
plus vigoureux , plus auftère ; ailleurs feuvage &
un peu féroce , mais naturel 3 fimple , énergique,
& facile à peindre à grands traits : l ’influence des
peuples dans l’adminiftration , fource de troubles
pour un État & d’incidents pour un Poème ; le
mélange des efclaves & des tommes libres, ufege
barbare, mais fécond en aventures pathétiques ;
l ’exil volontaire après le crime, forte d’expiation qui,
de tant de héros , fefoit d’illuftres vagabonds ;
l ’hofpitalité, ce devoir fi précieux à l ’humanité &
Jfi favorable à la Poéfie; la piété envers les étrangers,
le refpeét pour les fuppliams , le cara&ère
inviolable qu’imprimoit la mort aux volontés
dernières : la foi que l ’on donnoit aux fonges,
aux préfages , aux prédirions des mourants ; la
force des ferments, l ’horreur attachée au parjure :
la religieufe terreur qu’infpiroit aux enfants la
malédiction des pères, & l ’imprécation des malheureux
à ceux qui les fefoient fouffrir , dernières
armes de la foiblefle , dernier frein de la violence,
dernière reffource de l ’Innocence, qui, dans fon
abattement même, étoit par là redoutable aux
méchants : d’un autre côté , les récompenfes attachées
à la gloire & à la vertu ; les éloges de la
patrie , des ftatues ou des tombeaux : enfin la vie
modefte & retirée des femmes, cette décence
auftère , cette fîmplicité, cette piété domeftique ,
ces devoirs d’époufe & de mère fi religieufement
remplis : & parmi ces moeurs dominantes,- des Angularités
locales ; dans la Thrace , une ardeur ,
une audace guerrière qui relevoit encore l ’éclat
de la beauté ; à Lacédémone, une fierté qui ne
rougiffoit que de la foiblefle, une vertu févère
& mâle , une honnêteté fans pudeur ; la chafteté
miléfienne^ & la volupté de Léfbos : tous extrêmes
que la Poéfie eft fi heureufe d’avoir à peindre ,
parce q uelle y emploie fes plus vives couleurs.
Dans le génie , la liberté qui élève l ’âme des
poètes comme celle des citoyens ; l ’efprit patriotique
, fans cefle aiguillonné par la rivalité & la
jaloufie de vingt Républiques voifines ; l ’ivrefle
de la profpérité, qui , en même temps qu’elle ôte
la fegeffe du confeil, donne l ’audace de la penfée ;
la vanité des grecs, qui avoit prodigué l ’héroïque
& le merveilleux pour illuftrer leur origine-;
leur imagination , qui animoit tout dans la nature
, qni ennobliffoit jufqu’aux détails les plus
familiers de la vie ; leur fenfibilité, qui leur fefoit
préférer à tout le plaifir d’être émus , & qui
fembloit aller fans cefle au devant de l ’illufion,
en admettant fans répugnance tout ce qui la fa-
vorifoit, en écartant toute réflexion qui en auroit
détruit le charme ; un peuple enfin dominé par fes
fens', livré à leur fédu&ion , & paflionnément amoureux
de fes fonges.
Dans les connoiflances humaines, ce mélange
d’ombre & de lumière , fi favorable à la Poéfie
lorfqu i l fe combine avec un génie inquiet &
audacieux, parce qu’il met en aétiyité les forces
de l ’âme & la curiofité de l ’efprit : la Phyfique
& l ’Aftronomie , couvertes d’un voile myftérieux s
& laiflant imaginer aux hommes tout ce qu’ils
vouloient , pour fuppléer aux lois de la nature
& à fes reflorts qu’ils ne connoifloient pas ; une
curiofité impuiflante d’en pénétrer les phénomènes ,
fource intariffable d’erreurs ingénieufes & poétiques,
car l ’ignorance fut toujours mère & nourrice de la
fiétion.
Dans les arts, la manière de combattre & de
s’armer de ces temps - là , ou l ’homme, livré à
lui-même, fe dèvelopoit aux ieux du poète aveç
tant de noblefle , de grâce, & de fierté : la Navigation,
plus périlleule &par là plus intéreflantej
où le courage , au défaut de l ’a r t, étoit fens cefle
mis à l ’épreuve des dangers les plus effrayants ;
où ce qui nous eft devenu familier par l ’habitude ,
étoit merveilleux par la nouveauté ; où la mer a
que l ’induftrie humaine femble avoir applanie &
domptée , ne préfentoit aux ieux des matelots que
des abîmes & des écueils : le peu de progrès des
méchaniques ; car l’homme n’eft jamais plus inté-
reflant & plus beau que lorfqu’i l agit par lui-
même ; & ce que difoit un fpartiate en voyant
paroître à Samos la première machine de guerre *
C ’efi fa it de la valeur, on put le dire aufli de la
Poéfie épique, dès que l ’homme aprit à fe pafler
d’être robufte & vigoureux.
