fupcrbe fpeétacle , où cependant il ne peut naître
un poète pour l ’occuper ! C’eft l ’enthoufiâfme
d’une nation entière , qui fert d’aliment au génie ,
& qui'fait faire aux talents mille efforts, dont
quelques-uns, par intervalles & de loin à loin ,
font heureux. Si l ’Italie avoit marqué pour la
Tragédie la même paillon qu’elle a pour la Mu-
lique; Il , fans avoir, comme la Grèce , une ville,
un théâtre, & des jours folennels où elle fe '■ fut
affemblée , elle eût fait au moins, pour la' Tragédie
ce qu’elle a fait depuis pour l’Opéra ; fi
Rome, Naples, Milan, Venife , & Florence, à
l ’envi , l ’avoient tour à tout appelée , & s’étoient
dilputé la gloire de faire naître , d’honorer , de
récompenfer les talents qui auroient excellé dans
ce grand art: l ’Italie auroit eu des poètes tragiques
, comme elle a eu des muficiens ; mais encore
n’auroient-ils pas pris leurs fujets dans l ’hiftoire de
leur patrie.
L a Tragédie ne veut pas feulement des crimes &
des malheurs , elle veut des crimes ennoblis &
des malheurs illuftres.. Or lès perfonnages, bons
ou méchants, ne font ennoblis que par leurs
unceurs ; & le malheur ne nous étonne que dans
des hommes deîlinés, à de grandes prolpérités , foit
par une haute naiffance , foit par d’héroïques
vertus,
Or dans l’hiftoire de lTtalie moderne, combien
peu de ces hommes dont l’âme ,~ le génie,
ou la fortune annoncent de hautes deftinées? De
tant.de guerres inteftines,, de tant de brigandages,
de, fureurs, de forfaits,- que refte-t-il qu’une imr
prelïion d’horreur ? deux fiècles de calamités &
de révolutions ont-ils laifle le fouvenir d’un illuftre
coupable , ou d’un fait héroïque ? Des trahifons,
des atrocités lâches , des haînes lourdes & cruelles
anouvies" par des noirceurs , des empoifonnements ,
©u des alfalfinats ; tout cela fait une iinpreflion^ de
douleur pénible & révoltante , fans aucun mélange de
plaifir. L ’âme eft flétrie, & n’eft point élevée,; on
compatit, comme à une boucherie de viélimés humaines
que l ’on voit maffacrer ; mais ce pathétique
n’eft pas- celui qui doit régner dans la Tragédie.
V o y e \ I n t é r ê t .
A joutons que , dans la peinture des moeurs tragiques,
il fe. mêle fouvent des traits d’une Philo»
fophie politique ou morale, qui cohtribue grande-
ment à élever lés fentiments par la nobleffe des
maximes; & que cette partie, de l ’art.fuppole une
liberté .'de penfer, que les poètes n’ont jamais, eue
dans: les temps & dans les pays où la fuperftition
& l’intolérance ont dominé. Car tel eft l ’effet de
la crainte fur les efprits , que, non feulement elle
leur aie la hardieffe -, de palier les bornés prèf-
crites , mais qu’au dedans ; même; d.e ces bornés y
elle leur interdit lajfeculté d’agir ave,c force &
franchi fe.- pareils- auvoyageur timide , qui en
voyante à fescôtés, .deux précipices/ effrayants -, • ne
va qu’à pas tremblants dans le inême feutier , où il
mafeheroit d’un pas ferme s’il ne voyoitpas le
péril.
Ainfi, quoique les moeurs de l ’Italie moderne,
comme du relie de l ’Europe , permiffent à la Tragédie
une imitation plus vraie que ne l’étoit celle
des grecs ; quoique , fur les nouveaux théâtres ,
lès aéleurs de l ’un & de l ’autre fexe, fans maf-
que , ni cothurne , ni porte-voix , ni aucune des
monftrueufes exagérations de la Scène antique,
puffent repréfenter l ’aéfion théâtrale au naturel;
la Tragédie, ayant fait d’inutiles efforts pour s’élever
fur les théâtres d’Italie, a été obligée de les abandonner
, & la Comédie elle-même n’y a pas eu un
plus heureux fort..
La vanité eft la mère des ridicules?,? comme
l ’oifiveté ell la mère des vices ; & c’eft le commerce
habituel d’une fociété nombreufe, qui met
en aétion & en évidence les vices de l ’oifiveté & les
ridicules de la vanité : voilà l ’école de la Comédie.
Il eft donc bien aifé de voir clans quel pays elle a dû
fleurir.
