
lompent le feus intime , Toit Hans l ’opinion &
dans les meenrs des hommes, Toit dans les conceptions
du génie & les produirions des arts.
. La première caufe dé ces écarts de l ’imagina-
Sion , c eft^ fa liberté naturelle. Feindre & créer
lui iemble etre pour elle un privilège fans limite ,
fliu 1 affranchit de toutes les règles de vrai fera-
blance & de convenance. Ainfi , plus la raifon
s altéré & le fentiment s’obfcurcit, plus on voit
que 1 imagination feft hardie , mais vagabondé ,
impétueufe mais déréglée & fertile en inventions
qui ne different plus des rêves d’un malade.
Velut cegri fomnia , vance
Finguntur fpecies. Hor.
cet egard rectifier lefprit , ce n’eft donc que
e ramener à la raifon & à la nature ; c’éft le
bon fous qui elt le précurfeur , le reffaurateur du
pon Goût.
Nous en voyons les effets, dans lu Grèce , o ù ,
trois fièclcs ap-ès H imère , & plus , d’un fiècle
avant Sophocle & Euripide, la Philofople pré-
céda les arts 8c fut , pour ainfi dire, i ’inffitu-
tuce du génie.^ L’opinion, les préjugés , les conventions
qui l ’a voient devancée, ta forcèrent de
eompofcr avec la fuperffition & de capituler
avec la barbarie : de là une foule' d’erreurs qu’elle
lut obligée de laiffer fubfifter ; mais dans tout le
domaine qui lui fut accordé, & jufques dans Ces
üCtions f car elle-même elle eut fes fables ) , l ’analogie
& les convenances furent fes , règles ■ &
les lois. Auffi, dès la renaiffuice des Lettres
dans la Grèce, au temps d’Efchyle & de So-
phocle , le Goût Ce trouva-il formé : il n’y eut que
,1 heipis de barbare.
H n en a pas été de même pour l’Europe moderne
, ou la Philofopie n’eft venue que très-
long temps après les arts ; il a fallu que, par
' 3afunit > le génie fe foit rendu lui - même à la
nature , & que de fa propre lumière il ait percé
1 épais nuage où dix fiècles de barbarie i ’avoient
enieyeli.
Mais à cet avantage qu’eurent fur nous le
grecs, fe joint une autre caufe des progrès que
d un pas é g a l, firent chez eux l ’art & le Goût
& cette caufe fur l ’importance férieufe & réélit
qu eurent d’abord les talents de l ’efpric, & l ’effoj
que prit le génie, animé par de grands objets.
Je ferai bientôt remarquer ailleurs quel étoi
dans-ia Grèce l ’objet politique & moral de la
Foefte bernique, & furtout de la Tragédie ; quel
étoit le rôle ou plus tôt le miniftère du poète
lyrique dans les confeils , dans les armées , dans
les jeux foiennels, & à la Gour des rois. On
verra de même quelle étoit la fonction de l’orateur
dans la tribune : il étcsit le confeil , le guide
le cenfeur de la république; il 'attaquoit, il pro-
legeoat les premiers hommes de l ’État.
L ’hiftorien , avec moins de crédit,- n’avoit pas
moins de dignité. Dépofitaire de la gloire , organe
de la renommée, témoin permanent .de fou
fieclê auprès de la pofterite , quoi de plus im-
pofant pour une nation amoureufe de ia louange ?
Et quel• afcendant de tels hommes n’avoient - ils
pas fur l ’opinion & fur le Goût de la multitude?
En cherchant a lui plaire , iis l ’inflruifoicnt eux-
mêmes. Ses écoles étoient le théâtre, la tribune ,
les fêtes olympiques ; fes maîtres étoient ceux
qu’elle y alioit applaudir. G’eft de Sophocle,
a Euripide , de Périciès, de Démofthène qu’elle
apprenolt à fentir le prix & l ’excellence de leur
art.
- Mais fi le peuple s’èlevoit à la hauteur des
hommes de génie, ceux - ci quelquefois defcen-
doient & s’abaiffoient jufqu’au niveau du peuple#
C’eft une condition que le Goût doit fubir. dans
les États républicains.- Car loiIqu’il s’agit de remuer
une. multitude affemblée, fi les bienséances
y peuvent moins qu’une grolfière liberté, les lois
du Goût doivent dormir ou fe taire pour un moment.