Dans l ’Hiftoire , une tradition mélée de toutes
les fables qu’elle avoit pu recueillir en paflant
par l ’imagination .des peuples , & fufceptible de
tout le merveilleux que les poètes y vouloient
répandre , le peu de coanoiflance qu’on avoit alors
du pafle, leur laiflant la liberté de feindre, fens
jamais être démentis.
Enfin une Religion, qui parloit aux ieux &
qui animoit tout dans la nature, dont les myf-
tères étoient eux - mêmes des peintures déli-
cieufes , dont les _ cérémonies étoient des fêtes
riantes ou des fpeétacles majeftueux; tin dogme ,
où ce qu’il y a de plus terrible, la mort &
l ’avenir , étoit embelli par les plus brillantes peintures
j en un mot, une Religion poétique, puifque
les poètes en étoient les oracles, & peut-être les
inventeurs.Voilà ce qui environnoit la Poéfie épique
dans fon berceau.
Mais ce qui intéreffe plus particulièrement la
Tragédie que le Poème épique , une foule de dieux *
comme je l ’ai - dit ailleurs, pafllonnés , injuftes 9
violents , divifés entre eux & fournis à la deftinée ;
des héros iflus de ces dieux , fervant leur-haîne &
leur fureur , & les intéreflant eux - mêmes dans
leurs querelles ou leurs vengeances.; les hommes
efclaves de la fatalité , miférables jouets des paf-
fions des dieux & de leur volonté biferre ; de?
©racles obfcurs , captieux, & terribles ; des expia-*
tions fenguinaires ; des fecrifices de feng humain ;
des crimes avoués, commandes par le Ciel ; un
contrafte éternel entre les lois de la nature &
celles de la deftinée, entre la Morale & la Religion ;
1
l i
des malheureux placés .cpinme dans un détroit fur
le bojrd de deux précipices , & n’ ayant bien fou-
vent que le choix des' remords : voilà fens doute
le fyftême religieux le plus épouvantable , mais
par là même le plus poétique^, le plus tragique
qui fut jamais. L ’Hiftoire ne 1 etoit pas moins.
L a Grèce avoit été peuplée par une foule de
colonies , dont chacune avoit eu pour chef un
aventurier courageux. La rivalité de ces fondateurs,
dans' des temps de férocité , avoit produit des
difeordes fenglantes. La jaloufie des peuples & leur
vanité avoient grofli tous les traits de 1 hiftoire
de leur pays , foit en exagérant les crimes des
ancêtres de leurs voifins, foit en rehauflant les
vertus & les faits héroïques de leurs propres ancêtres.
De là ce mélange d’horreur & de vertus
dans les mêmes héros : chaque' famille avoit fes
forfaits & fes malheurs héréditaires ; le ,rapt, le
viol , l’adultère , l ’incefte , le parricide ,formoient
l ’hiftoire de ce? premiers [brigands ; hiftoire abominable,
& d’autant plus tragique. LesDanaïdes,
les Pélopides , les Atrides , les fables de Méléagre,
de Minos, & de Jafon, les guerres de Thèbes &
de Troie, font l ’effroi de l ’humanité & les tréfors
du Théâtre ; tréfors d’autant plus précieux , que
ces horreurs étoient ennoblies par le mélange du
merveilleux. Pas un de ces illuftres fcélérats qui
n’edt un dieu pour père ou pour complice : c’étoit
la réponfe & l’excufe que ces peuples donnoient
fans doute au reproche qu’on leur fefoit fur les
crimes de leurs aïeux : la volonté des dieux, les
décrets de la deftinée , un afeendant irréfiftible ,
Une erreur fatale, avoient tout fait; & ce fut là
comme la bafe de tout le fyftême tragique : car
la fatalité , qui laifie la bonté morale au coupable
, qui attache le crime à la vertu & le
remords a l ’innocence , eft le moyen le plus puif-
fant qu’on ait imaginé pour effrayer & attendrir
l ’homme fur le deftin de fon femblable. Aufli l ’hifi-
toire fabuleufe des grecs eft-elle la feule vraiment
tragique dans les annales du monde entier; & ce
mélange en eft: la caufe.
