
6 6 2 É L O
paflïon qui m'anime. Ici l'artdu diale&icien eft peu
de chofe ; car ce n’eft plus fur la raifon , c’eft fur
l'âme qu’il faut agir. .Qu'enfin l’âme & l’efprit réunifient leurs forces
pour vous réfifter de concert , & que tous les deux
l'oient aliénés ; nion âme, par des affections & des
inclinations contraires; mon efprit, par des préventions
8c de fortes préfomptions. C’eft ici bien évidemment
la grande lice de l’Eloquence : car elle
y trouve raffemblés tous fes ennemis à la fois ; & t
pour diftribuer & diriger fes forces, fon premier
foin fera de connoître les leurs. Rarement elles
font égales : tantôt, c’eft l’opinion qui décide de la
volonté ; tantôt & plus fouvent c’eft la volonté qui
l’entraîne. Un juge intègre, par exemple, s’il eft
aliéné , c’eft par les apparences : c’eft fon opinion
qu’il s’agit de changer ; fon inclination la fuivra.
Mais un peuple ému fe loulève : c’eft la paflïon
qui l’emporte ; c’eft elle qu’il faut réfréner.
Le réfultat de cette analyfe eft d’abord que ,
félon l’effet que veut produire celui qui parle , fon
élocution doit prendre un caraCtére analogue à fes
viles. S’il ne parle que pour fe faire entendre &
pour exprimer fa penfée ; la correction, la clarté,
les bienféances du langage feront les qualités du
fien. Si en même temps il veut inftruire, & qu’il
ait befoin pour cela d’une longue fuite d’idées ;
la méthode, lui eft néceffaire pour les expofer nettement
& dans leur ordre naturel. Si, pour inftruire ,
il ne lui fuffit pas de bien difpofer fes idées, &
fi dans les efprits il y a quelque doute à lever ,
quelques préventions à vaincre ; il faut alors que
la Logique vienne à l ’appui de la méthode , &
que non feulement il clafle les idées, mais qu’il
fâche les enchaîner , les extraire l’une de l’autre,
ou les faire aboutir enfemble au même point. Si
au lieu d’inftruire il veut plaire , ou s’il veut plaire
en inftruifant ; il faut qu’il facrifie aux Grâces ,
qu’il étudie & recherche avec foin l’élégance , les
xichefles, les agréments de l’expreflion, & ce qu’il
y a de plus, féduifant & pour l’efprit & pour
l ’oreille. Enfin s’il fe propofe d’intéreffer & d’émouvoir,
de mettre , comme dit Plutarque , la
fenfïbilité en jeu à la place de Ventendement, &
la volonté à la place de la raifon» ou bien ,
comme dit Cicéron, d'attirer à fo i les efprits ,
de remuer les volontés , de les poujfer où bon
lu i femble , de les ramener d'où i l veut ( i ) c’eft à l’âme qu’il doit parler, c’eft par elle qu’il
doit foumettre & dominer l’entendement ; & pour
eela pofléder l ’art de maitrifer les pallions, de fe
ménager avec elles de fecrètes intelligences , de
les faire agir à fon gré : c’eft le grand oeuvre de
VÉloquence ; 8c c’eft ce qu’on appelle le Talent de
perfuader.
On voit donc bien comment perfuader n’eft pas
<i) Mentes allicere, voluntates impellere quo y élist unde
autem yelis deducere,
É L O
convaincre : 8c en. effet, lorfque la réfiftancç cfe
l ’entendement eft forcée , l’objet de la conviétioa
eft rempli • celui de la perfuafion ne l’eft pas
fouvent même il eft loin de l ’ être. Laconvidtion,
qui ne laiffe à l ’efprit aucune liberté de lui échaper,
n’a aucun empire fur l ’âme ; & la volonté lui ré-
lifte encore avec toute fa force, lorfque la raifon
lui a cédé. Au contraire la perfuafion, fans exercer
la même violence à l ’égard de l ’efprit, ôte in-
fenfiblement à l ’âme toute .efpèce de réfiftance.
L ’une domine à force ouverte ; l ’autre s’infinue &
pénètre par tous les'moyensde féduire, d’intéreffer,
& d’émouvoir. Mais l ’une domine l ’entendement,
qui eft une faculté paffive : l ’autre g a g n e , captive,
& met en mouvement les facultés de l ’âme
les plus actives , l ’imagination & le fentiment ; &
avec ces deux grands mobiles elle remue la volonté.
Voye\ C o n v i c t i o n , P e r s u a s i o n . Syn.
Mais le talent d’agir fur l ’â m e q u i eft le
propre de Y Éloquence, & qui en imprime le caractère
â tous les genres d’ élocution eu il fe fait
fentir, n’eft pas exclufivement réfervé à la perfuafion.
