
>> E lle a encore fait pis dans fon autre Roman
» intitu lé C i É l i e , o ù e lle repréfente tous les
» héros & toutes les héroïnes de la république
» rom aine nailiante , les H oralius - C o d é s , les
» M utius - Scévola , les Brutus , les d é l i e , les
» Lucrèce , encore plus am oureux qu’A rtam ène ;
» ne s’occupant qu’à tracer des cartes g éo grap h i-
» ques d’am our , qu’à fe propofer les uns aux
» autres des queftions & des énigm es galantes ,
» en un m ot , qu’à faire to u t ce qu i p aro ît le
» p lu s oppofé au caraftere & à la gravité héroïque
» de ces p rem iers rom ains ».
V o ilà d’excellentes rem arques de D efpréaux.
M adam e la com telfe de la F ay ette dégoûta le
P u blic des fadaifes ridicules, dont nous venons de
p arler. L ’on v it dans fa Zaïde & dans l a Prin-
çejje de Clèves , des peintures véritables & des
aventures naturelles décrites avec grâce. L e C om te
H am ilto n eut l ’a rt de les tourner dans le goût
agréable 8c piaifan t qui n’eft pas le burlefque de
Scarron. M ais la p lu p a rt des autres Romans qui leur
o n t fuccédè dans ce fiècle fo n t, ou des productions
dénuées d’im ag inatio n, ou des ouvrages propres à
g âter le g o û t, ou , ce q ui eft p is encore , des
peintures obfcènes dont les honnêtes gens font
révoltés ( i ). Enfin le s anglois o nt heureufem ent
im aginé depuis peu de tourner ce genre de fidtions
à des chofes u tile s , & de les em ployer pour in sp
ire r, en am ufant , l ’am our des bonnes moeurs &
de la vertu , par des tableaux fim ples, naturels , &
in g én ieu x , des évènements de la vie. C ’eft ce qu’ont
ex écu té, avec beaucoup de g lo ire & d’efprit, M M . R i-
chardfon 6* F ield in g .
L es Romans, écrits dans ce bon g o û t, font
p e u t-ê tre la dernière inftruttion qu’il refte à donner
a une nation affez c o rrom p u e, pour que toute
au tre lu i foit inu tile. Je voudrois qu’alors la com -
pofition de ces livres ne tom bât qu’à d’honnêtes
gens , fenfibles, & dont le coe urfe peignît, dans leurs
écrits ; à des a u te u rs, qui ne fuffent pas au delfus
•des foiblefles de l ’hum anité , qui ne m ontraflent
p a s to u t d’un coup la vertu dans le ciel hors de
la portée des hom m es ; mais qu i la le u r fiflent
a im e r , en la peignant d’abord moins auftère ; &
q u i enfuite, du fein des pallions, où l’on p eu t fuc-
com ber & s’en re p e n tir, fuffent les conduire infenfi-
h lem en t à l’am our du bon & du bien.
I l fernble d o n c , com m e d’autres l ’ont dit avant
( î ) ^ Il faut.f a v o i r gré , à l’auteur de cet article ,
de foh zèle pour le bon goût & pour le refpeèt dû aux
bonnes moeurs: mais Faudra- t - i l le louer de fon impartialité
? Qui eft-ee qui comprendra , dans la fentence qu’il
yient de prononcer , les Romans de Le Sage , ceux de
l ’abbé Prevoft, les Voyages de Cyrus par Ram fai, Séthos
p a r l’abbé T erraflon, le Siégé de Calais, la Vie de Ma rianne
, & beaucoup d’autres Je ne veux pas du moins
;me rendre ici co-npàble de l’oubli du Comte de Valmont,
ouvrage également digne de l ’ a p p ro b a t io n desgens de Lettres
de celle des gens de bien, ( M t BitAi/ZÉg, )
m oi, que le Roman 8c la Comédie pourvoient
être aufli utiles qu’ils font généralement nuifibles.
L ’on y voit de li grands exemples de confiance ,
de vertu , de tendrefle , & de défintérelfement, de
fi beaux & de fi parfaits caractères , que , quand
une jeune perfonne jette de là' fa vûe fur tout ce
qui l ’entoure , ne trouvant que des fujcts indignes
ou fort au defîous de ce qu’elle vient d’admirer, je
m’étonne avec La Bruyère qu’elle foit capable pour
eux de la moindre foiblefie.
