prenez les morceaux touchants ou fubiimes des
anciens , & tradui/è%-les feulement, comme a fait
Brumoi, en profe fimple 8c décente; ils produiront
leur effet. J e prends cet exemple dans le
Dramatique ; & c’eft réellement le genre qui fe
pafle le mieux du preftige des vers., parce qu’il
eft intéreflant & d’une chaleur continue. Mais, par
la raifon contraire, on doit défirerque l ’Épopée
& le Poème didactique foient traduits en vers. Les
fcènes touchantes de l ’Iliade fe foutiennent dans
la profe même de madame Dacier ; mais les* def-
criptiont, les combats auraient befoin , dans notre
langue, d’être traduits , comme en anglois , par un
Pope ou par un Voltaire.
En général, le fuccès de la Traduction tient à
l ’analogie des deux langues , 8c plus encore à celle
des génies de l ’auteur & du Traducteur. Boileau
difoit de Dacier, I l fu i t les grâces , G* les grâces
le fuient. Quel malheur pour Horace d’avoir eu
pour Traducteur le plus lourd de nos écrivains !
La profe de Mirabeau , toute froide qu’elle eft ,
n’a pu éteindre le génie du Taffe; mais elle a
émouffé la gaîté piquante de l’Ariofte , elle a
terni toutes les fleurs de cette brillante imagination.
C’étoit à La Fontaine ou à Voltaire de traduire le
poè me de Roland furieux.
Tout homme qui croit favoir deux langues fe
croit en état de traduire. Mais favoir deux langues
affez Bien pour traduire de l ’une a l ’autre,
ce feroit être en état d’en faifir tous les raports,
d’en fentir toutes les fineffes , d’en apprécier tous
les équivalents ; & cela même ne fuffit pas : il
faut avoir aquis par l ’habitude la facilité de plier à fon gré .celle dans laquelle on écrit ; il faut
avoir le don de l ’enrichir foi-même , en créant ,
au befoin, des tours & des expre fiions nouvelles;
il faut avoir furtout une fagacité, une force, une
chaleur de conception prefque égale à celle du
génie dont on fe pénètre, pour ne faire qu’un-avec
lu i , en forte que le don de la création foit le
feul avantage qui le diftingue : & dans la foule
innombrable des Traducteurs , il y en a bien peu,
il faut l ’avouer , qui fuffent dignes d’entrer en
fociété de penfée & de fentiment aveC'Un homme
de génie. Madame La Fayette comparait un fot
Traducteur à un laquais que fa maitreffe envoie
faire un compliment" à quelqu’un. P lu s le compliment
eft délicat, difoit elle , plus on eft fâr
que le laquais s'en tire mal. Prelque toute l ’Antiquité
a eu de pareils- interprètes : mais c’eft encore
plus fur les poètes que le malheur eft tombé : par
la railon que les fineffes, les délicateffes , les
grâces d’une langue font ce qu’il y a de plus difficile.
à rendre ; 8c que , par une fingularité remarquable
, prefque tout ce qui nous refte en profe
de l ’Antiquité-fe réduit à l ’éloquence 8c au rai-
fonnement, deux genres d’écrire férieux 8c graves,
dont les beautés folides peuvent paffer dans
toutes les langues fans trop fouffrir d’altération ,
comme ces liqueurs pleines de force qui fe transportent
d’un monde à l’autre fans perdre de leur
qualité , tandis que des vins délicats &fins ne peuvent
changer de climat.
Mais une image plus analogue fera mieux fentir
ma penfée. On a dit de la Traduction qu’elle
étoit comme l’envers de la tapiflerie : cela fuppofe
une induftrie bien groffière 8c bien mal - adroite.
Fefons plus d’honneur au copifte, 8c accordons-lui
en même temps l ’adreffe de bien faifir le trait 8c
de bien placer les couleurs : s’il a le même affor-
timent de nuances que l’artifte original, i l fera
une copie exaéle, à laquelle on ne defirera que le
premier feu du génie ; mais s’il manque de demi-
teintes , ou s’il ne fait pas les former du mélange
de fes couleurs , il ne donnera qu’une efquifle,
d’autant plus éloignée de la beauté du tableau ,
que celui-ci fera mieux peint & plus fini. Or la
palète de l ’orateur , de l ’hiftorien, du philofophe,
n’a guère , fi j’ôfe le dire , que des couleurs entières
qui fe retrouvent partout : celle du poète eft
plus riche en nuances ; & ces nuances, le plus
fbuvent , font exclufivement données à la langue
dans laquelle il a compofé. J’ai prefque dit avec
laquelle il a penfé : car l’idée, en naiffant, cherche
le mot qui doit la rendre; & s’i l lui manque , elle
s’éteint. {M . M A R M O t) T E L . )
TRAG ÉDIE , f. f. Poéfie dramatique. Repré-
fentation d’une aétton héroïque dont l ’objet eft d’exciter
la terreur & la compaffion.
Nous avons, dans cette matière, deux guides
célèbres, Ariftote 8c le grand Corneille , qui nous
* éclairent & nous montrent la route.
Le premier, ayant pour principal objet , dans fà
Poétique, d’expliquer la nature 8c les règles de
la Tragédiey l'ml fon génie philofophique ; il ne
confidère que l’effence des êtres 8c les propriétés qui
en découlent : tout eft plein chez lui de définitions
& de divifions.
De fon côté , Pierre Corneille ayant pratiqué
I l’art pendant quarante ans, & examiné en philofophe
ce qui pouvoit y plaire ou y déplaire ; ayant percé
par l ’effor de fon génie les obftacles de plufieurs
matières rebelles, & obfervé en métaphyficien la
route qu’i l s’étoit frayée & les moyens par où i l
avoit jeuffi ; enfin ayant mis au creufet de la pra