Les invectives donc s’accabloient Efchine
& Démofthène , ne nous bielfent pas moins que
les^ laies plaiianteries & les injures dégoûtantes
qu’Ariftophane fefoit vomir à fes a&eurs. Mais
ce n’eft pas à nous que parloit Démofthène; ce
n eft pas nous qu’Ariftophane vouloir foule ver
contre Cléon : l'un & l ’autre auroient manqué
leur but, fi , à la "place de ces groftièretés , ils
avoient mis ou la politelfe d’Ifocrate, ou l’élégance
de Ménandre; & Cicéron favoit , comme
eux, ce qu’il fefoit, lorfque, pour accabler Antoine,
pour dégrader & avilir Pifon, il oublioit
les bienféances. Le peuple eft toujours peuple ;
& il eft des moments où y pour s’en rendre maître
, il faut lavoir lui reffembler. Catilina prenoit
toute efpèce de moeurs; l ’Éloquence républicaine
prend toute efpèce de langage. 11 eft impoïfible
qu’à Londres un poète comique fort un homme
de Goût ; & un orateur des Communes perd fon
temps, s’il s’occupe àT’ être.
I l n’en eft pas- moins vrai que., plus l ’art en
lui-même a de puiffants moyens, plus il eft dif-
penfé de ces indignes condéfcendances : & ce fera
toujours l ’avantage de la haute Littérature : car
tandis que les petites chofes éprouvent les révo-
. lutions des .moeurs locales, des modes fugitives ,
& attendent -tout leur fuccès des convenances du
moment ; les grandes chofes participent de la fiabilité
des principes de la nature & de. fes raports
éternels.
L art d’étonner l ’imagination , .d’èlever les efo
prits, de ramener les âmes, d’exciter, d’appaifer
les pâmons du coeur humain / eft prëfqne le même
aujourdhui que du temps de Sophocle',- & qüe
du temps de Démofthène ; au lieu que les frivoles
jeux de Teftprit' de- fociété font fournis à tous les
caprices d’un Goût fantafque & paffager, .
Chez les grecs , lorfque 1 Éloquence devint
ôifeufe , elle fut vague & vaine. Il y avoit parmi
les fophiftes des hommes de génie , auxquels M
ne manquoit qu’une tribune, un peuple libre, &
un Philippe, un Catilina, un Verres pour les
émouvoir. La preuve en eft que , lorfque l ’Elo-
quence, dans ces temps de corruption, rencontra
des objets véritablement dignes d elle on la vit
reprendre auffi tôt fa fimplicité, fa vigueur , 8c
fon antique majefté.' Je n’en veux pour témoins
que Libanius & Thémifte. Ce n’eft donc jamais
que par l’importance de fes fonctions que 1 art
eft averti de fa dignité naturelle. Si fa propre
gloire lui manque, il en cherche une autre; 8c ^
celle-ci n’eft que vanité. Ce fût le vice d Jfocrate , & de tous ceux qui,, comme lu i, ne s’occupant
que du * foin de plaire, firent fervir a divertir la
Grèce l’art que Périciès & Démofthène emplôy oient
à la dominer; & ce que je dis de l’Éloquence , je
le dis des Lettres en général. L’affaire du Goût dans les petites chofes , c’eft la parure ; dans les
grandes , c’eft la décence & une noble .fimplicité.
Dans les arts intellectuels , comme 'dans les arts
méchaniques , tout n’eft pas riche par le fond:
c’eft a fiez fouvent le travail qui fait le prix de
la matière ;> & ce prix eft fouvent auffi une valeur
de convention. Alors, ce n’eft pas la beauté ,
mais la fingularité du travail qui obtient la faveur
de la mode. Au contraire , quand la nature en
elle-même a'fa beauté, fon éclat, fa valeur ,
comme l’or & le diamant ; peu d’induftrie là met
en oeuvre ; une forme fimple , élégante, & régulière
lui fufîu; & le génie, en produifaht une
grande penfée, un grand caractère , une fituation
pathétique , un fentiment fublime & vrai, un mouvement
de pàffion entraînant par fa vehemence ,
déchirant par fon énergie , défend en même? temps
.à l’art de le gâter & de l’embellir. Le Goût confifte alors à refpe&er l ’ouvrage de la nature ,
& d la laiffer fe montrer dans fà bélle ingénuité.