D’ailleurs on aime les Romans fans s’en douter,
à caufe des paflions qu’ils peignent & de l’émotion
qu’ils excitent : on peut par conféquent tourner
avec fruit cette émotion & ces paflions. On réuffi-
roit d’autant’ mieux, que les Romans font des
ouvrages plus recherchés, plus débités, 8c plus
avidement goûtés , que tout ouvrage de Morale &
autres qui demandent une férieufe application d’e fprit.
En un mot, tout le monde eft capable de
lire les Romans, prefque tout le monde les lit ;
8c l’on ne trouve qu’une poignée d’hommes qui s occupent
entièrement des fciences abftraites de Platon ,
d’Ariftote , ou d’Euclide, ( Le chevalier de J AU“
CO UR T . )
( •[ » Ce que l ’on appelle proprement Romans,
» dit le favant Huet, font des fixions d’aventures
» amoureufes , écrites en Profe avec ar t, pour le
» plaifir & l ’infirnCUon des lecteurs. Ja dis des Fie-
» lions , pour les diftinguer des hiftoires vérirables.
d J’ajoute à’Aventures amoureufes , parce que
» l ’amour doit être le principal fujet du Ro-
» man ».
Je fuis bien étonné , je l ’avoue, qu’un écrivain
fi, grave adopte une pareille règle : il a pris apparemment
le fait pour le droit; & parce que
jufqu’à lui il n’avoit paru aucun Roman dont le
fujet principal ne fût l ’amour , il en aura conclu
que c etoit une loi pour tous les Romanciers.
Mais le fujet principal de Se'thos n’eft pas l ’amour y
l ’amour n’y eft qu’en épifode , & pour délafler un
peu le leéteur du férieux des autres aventures. Le
fujet principal du Comte de Valmont eft évidemment
de rendre fenfibles les droits de la Religion
fur l ’efprit & le coeur de l’homme : & s’il y eft
queftion d’amour, c’eft uniquement, ou pour montrer
combien un amour raifonnable eft conforme
aux vûes de la Religion, ou pour faire,connoître
jufqu’à quel point un amour brutal 8c fans règle
peut aveugler l ’efprit & pervertir le coeur ; mais i l
n’eft toujours qu’épifodique dans cet excellent ouvragé.
<
» I l faut qu’elles foient écrites en Profe, con-
» tinue le même auteur , pour être conformes à
» l ’ufage de ce fiècle. I l faut qu’elles foient écrites
>» avec art 8c fous de certaines règles ; autrement ,
» ce fera un amas confus , fans ordre 8c fans beauté.
» L a fin principale des Romans , ou du moins
p celle qui le doit être , eft l’ iriftruttion des
» U&eurs j à qui i l faut toujours faire voir 1$
» vertu couronnée & le vice châtie : mais comme
» l ’ efprit de l ’homme eft naturellement ennemi
» des enfeigne ments, & que foo amour propre le
» révolte contre les inftruftions ; il le faut tromper
» par l ’apât du plaifir , adoucir la févérité des
» préceptes par l'agrément des exemples , & cor-
» river fes défauts t-n les condannant dans un autre.
» Ainfi , le diverti flement du leéteur, que le Ro-
» mander habile fèmbie fe propofer pour b u t,
» n’eft qu’une fin fubordonnée à la principale, qui
» eft l’inftru&ion de. l ’efprit & la correction des
» moeurs : 8c les Romans font plus ou moins regu-
» tiers , félon qu’ils le raprochent plus ou moins de
» cette définition & de cette fin ».
Si l ’on joint , à cette notion fondamentale de
l ’art du Roman, ce que Gordon de Perce! ( l ’abbe
Lenglet du Frénois ) , dans fon livre De Vufage
des Romans ( chap. III) , dit des Conditions d un
Roman dejliné pour plaire & pour injlruire ; on
aura à peu près la Poétique, fi je peux le dire,
de ce genre de compofition. Mais continuons d’entendre
M. Huet, quienpofeles véritables fondements.
» Je ne parle point ici des Romans en vers ,
» & moins encore des Poèmes épiques, q u i, outre
» qu’ils font en vers , ont encore des différences
» eflencielles qui les diftinguent des Romans . . .
