
qu’il faut exercer des enfants à difcuter de grands
objets de Morale ou de Politique. Pour obtenir
des fruits précoces , on les abreuve d’une sève fans
confi fiance & fans vertu ; on les empêche d’aquérir
les fucs & la faveur de la maturité. C’eft de quoi
le plaignoit Pétrone ; & il attribuoit à ce vice
d’inftiîution la ruine de l ’Eloquence. Cruda adhuc
ftudia in forum propellunt ; & Éloquentiam ,
quâ nihil ejfe ma ju s confitentur, pueris induunt
adhuc nafcentibus. Quod f i paterentur laborum
gradus jie r i , ut fiudiofi juvenes leclione feverâ
mitigarentur, ut fapientice praeceptis ahimos
componerent , ut verba atroci fiy lo effbderent,
ut quod vellent imitari diu audirent . . . Jam
ilia grandis oratio haberet majeftatis fuoe pondus.
Que Quintilien donne à fes difciples à deviner
pourquoi Us lacédémoniens repréfentoient Vénus
armée; ou pourquoi Von dépeint VAmour fous
la figure d’ un enfant ; pourquoi on lui donne
des ailes , des flèches , un flambeau ,* avec un
peu d’efprit & quelques légères connoifiances , ils
répondront paflablement. Mais qu’il leur donne à
examiner f i l'homme de guerre aquiert plus de
gloire que le jurifconfuite ; s ’ i l eft permis de
briguer les charges ; f i une loi e jl digne d’éloge
eu de cenfure ,• en quoi deux hommes illùfires
f e reffemblent, & en quoi ils diffèrent, & lequel
des deux eft fupérieur à l ’autre 'en génie ou en
vertu : comment Quintilien veut-il que des quef*
tions 5 qui n’ étoient pas au defîous de Scévola-, de
Cicéron, & de Plutarque , foient accelfibles à un
enfant ?
Qu’on lui raconte une aventure qui l ’intérefTe ,
& qu’on l’oblige à la retracer ; cet exercice peut
lui être utile. Mais les grands procédés de l’Eloquence
, la délibération, la conteftation , l ’amplification
des faits & des moyens , ce qui demande
toute la force d’une raifon mûre & folide , toutes
les reflources d’un efprit cultivé , profondément
inftruit, peut - on le propofer à l ’impéritie d’un
écolier ? Si on lui fuggère fes raifonnements , fes
définitions, fes preuves , fes figures, & fes mouvements
oratoires $ i l répétera en balbutiant ce
qu’il en aura retenu : & fi on le livre à lui-même ,
i l flottera au gré d’une imagination fans idées, ne
produira que des fantômes,, ou ne dira que des
inepties. Quintilien aprouve ces deux méthodes ,
Rollin les admet d’après lui ; plein de refpeCt
pour l ’un & pour l ’autre , j’ôférai cependant ne pas
être de leur avis : car fi la meilleure leçon d’Élo -
quence e ft, comme difoit Socrate , de ne parler
que de ce qu’on fait bien ; la plus dangereufe habitude
eft de parler de ce qu’on ne lait pas ou
de ce qu’on fait mal : & cette inftitution , qui a
mis l ’art de parler, éloquemment avant celui de
penfer jufte , & qui nous fait abonder en paroles ,
dans un âge où nous femmes fi dépourvus d’idées,
e f t peut-être l ’une des caufes qui ont peuplé le
monde de raifonneurs à tête vide & de harangueurs
importuns*
A quoi donc employer cet âge où l ’étude de la
RA étorique 8c les exercices de l’Eloquence feroient
prématurés ? Quintilien l ’a dit, fans avoir deflein
de le dire, lorfqu’i l a comparé fes difciples aux
petits des oifeaux : l ’école eft comme un nid, où
il faut les nourrir , & leur laifier croître les
aîles.
Je diftinguerai donc trois temps pour les difciples
de la jRhétorique : le premier, où l ’on ne
fera guère que leur former l ’entendement, & leur
remplir l ’efprit de ces idées élémentaires que je
regarde comme les fources qui grofliront un jour
le grand fleuve de l’Éloquence ; le fécond, ôù l ’on
commencera d’exercer leur talent par de légères
tentatives, mais en fuivant une méthode dont les
anciens nous ont donné l ’exemple, & dont je pro-
pofe l ’efiai ; le troifième enfin j o ù , dans ' l ’arfc
oratoire , on leur fera concevoir le plan « d’un
édifice régulier, dont les parties fe correfpondent,
& réunifient dans leur enfemble la grandeur , l ’élé-*
gançe, & la folidité.
