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épique régulier & fenfc, quoique foible, & qui
ait ôfé fecouer le joug de la rime en inventant
les vers libres, verji fciolti. De plus, il eft le
feul des poètes italiens dans lequel il n’y ait ni
jeux de mots ni pointes, & celui de tous qui a le
le moins introduit d’enchanteurs & de héros enchantés
dans fes ouvrages ; ce qui n’étoit pas un petit
mérite.
Tandis que le Triffin , en Italie, fuivoit d’un
pas timide & foible les traces des anciens, le
Camoëns , en Portugal, ouvroit une carrière toute
nouvelle & s’aquéroit une réputation qui dure encore
parmi fes compatriotes, qui l ’appellent le Virgile
portugais.
Le Camoëns ( "Luigi ) naquit dans les dernières
années du règne célèbre de Ferdinand & d’Ifabelle,
tandis que Jean II régnoit en Portugal. Après la
xnort de Jean , i l vint à la Cour de Lifbonne ,
la première année du règne d’Emmanuel lë Grand,
héritier du trône & des grands deffeins du roi Jean.
C ’étoit alors les beaux jours du Portugal, & le
temps marqué pour la gloire de cette nation.
Emmanuel, déterminé à fuivre le projet qui
avoit échoué tant de fois, de s’ouvrir une* route
aux Indes orientales par L’Océan, fit partir en
1497 Vafco de Gama avec une flotte pour cette
fameufe entreprife , qui étoit regardée comme téméraire
& impraticable , parce qu’elle étoit nouvelle
: c’éft ce grand Voyage qu a chanté le Ca-
moëns.
La vie & les aventures de ce poète font trop
connues de tout le monde pour en faire le récit.
On fait qu’i l mourut à l’hôpital, dans un abandon
général en 157,9, âgé d’environ 50 ans.
A peine fut-il mort qu’on s’emprefia de lui faire
des épitaphes honorables, & de le mettre au rang
•des grands hommes : quelques villes fe difputèrent
l ’honneur de lui avoir donné la naiflance. Aitifi ,
i l éprouva en tout le fort d’Homère; il voyagea
comme lu i , il vécut & mourut pauvre, & n’eut
de réputation qu’après là mort. Tant d’exemples
doivent aprendre aux hommes de génie, que ce n’eft
point par le génie qu’on fait fa fortune 8c qu’on vit
heureux.
L e fujet de la Lujiade, traité par un génie
aufli vif que le Camoëns, ne pouvoit que produire
une nouvelle efpèce tfEpopée., L e fonds de
fon Poème riti\ ni une guerre , ni une querelle
de héros, ni le monde en armes pour une femme ;
c’eft un nouveau pays découvert à l ’aide de la navigation.
Le poète conduit la flotte portugaife â l’embouchure
du Gange , décrit en paflant les côtes
occidentales, le midi & l ’orient de l ’Afrique , &
les différents peuples qui vivent fur cette côte.
I l entremêle avec art l ’hiftoire du Portugal ; on
y voit dans le troifième chant la mort de la célèbre
Idçs de Caftro, époufe du roi dom Pèdre,
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dont l ’aventure déguifée a été jouée dans ce fiècle
fur le théâtre de Paris : c’ eft le plus beau morceau
du Camoëns; il y a peu d’endroits dans V irgile plus
atteudriflants & mieux écrits.
Lé grand défaut de ce Poème eft le peu de
liaifon qui règne dans toutes fes parties. Il ref-
femble aux voyages dont i l eft le fujet. Le poète
n’a d’autre art que de bien conter le détail des
aventures qui fe fuccèdent ; mais cet art* feul,
par le plaifir qu’il donne , tient quelquefois lieu
de tous les autres. I l eft vrai qu’il y a des fixions
de la plus grande beauté dans cet ouvrage, 8c
qui doivent réuflir dans tous les temps & chez tous
les peuples : mais ces fortes de fictions font rares f
& la plupart font un mélange mônftrueux du paga-
nifme & du chriftianifme ; Bacchus & la Vierge
Marie s’y trouvent enfemble.
Le principal but des portugais, après l ’établif-
fement de leur commercé , eft la propagation de
la fo i, Sc Vénus fe charge du fuccès de l ’entre-
prife. Un merveilleux fi abfurde défigure tellement
tout l ’ouvrage aux ieux des lecteurs fenfés,
qu’il femble que ce grand défaut eut du faire tomber
ce Poème ; mais la poéfie du ftyle 8c l ’imagination
dans l ’expreffion l ’ont foutenu , de meme
que les beautés de l ’exécution ont placé Paul Vérone
fe parmi les grands peintres.