Mais ce qui tenoit de plus près encore aux
évènements politiques, c’eft 'cette ivrefle de la
gloire & des profpérités que les athéniens avoient
rapportée de Marathon, deSalamine, & de Platée;
fentiment qui exaltoit les âmes , & furtout celles
des poètes : c’ eft ce même orgueil , ennemi de
toute domination &. charmé de voir dans les
ibis les jouets de la deftinée , cet orgueil, fens
fcefle irrité par la menace des monarques de l ’O rient,
& par le danger de tomber fous les griffes
de ces vautours, c’ eft là , dis-je , ce qui donna une
impulfion fi rapide & fi forte au génie tragique , &
lui fit faire en un demi-fiècle de fi incroyables
progrès,
Du côté de la Comédie, les moeurs ! grèques
avoient aufli des avantages qui leur font propres
& qu’on rj£ trouve point ailleurs. Chez un peuple
v if , enjoué, naturellement felirique , & ^ont
goût exquis'pour la plaifanterie a fait paner en
proverbé le fel piquant & fin dont il raflaifonr^ Jt. >
chez ce peuple républicain & libre cenfeur
même, que l’on s’imagine un théâtre ou i l “ 01*
permis de livrer à la rifée de la Grèce eptiere >
non feulement un citoyen ridicule ou vicieux >
mais un juge inique & vénal ; un dépofitaire du
bien public, négligent, avare, infidèle ; un ma*
giftrat fens talent ou fans moeurs, un Généra,
d’armée fens capacité, un riche ambitieux qu.
briguoit la faveur du peuple, ou un fripon qu
le trompoit; en un mot le peuple lui - même *
qui fe laifloit traduire en plein théâtre, comme
un vieillard chagrin , biferre , tcrédule , imbécille,
efelave, & dupe de ces brigands publics , qui le
flattaient & l ’opprimoient : qu’on s’imagine ces
perfonnages d’abord expofés fur la fcène & nommés
par leur nom , enfuite (lorfqu’il fut défendu
de nommer ) fi bien défignés par leurs traits &
par toute efpèce de reffemblance, qu’on les re-
connoiffoit en les voyant paroître-; & qu’on juge
de là combien le génie comique , animé par la
jaloufie & la malignité républicaine, devoit avoir
à s?exercer.i
Ainfi , la Poéfie trouva tout diipofé comme
pour elle dans la Grèce; & la nature , la fortune,
l ’opinion, les lo is , les moeurs, tout s’étoit accordé
pour la favorifer.
I l fera bien aifé devoir à préfent dans quel autre
pays du monde èlle a trouvé plus ou moins de ces
avantages.
J’ai déjà dit que, chez les romains , elle s’étoit
fait une Profodie modelée fur celle des grecs ;
mais n’aÿrint ni la lyre dans la main des poètes
pour foutenir & animer les vers, ni les mêmes
objets d’éloquence & d’enthoufiafme, ni ce mi-
niftère public qui la confecroit chez les grecs; la
Poejie lyrique ne fut à Rome qu’une ftérile imitation,
fouvent froide & frivole, prefque jamais fublime.
Voye\ L yrique.
L a gravité des moeurs romaines s’étoit communiquée
au culte : une majefté férieufe y régnoit ;
la févère décence en avoit banni les grâces , les
plaifirs, la volupté, la joie. Les jeux, à Rome ,
n’ étoient que des exercices militaires ou des fpec-
tacles fenglants ; ce n’étoient plus ces folennités
ou vingt peuples venoient en foule voir difputer
la couronne olympique. Un poète qui, dans le
cirque, feroit venu férieufement célébrer le vain-
j queur au jeu du difque ou de la lutte , auroit
excité la rifée des vainqueurs du monde. Rome
étoit trop occupée de grandes chofes pour attacher
de l ’importance à de frivoles jeux; elle les aimoit,
comme on aime quelquefois une maitrefle, paflionnément
& fens l ’eftimer,
Si quelquefois la Poéfie lyrique célébroit dans
Rome des triomphes ou des vertus, ce n’étoit
point le miniftère d’un hommé\inl!piré par les