Après l ’étude des langues favantes , & finguliè*
ment de fa propre langue ; après l ’habitude formée
de la parler correctement & purement, avec clarté,
facilité , noblefle ; la première des facultés à dè-
veloper & à fortifier dans un enfant, c’ eft la raifon.
Nec vero fine philofophorum difeiplinâ, genus
& fpeciem cujufque rei cerne re , ne que eam defi-
niendo explicare, nec tribuere in partes poffu-
mus ; nec judicare qiuz ver a , quæ falfa^fint ;
neque..cernere confequentia , repugnantia videre,
ambigua difiijiguere. ( Orat. ) C’eft dont à la Phi-
lofophie â commencer l ’ouvrage de l ’Éloquence;
& cette méthode eft- vifiblement indiquée dans la
Rhétorique d’Ariftote : car fa manière de former
l ’orateur eft de lui aprendre , avant toutes chofes,
l ’art de bien raifonner & de bien définir , c’eft' à
dire, de lui aprendre à defîîner avant de peindre.
Je ne veux pas qu’on l ’accoutume aux arguties
de l ’école; mais qu’on lui aprenne a manier»le
raifonnement avec force & meme avec dextérité,
& qu’i l en connoifle les règles , pour en mieux
difeerner les vices. Un efprit naturellement jufte
peut aller droit , fans le fecours des règles, dans
les fentiers battus de la raifon , je le fais bien $
mais tputes les routes* n’en font pas également
frayées : il en eft d’épineufes , d’obliques , d’incertaines
; il eft mille détours & mille défilés dans
lefquels péut nous engager un advèrfàire adroit,
un habile fophifte ; & quand , pour foi -- même,
on n’auroit pas befoin du fil du labyrinthe, i l
feroit encore' néeeflaire pour ramener l ’opinion des
autres, lorfqu’ellé fe laifie égarer.
L a Dialectique eft, fi j’ôfeled ire , le fquelette
de l ’Éloquence ; & c’ èft avec ce méchaniune/ces
articulations , ces leviers , ces refiorts , , qu’il faut
d’abord qu’un efprit jeune & vigoureux s’exerce 8c
fe familiarife, Viendra le* temps où il aprendra,
comme, le peintre , à revêtir ces ofiements de?
! formel
formes les plus régulières d’un corps vivant 8c animé;
& ce fera l ’ouvrage de l ’amplification , ce grand
talent de l ’orateur, dont on a fait le jeu de notre
enfance. • .
Mais à cette première orgamlation du talent oratoire
il faudra bientôt joindre une nourriture , qui
commence à donner â la raifon de la force & de
la couleur. Les bons livres en font lafource; &
ce moyen eft affez connu. Mais ce qui ne l ’eft pas
<de même, c’eft le fruit que l ’on peut tirer de ces
leCtures amufantes que l’on feroit à haute voix ,
& q u i, bien dirigées ., feroient pour les élèves
comme les promenades du botanifte avec les fiens,
lorfqu’en parcourant les campagnes, il leur fait
diftinguer & connoître les plantes , dont ils doivent
un jour favoir appliquer les vertus.
A mefure donc , que l ’Hiftoire , la Poéfie, la
Philofophie morale , & cette fleur de Littérature
qui forme l ’éducation de tous les efprits cultivés,
donneroient lieu d’analyfer ces idées élémentaires
qui doivent former infenfiblement le magafin de
1 orateur ; on feroit aux jeunes élèves un objet
d’émulation de les décompofer, de les dèveloper :
& ces études philofophiques feroient comme le vef-
tibule du fanétuaire de rÉloquence.
Q u o i, dira-t-on, des atfalyfes métaphyfiques â
des enfants ! Pourquoi non, fi ces analyfes n’ont
rien de trop fubtil, & ne font que leur expliquer ,
avec plus de précifîon , les mots qui font à leur
ufage ?
Je fuis loin de vouloir fatiguer leur entendement
de ces (péculations ftériles où l ’efprit de
l ’homme fe perd- dans le vague de fes penfées , &
après avoir parcouru un vide immenfe, retombe
dans le doute , fatigué de fes vains efforts. L a Philofophie
cherche la vérité dans l ’effence des chofes ;
l ’Hdûoire, dans les faits. La Poéfie demande un
merveilleux vraifemblable ou un naturel rare , curieux
, & piquant : l ’Éloquence ne veut qu’une vrai-
lemblance commune ; elle rejette les paradoxes, &
tire fa force des moeurs & de l ’opinion générale :
Jn dicendo autem vitium vel maximum e j l . à
vulgari genere orationis atque à confuetuaine
commitnis fenfûs abhorrere f De Orat. L . i ).