Le Tafle, né à Sorrento en 1544 , commença
la Gierufalemme liberata, dans le temps que
la Lufiade du Camoëns commençoit a paroitre.
I l entendoit afiez le portugais pour lire ce Poème y
& pour en être jaloux. I l difoit que le Camoëns
étoit le feul rival en Europe qu’i l craignît. Cette
crainte , fi elle étoit fincère , étoit très-mal fondée ;
le Tafie étoit autant au deffus du Camoëns, que
le portugais étoit fupéneur à fes compatriotes. Il
eût eu plus de raifon d’ajouter qu il etoit jaloux
de l ’Ariofte, par qui fa réputation fot ^ fi longtemps
balancée , & qui lui eft encote préféré par
bien des italiens. Mais pour né point trop charger
cet article, je parlerai ailleurs de l ’Ariofte & de f&
nai fiance.
Ce fut à l ’âge de j i ans que le Tafie donna:
fa Jérufalem délivrée. Il pouvoit dire^ alors comme
un grand homme de l ’antiquité : J ai vécu allez
pour le bonheur 8c pour la gloire. Le refte de la-
vie ne fut plus qu’une chaîne de calamités &
d’humiliations. Envelopé^ dès l ’âge de huit ansy
dans le banniflement de fon père, fans patrie , fans
biens, fans famille, perfëcüté par les ènnêmis
que lui fufoitoient fes talents , plaint mais négligé
par ceux qu’il appeloit fes amis, il fouffrit
l ’exil, lap r ifon , la plus' extrême pauvreté, la
faim même ; & ce qui devoit ajouter un poids infu-
portable à tant de malheurs, la calomnie l ’attaqua
& l ’opprima.
I l s’enfuit de Ferrare , où le protefteur qu?il
avoit tant célébré l ’avoit fait mettre en prifon : il
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alla à pied, couvert de haillons, depuis Ferrare
jttfqu’à Sorrento dans le royaume de Naples, trouver
une foeur dont il efpéroit quelques fecours ,
mais dont probablement il n’en reçut point, puisqu'il
fut obligé de retourner â pied à Ferrare ,
où il fut encore emprifonné. Le défefpoir altéra
fa conftitution robufte, & le jeta dans des maladies .
violentes 8c longues,: qui lui ôtèrent quelquefois
l ’ufage'de la. raifon.
Sa gloire poétique , cette confolation imaginaire
-dans des malheurs réels , fut attaquée par l’Académie
de la Crufca en 1585; mais il trouvâ mes
défenfeurs : Florence lui fit toutes fortes d’accueils ;
l ’envie ceffa de l ’opprimer au bout de cinq ans,
& fon mérite furmonta tout. On lui offrit des
honneurs & de la fortune ; ce ne fut toutefois que
lorfque Ion efprit, fatigué d’une fuite de malheurs_,
.étoit devenu infenfible à tout ce qui pouvoit le •
flatter. '
11 fut appelé àRome parle pape Clément V I I I ,
qui , dans une congrégation de cardinaux , avoit
réfolu de lui donner la couronne de laurier & les
honneurs du triomphe ; cérémonie qui paroît bizarre
aujourdhui, furtout en France , & qui étoit
alors' très-férieufe & très-honorable en Italie. Le
Tafie fut reçu à un mille de Rome par les deux
cardinaux neveux, & par un grand nombre de prélats
& d’hommes de toutes conditions. On le
•conduifit à l ’audience du pape : a Je défire , lui
» dit le pontife, que vous honoriez la couronne
» de laurier qui a honoré jufqu'ici tous ceux qui
» l ’ont portée». Les deux cardinaux Aldobrandin,
neveux du pape , qui admiroient le T a fie , fe
chargèrent de l ’apareil de ce couronnement ; il
devoit fe faire au Capitole : choie afiez fingulière,
que ceux qui éclairent le monde par leurs écrits ,
triomphent dans la même place que ceux quil’avoient
défolé par leurs conquêtes !