Celle-ci eft éminemment le fuccèsde l’ art
oratoire': & toutes les fois qu’il s’agit d’amener un *
tribunal ou tout un peuple , non feulement à penfer
comme on penfe, â -s’affeéter de. ce qu’ on fent,
mais â vouloir ce que l ’on veut, â prendre une
réfolution ou à renoncer à celle qu’il a prife ,
â trouver jufte & bon ce qu’on propofe comme
t e l , ou à le condamner comme injufte, à le dé-
tefter comme odieux, à le proferire comme in-
fenfé, comme honteux, comme nuifible ;. plaire,
intéreffer, émouvoir ne font pour l ’orateur que
des moyens ; fon but eft au delà , & il le manque
s’il n’obtient pas une pleine perfuafion.
Mais combien de fois, dans la, Chaire , au Théâtre,
dans des écrits qui émeuvent l ’âme, ne voit-.on
pas éclater l ’Éloquence, fans qu’elle ait cependant
rien à perfuader ?
Qu’auroient à nous perfuader A/tdrbmaque ,
Mérope , Hécube ? Qu’elles font malheureules ?•
Nous le voyons aflez ; & fans toute cette É lo quence
, l ’a£1 ion pantomime elle feule produiroit
fon illufion. Voye\ É l o q u e n c e p o é t i q u e .
J’ ai fait voir ailleurs que la Chaire e'ft une lice
comme le Barreau; mais que, dans ce combat de
VÉlo quence contre les pafiïons humaines , la preuve
eft bien fouvent le plus foible de fes moyens. II
eft prefque nul dans les harangues; & fi dans l ’accu
fation & le blâme il eft de première nécefiîté ,- ce
n’eft jamais- â la ligueur qu’on l ’exige dans la
louange. Souvent même il y eft fuperflu. Avant
■ que d’entendre Fléchier fefant-l’éloge deTurenne,
ou Bofluet fefant l ’éloge de Gondé , on favoit tout
d’avance: il ne s’agiffoit pas de perfuader aux fran-
çois qu’ils, avoient perdu deux grands hommes;
mais de dèveloper , d’étendre , d aprofondir l’idée
qu’on avoit de leur caractère, de leurs exploits,
de leurs vertus, p arle tableau frapant d’une vie
femée de gloire. Dans l ’éloge de M^rc - Aurèle,
É L O 6 6 3
JH n'y avoit de même rien à perfuader ; & cependant
qui peut méconnoître Y Éloquence dans cet ouvrage
? ■ ' '• ' ; \ ■ ’ '• 'f- ■ ■*; vf": ■;
Dans les fermons, dont Y Éloquence approche
davantage de celle de la Tribune antique , combien
peu de doutes â éclaircir & de queftions à
débattre ? Toùt l ’auditoire de Maflïllon étoit per-
fuadé d’avance du petit nombre des élus, lorfque ,
par ce beau mouvement que Voltaire a tant admiré,
il excita autour de lui un frémiffement fi
foudain d’étonnement & de frayeur. Chacun favoit,
comme lu i, que tout pajfe , & que Dieu feul'ejl
immuable; & cependant, quoi de plus éloquent
que l ’expofition qu’il a faite de cette grande vérité
en ces mots ? « Une fatale révolution, que rien
» n’arrête , entraîne tout dans fes abîmes de l ’éter-
» nité ; les fiècles , les générations , les Empires,
» tout va fe perdre dans ce gouffre , tout y entre ,
» & rien n’en fort. Nos ancêtres nous en ont frayé
» le chemin , & nous allons le frayer dans un mo-
» ment à ceux qui viennent après nous. Ainfi, les
» âges fe renouvellent; ainfi, la figure du monde
» change fans ce fie; ainfi, les morts & les vivants
» fe fuccèdent& fe remplacent continuellement : rien
» ne demeure, tout change, tout s'ufe, tout s'éteint.
» Dieu feul eft toujours le même, & fes années ne .
» finiffent point; le torrent des âges & des fiècles
» coule devant fes i eux, &c. »
Ces exemples font affez voir que, dans ce genre
d’Éloquence, il s’agit moins de perfuader que d’inf-
pirèr & d’émouvoir. Voye\ Chaire, Oraison
IUNÈBRE.
Il n’en eft pas de même de YÊloquençe du Barreau
& de la Tribune, de ce lle , dis-je , que les
rhéteurs & Cicéron lui-même avoient en vue , lorf-
qu'ils l ’ont définie Y A n . de perfuader. Celle-ci
en effet fuppofe au moins dans les efprits & dans
les âmes le doute & l ’irréfplulion , & le plus fouvent
un combat d’opinion & d’intérêts où il faut
vaincre ou fuccomber ; & c’eft là , comme je l ’ai dit,
le vrai champ clos de YEloquençe.