Ce n’eft pas que fes idées & fes expreflions ne foient
fouvent très-èlevées : mais fes hauteurs font accef-
fibles , fes haudieffes n’ont rien d’étrange , fa route
n’a rien d’efearpé ; & ce qu’elle dit de fublime ou
d’inouï, n’eft étonnant que par la lumière imprévue
& foudaine qu’elle jette dans les efprits. Ainfi, le
comble de l ’Éloquence eft de dire ce que perfonne
n’avoit penfé avant que de l’entendre, & ce que tout
le monde penfe après l’avoir entendu.
I l ne s’agit donc que de fe tenir ( fi je puis m’exprimer
ainfi ) dans la moyenne région des idées
abftraites , de s’attacher à celles qui ont trait à
l ’Éloquence , & d’éviter ces queftions frivoles ,
fingulières, & fophiftiques , qui ne font qu’altérer
. dans les enfants la bonne foi du fens intime , rendre
G r am m . e t L i t t é r a t » Tome III,
l ’efprit pointilleux & faux , & tout au plus accoutumer
leur langue à une brillante loquacité : Malim.
equidem indifertam prudentiam quam Jlultitiam
loquacem. (-De Orat. L. n i . )
Alors que peut avoir de fi effrayant pour eux
la Métaphyfique de l ’Éloquence? &,par exemple,
quoi de plus cla ir, de plus fenfible , de plus facile
à concevoir, que le dèvelopement de 1 idée de^ la
vertu, tel que Cicéron nous le donne, lôrfquils
liront qu’elle eft à la foi s prudence , ju f iic e y fo r c e ,
& tempérance ; que la prudence eft le difeerne -
ment des chofes, bonnes, mauvaifès , indifferentes ;
que la jufiiee eft l’ état habituel d’une âme attentive
& fidèle à rendre à chacun ce qui lui eft dû-,
fans préjudice du bien public ; que la force confifte
à braver les périls & à fupporter les travaux ; qu’e lle
eft compofëe; de grandeur d’âme, de confiance ,
de patience , & de perfévérance ; que le propre
de la -grandeur d’âme eft de former de généreux
defleins ; & d’y porter une réfolution qui leur donne
encore plus de luftre ; que le caraârère de la confiance
eft de compter fur foi , dans de louables
entreprifes , & de mettre en fes propres forces une
efpérance ferme d’en vaincre les obftacles &
d’enfurmonter les dangers; que hipatience s’exerce
à fouffrir volontairement & long temps, pour
remplir des devoirs pénibles ; que la perfévérance
eft une fiabilité perpétuelle dans des réfolutions
mûrement réfléchies , & qu’on n’a prifes . qu’après
avoir tout prévu & tout confulté; que la tempérance
eft la domination d’une raifon févère fur
tous les mouvements de l ’âme & fur tous fes penchants
impétueux & déréglés ; que fes efpèces
font la continence , la clémence , & la modeftie ;
. que fous le frein de la continence , la fougue des
défirs eft reprimée par l^a raifon ; que la clémence
adoucit les tranfports d’une colère aveugle ou d’un
âpre reffentiment ; que la modeftie enfin répand
une pudeur honnête dans toute la conduite d’un
homme de bien , & ajoûte un nouvel éclat à la dignité
des aélions louables ? '
Ainfi, après avoir commencé par définir en dialecticien
, le jeune homme aprendra à définir en
orateur; & peu à peu fe raffemblera dans fon entendement
cette foule d’êtres intellectuels qui environnent
l ’Éloquence, & qui, claffés avec méthode ,
doivent un jour pouvoir fe fuccéder rapidement &
fans confufion dans la penfée de l’orateur.
Ce fera furtout dans les faits que lui préfentera
l ’Hiftoire , que l ’élève retrouvera fa Métaphyfique
en exemple & fa Morale en aCtion, mais modifiée
par les circonftances , qui quelquefois çhangent
l’objet, au point de rendre digne de louange ce
qui eft en foi digne de blâme , & de rendre digne de-
blâme ce qui de fa nature eft digne de louange.
Ici la tâche que le Rhéteur impolera à fon difciple
fera de déméler , dans le caraCtère de l ’aCtion , ce
qui la rend problématique , ou ce qui la diftingue
& l’excepte de la loi générale 8c de l ’ordre commun.
T t