, I l tomba malade dans le temps de ces préparatifs
; & comme fi la fortune avoit voulu le
tromper jufqu’au dernier moment, il mourut la veille
du jour deftiné à la cérémonie, l ’an de Jéfus - Chrift
1595 , â l’âge de 51 ans.
Le temps, qui fape la réputation des ouvrages
médiocres, a aiïûré celle du Tafie. L a Jérufalem
délivrée eft aujourdhui chantée en plufieurs endroits
de l ’Italie , comme les Poèmes d’Homère l ’étoient
en Grèce.
Si la Jérufalem paroît â quelques égards imitée
de l’Iliade , il faut avouer que c’eft une belle ehofe
qu’ une imitation où l ’auteur n’eft pas au deflbus
de fon modèle. Le Tafie a peint quelquefois ce
qu’Uomère n’a fait qjje crayonner. Il a perfectionné
l ’art de nuer les couleurs , & de distinguer les
différentes efpèces de vertus, de vices , £c de paf-
fio.ns , qui ailleurs femblent les mêmes. Ainfi ,
Godefroj eft prudent & modéré ; l ’inquiet Aladin
a une politique cruelle -; la géné»-eufe valeur de
'Jaoçrède jsft oppofée à la fureur d’Argan $ l ’amour
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dans Armide eft un mélange de coqueterie 8c
d’emportement; dzn» Herminie , c’eft une lenirefle
douce & aimable ; i l n’y a pas, jufqu à l ’hermite
Pierre , qui ne fane un perfonnage dans le tableau,
& un beau contraire avec l ’enchanteur Ifmènc : &
ces deux figures font afliirément au deffus de Calchas
& de Taltibius.
I l amène dans fon ouvrage les aventures avec
beaucoup d’adreffe ; i l diftribue fagement les lumières
8c les ombres ; il fait pafier le leéteur des
alarmes de la guerre aux délices de l’amour; 8c
de la peinture des voluptés , il le ramène^ aux
combats ; il excite la fenfibilité par degres ; il
s’élève au deffus de lui - même ’de livre en livre.
Son ftyle eft partout clair & élégant ; & lorfque
fon fujet demande de l ’élévation , on eft etonnë
comment la mollefle de la langue italienne p’rend
un nouveau cara&ère fous fes mains, & fe change en
majefté & en force.
Voilà les beautés de ce Poème ; mais les défauts
n’y font pas moins grands. Sans parler des épifodes
mal coufus , des jeux de mots, & des concetti
puérils, efpèce de tribut que l ’auteur payolt au
goût de fon fiècle pour les pointes, il n’eft pas
poflible d’exeufer les fables pitoyables dont fon
ouvrage eft rempli. Ces forciers chrétiens^ & maho-
métans ces démons qui prenuent une infinité de
formes ridicules , ces princes métamorphofés ep
poiffôns, ce perroquet qui chante des enanfons de
fa propre compofition, Renaud deftiné par la Providence
au grand exploit d’abattre quelques vieux
arbres dans une forêt, qui eft le grand merveilleux de
tout le Poème, Tançrède qui y trouve fa Clorind?
enfermée dans un pin, Armide qui fe prefente à
travers l ’écorce d’un myrte , le diable qui joue
le rôle d’un miférable charlatan ; toutes ces idées
font autant d’extravagances également indignes d'un
Poème épique. Enfin, l ’auteur y donne imprudemment
aux mauvais cfprits les noms de Pluton &
d’A leû on , confondant aiafi les idées païennes avec
les idées chrétiennes.
Sur la fin du feizième fiècle , l ’Efpagne produific
un Poème épique , célèbre par quelques beautés
particulières qui s’ y trouvent, par la fingularité du
fujet, 8c par le cara&ère de l ’auteur.
On le nomme dom Alon\o d’Ercilla y Cunéga
i fut élevé dans la maifon de Philippe I I , foi vit
le parti des armes, & fe diftingua par fon courage
à la bataille de Saint - Quentin. Entendant
dire , étant à Londres , que quelques provinces du
Chily, avoient pris les armes contre les efpagnols
leurs conquérants & leurs tyrans , il fe rendit dans
cet endroit du nouveau monde pour y combattre
ces américains.
Sur les frontières du Chily , du côté du fud j
eft une petite contrée montagneufe , nommée Araucaria
, ’ habité.® par une race d’hommes plus robuftes
| & plus féroces que les autres peuples de 1 Amë-
riqtie. Ii$ défenairyit leux liberté avec plus de