» Pétrone dit que les Poèmes doivent s’expliquer
» par de grands détours , par le miniftère des dieux,
» par des exprelfions libres 8c hardies ; de forte
» qu’on les prenne plus tôt pour des oracles qui
» partent d’un elprit plein de fureur , que pour
» une narration exaétc & fidèle : les Romans font
» plus fimples, moins élevés , moins figurés dans
» l ’invention & dans l’exprelfion. Les Poèmes ont
» plus de merveilleux j quoique toujours vraifem-
» blables : les Romans ont plus du vraifemblable ,
» quoiqu’ils ayent quelquefois du merveilleux. Les
>> Poèmes font plus réglés & plus châtiés dans
» l ’ordonnance, & reçoivent moins de matière,
» d’évènements, & d’épifodes : les Romans en
» reçoivent davantage; parce qu’étant moins élevés
» & moins figurés , ils ne tendent pas tant l ’efprit,
» & le laiflent en état de fe charger d’un plus
» grand nombre de différentes idées. Enfin les Poè-
» mes ont pour fujet une aôtion militaire ou po-
» litique, & ne traitent l ’amour que par occafion :
» les Romans , au contraire , ont l ’amour pour
» fujet principal, & ne traitent la Politique 8c la
» Guerre que par incident »,
J’ai déjà dit plus haut ce que je penfois de ce
prétendu caractère des R o m a n s & M. Huet me
fournit ici lui-même une preuve de fait contre fa
doétrine ; car il ajoute tout 'de fuite : » Je parle
» des Romans réguliers; car la plupart des vieux
» Romans françois, italiens, & efpagnols, font
» bien moins amoureux que militaires.
» Je ne comprends point ici non plus, dit - il
» enfuite, ces Hiftoires qui font reconnues pour
» avoir beaucoup de fauffetés . . . Ces ouvrages
» font véritables dans le gros, & faux feulement
» dans quelques parties : les Romans , au con-
» traire , font [ ou peuvent être ] véritables dans
» quelques parties , & faux dans le gros. Les uns
» font des vérités mêlées de quelques fauffetés $
» les autres font des fauffetés mélées de quelques
» vérités. Je veux dire que la vérité tient le deflus
» dans ces Hiftoires ; 8c que la fauffeté prédomine
» tellement dans les Romans , qu’ils peuvent
» même être entièrement faux , & en gros & en
» détail . • • avec cette diftinélion toutefois, que
» la fiétion totale de l’argument eft plus recevable
» dans les Romans dont les auteurs font de mé-
» diocre fortune, comme dans les Romans comi-
» ques, que dans les grands Romans , dont les
» princes & les conquérants font les aéteurs , 8c
» dont les aventures font illuftres & mémora-
» blés . • •
» Enfin je mets auffi les Fables hors de mon
» fujet : car les Romans font des fictions de chofes
w qui ont pu être, & qui n’ont point été ; 8c les
» Fables font des fictions de chofes qui n’ont point
» été, & n’ont pu être ».
Je ne dois pas abandonner M*. Huet, fans cite?
encore de lui deux remarques importantes : la première
, fur le goût que l ’on a affez généralement
pour la leCture des Romans ; & la fécondé ,• fur les
dangers de cette leCture.
i. » Cette inclination aux fables , qui eft corn-*
» mune à tous les hommes , ne leur vient pas
» par raifonneme'nt, par imitation , ou par court
tume : elle leur eft naturelle, & a fon amorcé
» dans la difpofition même de leur elprit & de
» leur âme; car le défit d’aprendre & de favoir
» eft particulier à l ’homme , & ne le diftingue pas
» moins des autres animaux que fa raifon . . . .
» Mais les connoiffances qui l ’attirent & la flat-
» tent davantage , font celles qu’elle aquiert fans
» peine, & ou l ’imagination agit prefque feule
» 8c fur des matières femblables à celles qui tom-
» bent d’ordinaire fous nos fens ; & particulière-
» ment fi ces connoiffances excitent nos paflions ,
» qui font les grands mobiles de toutes les aCHons
* de notre vie. C’eft ce que font les Romans. Il
» ne faut point de contention d’efprit pour les
rt comprendre , il n’y a point de grands raifonne-
» ments à faire , il ne faut point fe fatiguer la
» mémoire , il ne faut qu’imaginer : ils iïemeurt
vent nos paflions, que pour les apaifer ; ils
» n’excitent notre crainte ou notre compaflion , que
» pour nous faire voir , hors du péril ou de la
» misère , ceux pour qui nous craignons ou que
» nous plaignons ; ils ne touchent notre tendrefle ,
» que pour nous faire voir heureux ceux que nous
» aimons ; ils ne nous donnent de la h aîné, que
» pour nous faire voir miférâbles ceux que nous
» haïflons ; enfin toutes nos paflions s’y trouvent
» agréablement excitées & calmées. C’eft pourquoi
» ceux qui agiffent plus par paflion que par raifon a