Telle eft la différence des-produftions durables du
génie, & des curiofités brillantes & fragiles qu’on appelle
Ouvrages de Goût. Mais dans les plus petites chofes , la Grèce
avoit encore ’ le fentiment d’un naturel aimable.
Les modèles de la délicatefle fe trouvent dans
l’Antologiey des grâces & dé la volupté, dans les
poéfies d Anacréon ; de la fenfibilité la plus vive ,
dans l’ode de Sapho , ainfi que dans les élégies
que les latins ont imitées de Mimnerme & de
Callimaque. Théocrife a quelques détails dont la
greffier été nous bleffe; mais il a dès peintures
d’une grâce touchante & d’un naturel' précieux.
Enfin , dès que la Comédie ceffa d’être fatirique
& .mordante , & qu’au lieu d’irriter le peuple
elle ne voulut que l’inftruire en l’amufant , rien
ne fut comparable à l’élégance de Ménandre , fi
l’on en juge par celle.de Terence, qui l’avoit ,nôus
dit-on/fi fidèlement imité.
Ainfi, dans tous les genres de Littérature, les
romains eurent de bons modèles ; & s’ils ne furent
pas toujours affez heureux pour les atteindre , ils
le furent affez pour les furpaffer quelquefois.
Ceci demande quelques réflexions fur les moyens
donnés par la nature, d’étendre la fphère des
arts...
Il en eft du Goût comme des moeurs : ce n eft
pas en s’éloignant du naturel que les moeurs fe
perfectionnent ; c’eft en le redreffant lui-meme ,
en corrigeant ce qu’il a d’âpreté , de groftièreté,
de rudeffe; en lui donnant, s’il a trop de mol-
le ffe , plus de'vigueur & de reffort. De même ,
en fait de G o û t, l ’art ne confifte pas^ à contrarier
la nature, mais à l’améliorer, à l ’embellir en
l ’imitant,à faire mieux q u e lle , en fefant comme
elle , en fùivant fes inclinations, fes directions,
fes mouvements , en obforvant fes révolutions 8c
fes diverfes métamorphofes, furtout en choifîffant
en elle les traits, les formes, les afpeCts, les
accidents où la vérité donne le plus de charme a
Limitation. Je m’explique. > a
La vérité, dans les fciences exaCtes , n’a qu un
point, ou n’a qu’une ligne , que doit fuivre l’obler-
vateur. La vérité , dans les arts d’agréments , a une
grande latitude. D e là les différences ôc les gradations
du bien au mieux , du commun à ‘ l ’exquis, du
médiocre à l ’excellent, en fait de Goût comme en
fait de génie. \
Une penfée , un fentiment, une imagé , un
j tableau, un caraCtère , une aCtion a de la vérité-
toutes les fois qu’on y reconnoît ia nature ; 8c
telle eft^ comme je l ’ai d it, la vérité que l’on
voit exprimée dans l ’Éloquence des fauvages. Mais
le naturel fe compofe de qualités & d’accidents ,
qui varient félon les âge s, les conditions, les
climats , les formes de la fdciété , & les plis
divers qu’elle donne à l’efprit & au caraCtère.
Ainfi , la vérité diffère d’e lle -m ême , non feulement
d’un peuple à l ’autre , d’un fiècle à l’autre ,
mais dans le même lieu & dans le même temps *
d’un homme à l ’autre, & dans le même homme ,
àu gré des parlions & des événements. Tout fe
reffemble au premier coup d’oeil ; mais bientôt ,
parmi ces reflemblances génériques , on aperçoit
des différences fpécifiques' & locales, 8t puis encore
des différences individuelles & accidentelles
à l ’infini. De là mille peintures du même caractère
, de la même paflîon , du même vice , delà
même vertu, qui ont toutes leur vérité. Mais
cette vérité fera plus on moins curieufe & inté—
reffante , plus ou moins 'finement faifie ou ingé-
nieufement exprimée ; elle attachera plus ou moins
l’efprit & l ’âme ; elle aura plus ou moins d’agrément
& d’attrait, félon le choix de fon objet 8C
lés couleurs dont il fera peint. C ’eft ici que le
Goût-s’exerce dans l’ invention & le difeernement
du bien, du mieux, du mieux encore ,* & qu’on
voit l’art réfléchi fur lui-même , .s’obfervant, s’ef-
faÿafit, déployant fes moyens, creufant plus avant
dans fes fources, enfin fe corrigeant, fe furpaffant