Eu Italie, ce ne fut ni manque d’oifiveté, ni
manque dè vanité, mais ce fut manque de fociété ,
que la Comédie ne trouva point de moeurs favo-^
râbles à peindre. Tous les débats de l ’amour propre
s’y réduiîirent prefque aux rivalités amoureufes ; &
les feuls objets du Comique furent les artifices &
les folies des amants , l’adreffe des femmes à le
jouer dés hommes, la fourberie des valets, l ’inquiétude,
la jaloufie, & la vigilance trompée des
pères, des mères , des tuteurs , & des maris. Le
Comique italien n’a donc été qu’un Comique d’intrigue
: mais par la conftitution politique de
l ’Italie , divifée en petits Etats malignement envieux
l’un de l ’autre, il s’eft joint au Comique
d’intrigue un Comique de caractère national; en
forte que ce n’eft pas le ridicule de telle efpèce
d’hommes , mais le ridicule ou plus tô: le caractère
exagéré de tel peuple, du vénitien , du napolitain
, du florentin, qu’on a joué. Il s’enfuit'de
là que, du côté des moeurs, ' toutes les comédies
italiennes fe reffemblent & rie diffèrent que par
l’intrigue, ou plus tôt parles incidents.
Les italiens n’ayant donc ni Tragédie ni Comédie
régulière & décente , inventèrent un genre de
IpeCtacle qui leur tînt lieu de l ’un & de l ’autre ,
& qui, par un nouveau plaifir, put fupplécr à ce
qui manqueroit à leur Poéjie dramatique. Nous
aurons, lieu de voir par quelles caufes dfe nouveau
genre , favorifé en Italie , y dut prolpérer & fleurir ;
par quelles caufes les progrès en ont été bornés ou
ralentis; & pourquoi, s’il n’eft tranfplanté, il y
touche à fa décadence. V^oye^ O péra *
< Cë que nous avons dît de l ’Ode & du Poème
lyrique des grecs , à l ’égard de l ’ancienne Rome
& de l ’Italie moderne , doit, à plus forte raifbn ,
s’entendre de tout le refte de l ’Eurppe : & fi , dans
un pays où la Mufîque a pris naiffance , ou les
peuples " fembloient organifés pour elle , où la
langue , naturellement flexible & fonore , a été
fi docile au nombre & aux modulations du chant,
il ne s’eft pas élevé un feul poète q u i, à l ’exemple
des anciens, ait réuni les deux talents, chante
fes vers , & foutenu fa voix par des accords harmonieux
; bien moins encore , chez des peuples où
la Mufîque eft étrangère & la langue moins douce
& moins mélodieufe , un pareil phénomène devoit-ii
arriver.
La galanterie elpagnole en a cepenelant fait
l ’effai ; l’ingénieufe néceflitê , l ’amour, non moins
ingénieux qu’e l le , a fait imaginer, aux efpagnols
ces férénades , où un amant , autour de la prifon
d’une beauté captive , vient, aux accords d’une
guitarrë, foupirer des vers amoureux : mais on
lent bien que , par cette voie , l’art ne peut guère
s’élever ; & quand , par miracle, il trouveroit un
Anacréon ou une Sapho , i l feroit encore loin de
trouver un Alcée.
Le climat de l’Efpagne fembloit plus favorable
à la Poéjie épique & dramatique : cette contrée
a été le théâtre des plus grandes révolutions , . &
fou hiftoire préfente plus de faits héroïques que
tout le refte de l ’Europe enfemble. Les invafîons
des vandales , des g o th sd e s arabes , des rnaurês ,
dans ce pays tant de fois défolé ; fes divifions intérieures
en divers. États ennemis ; les incurfions,
les conquêtes des efpagnols, foit en deçà des
monts , foit au delà des mers ; leur domination
en Afrique; en Italie , en Flandre, & dans le
nouveau Monde ; la fuperftition même & l ’intolérance
, qui, en Efpagne, ont allumé tant de
bûchers & fait coiffer tant de fang; font autant
de fources fécondes d’évènements tragiques : & f i ,
dans quelques pays de l ’Europe moderne, la Poéjie
héroïque a pu fe palier des feeburs de l ’Antiquité,
c’eft en Efpagne : la langue même lui étoit favo-
•rable ; car elle eft nombreufe , fonore , abondante ,
majeftueufe , figurée , & riche en couleurs.