Qu’en effet l ’avis qu'on propofe foit mis en
délibération , eu que la' caufe que l’on ‘plaide foit
débattue ou foumife à dés juges ; loin de fuppofer
les efprits déjà perfuadés ou enclins à la perfuafion ,
i l n’elt point de difficultés que l ’orateur n’ait à
prévoir, &- il n’en doit négliger aucune. Il doit
furtout favoir que la prétention de tout homme qui
va juger eft d’être impartial & jufte , de ne céder
qu’à la prépondérance du bon droit & de la raifon ,
& de fe croire convaincu lorfqu’il n’eft que per-
fuadé. Ce feroit donc l’aliéner, que de lui laiffer
voir qu’on attend de fon émotion Ce qu’il veut
<|u’on ne doive qu’aux lumières de fon efprit & à
1 équité de fon âme ; & lors même qu’en l ’inftruifant
on cherche à le gagner , il faut avoir grand foin
de déguifer l’appât de l ’intérêt qu’on lui préfente.
En fe plaignant au tribunal où Ariftide préfidoit,
MO plaideur, pour rendre odieux fon adverfaire,
É L O
commença par dire que cet homme-là avoit fait
dans fa vie beaucoup de mal à Ariftide. E h ! mon.
ami y reprit Ariftide en l’interrompant, dis le.
mal qu’i l t’a f a i t ; car ce f i ton affaire^ que j e
jug e y & non pas la mienne. L ’orateur doit s'attendre
que tout homme intègre, ou qui veut fe flatter de
l ’être, lui répondra comme Ariftide , s il lui laiffe
entrevoir qu’il veut l’intéreffer par des affections
pei'fonnelles, «Ne paroiffons jamais , dit Cicéron ,
» que vouloir inftruire 8c .prouver ; & que les deux:
» autres moyens ( celui de plaire & d émouvoir )
» foient répandus dans le plaidoyer, comme le fang
» l'eft dans les veines ».
L a preuve eft donc la partie éminente, 8c , en
apparence du moins, la partie effencielle du plaidoyer
& de la délibération. C ’eft la comme le
point d’appui dés grands leviers de YEloquençe,
& c’eft par là qu'elle diffère de la vaine déclamation.
Rien n’èfi beau que le vrai y a dit
Boileau : difons de même , Rien n’eft fort que le
vrai. Tous les mouvements oratoires, tous le s
moyens les plus violents d’intéreffer & d’émouvoir
font foibles , à moins qu’ils ne portent fur dès
motifs férieux & folides. Avant de s’indigner contre
Finiquité , l ’oppre/fion , la violence , i l faut avoir
prouvé la violence , l ’oppreffion, & l ’iniquité : avant
que d’invoquer la vengeance des hommes , la coleres
du Ciel contre la calomnie, il faut avoir confond«
le calomniateur : avant que de donner des larmes
à d’indignes calamités , il faut avoir montre qu elles
font accablantes & qu’elles ne font pas méritées.
En un mot, la plus grande imprudence que puifle
commettre l ’orateur , c'cft de paroître négliger
dans fes juges la raifon & la bonn'e foi ; c’eft daller
droit à leurs pafiïons & d’attaquer l ’endroit fen-
fible de leur âme, avant que d'avoir mis, autant
qu’il eft poflïble , leur opinion en sûreté & leur
confcience en repos.
Un peuple n’eft pas fi fevère , fi délicat , ft
attentif aux moyens qu’on emploie pour le déterminer
: mais que dans fes délibérations il foit
tranquile ou qu'il foit ému , ce n’eft jamais qu a
i l ’apparence du vrai , de l ’honnête , du jufte, ou de
l'utile qu’il veut fe rendre ; & la pafiion , meme
avec lu i , doit commencer par fe donner l ’autorité
de la prudence & de l ’afeenaant de la raifon.
Mais fi en Éloquence rien n’eft fort que le vrai >
& fi le vrai ou fon apparence réfulte de la preuve j
comment ai - je donc diftingué un genre à’E lo quence
, le plus fouvent dénué de preuve , & qui
ne tend qu’à émouvoir ? C ’eft que la preuve y eft:
fuppofée, comme elle l ’eft dans la controverfe ,.
à l ’égard des faits avoués & des points de droit
convenus. Ainfi, toute Éloquence qui ne tendra
qu'à émouvoir, aura pour bafe & pour appui,
ou une vérité dont perfonne ne doute , ou une
vraifemblace impofante , ou une illufion à laquelle
on eft d'accord de fe livrer.
I L ’illuûpn qui fuffit à YEloquençe du poète #
p p p p i