Ce n’eft donc pas fans raifon que l ’on s’étonne
u’un pays qui a produit un Pelage , un- comte
ulie.n, un Gon.zalve, un Cortez , un Pizarre ,
n’ait pas eu un beau Poème épique : car je compte
pour peu de chofe pelui de Y Araucaria ; & dans la
Lujîade çnêipe, le poète portugais h’a que très - peu
ffe beautés locales.
.Mais les arts , je l ’ai déjà d it , ne fleuriffent
& ne prospèrent .que chez un peuple qui les chérit :
ce n’eft qu’au milieu d’une foule de tentatives
rnalheureufes que s’élèvent les grands fuccès. Il
faut donc pour cela des, encouragements, il en
.faut Surtout au génie : c’eft l’émulation qui l ’anime;
c’eft, fi j’ôfe le dire , le vent de la faveur publique
qui enfle les voiles , & qui le fait voguer.
Or l ’Efpagne , plongée dans l ’iguorauce & dans la
fuperftition, ne s’eft jamais affez palfionnée en faveur
dé la Poéjie, pour faire prendre à l ’imagination dè£
poètes le grand effet de l ’Épopée,
Ajoutons que , dans leur hiftoire , le merveilleux
des faits étoit prefque le feul que la Poéjie
pût employer. L e Camoens a imaginé une belle
& grande allégorie pour le cap de Bonne - Efpé-
ranee : mais l ’allégorie n’a qu’un moment; & l ’on
fait dans quelles fi étions ridicules ce même poète/
s’eft perdu , lorfqu’ii a voulu employer la Fable.
L e goût des efpagnols pour le fpeétacle donna
plus d’émulation à la Poéjie dramatique ; & la Tragédie
pouvoit encore trouver des fujets dignes d elle
dans l ’hiftoire de leur pays.
Cet efprit de chevalerie qui a fait, parmi nous,
de l ’amour, une' palfion morale , férieufe, héroïque
, en attachant à la beauté une efpèce de
culte , en mêlant au penchant phyfique un fenti- •
ment plus épuré , qui de l ’âme s’adreffe à l ’âme
& l ’élève au deffus des fens ; ce roman de l ’amour
enfin , que l ’opinion , l ’habitude , l’illufion de la
jeuneffe , l ’imagination exaltée & feduite par les
défîrs , ont rendu comme naturel , fembloit offrir
à la Tragédie efpagnole des peintures plus fortes ,
des fcénes plus1 terribles'; l ’amour étant lui-même,
en Elpagne, plus, fier.., plus fougueu^ , plus jaloux
, plus fombre dans fa jalo.ufie , & plus cryei
dans fes vengeances, que dans aucun - autre pays , du
mondé.''“ “ , v • , '■
Mais rhéroïfme efpagriol eft froid; la-fieffé ,
la hauteur , l ’arrogance trantpiile en eft lé caractère
; dans les peintures qu’on en a faites , il, n§;
fort de'fa gravité que pour donner dans l ’extravagance
: l ’orgueil alërs devient de l ’énflure ; J le
füblime , de l’ampoulé; l ’héroïfme, de la folie.
Du côté des moeurs, ce fut donc la vérité, le
naturel, qui manquèrent à la Tragédie efpagnole ;
du côté de l ’aéti.on , la fimpliçjté Sf; la vraifepi-
blance. Le défaut du génie efpagnol eft de n’avoir
fu donner des bornes ni à l’imaginâtion ni au fen-
timent ; avec le goût barbare- des Vandales & des
goths pour des fpeétacles tumultueux & bniyàhts
où il entre du merveilleux, s*eft combiné i ’efprit
romanefque & hyperbolique des arabes 8c des
maures : de. là le goût des efpagnols.
C’ eft dans la complication' de l ’intrigue, dans
l ’embarras des incidents , dans la fingularité imprévue
de l’évènement , qui rompt plus tôt qu’i l
ne dénoue les fils embrouillés de l’aétion ; c’eft
dans un mélange bizarre de bouffonnerie & d’hé-
■ roïfmë, de galanterie & de dévotion , dans des
, caractères outrés, dans des fentiments romanefques i
dans des expreffions emphatiques , dans un merveilleux
abfurde & puéril , qu’ils font confîfter
l’intérêt & la pompe de la Tragédie : & lorfqu’un
peuple eft accoutumé à ce défordre , à ce fracas
d’aventures & d’incidents , le mal eft prefcjue fans
remède ; tout ce qui eft naturel lui paroît foible ,
tout ce qui eft fîmple lui paroîj: vide , tout ce
qui eft fage lui paroît froid..
Quant à ce. mélange fuperftitieux & abfurdq
1 dit focïé avec le profane, que le peuple efpagnol
Q z