
Si vous faites fcrupule , difoit le célèbre Adif-
fon , de donner le titre de Poème épique au P a radis
perdu de Milton , appelez-le, fi vous voulez,
un Poème divin ,* donnez-lui tel nom qu’i l vous
pla ira, pourvu que vous confeffiez que c’eft un
ouvrage auffi admirable en fon genre que YÉnéide :
ne difputons jamais fur les noms ; c’eft une puérilité
impardonnable.
Mais le point de la queftion & de,la difficulté,
eft de favoir fur quoi les nations polies fe réunifient
, & fur quoi elles diffèrent. Un Poème
épique doit partout être fondé fur le jugement , &
embelli par l ’imagination ; ce qui apartient au
bon fens , apartient également à toutes les nations
du monde. Toutes vous diront qu’une _Aé£ion
une & fimple, qui fe dèvelope aifément & par degrés,
& qui ne coûte point une attention fatiguante, leur
plaira bien plus qu’un amas confus d’aventures
limon que quelqu’ un prend de la faire -, le milieu-, ce
« font les effets de ces caufes, ô: les difficultés^qui en tra-
s> verfent l’exécution ; & la fin , c'eft le dénouement & la
» ceffation de ces difficultés.
» Le poète, ajoute le même auteur, doit commencer
»> fon Action, de manière qu’il mette le leiteur en état
» d’entendre tout ce qui fuivra ; 8c que de plus le com-
*> mencement exige néceffairement une fuite. Ces deux
33 mêmes principes , 'pris d’ une manière inverCe, auront
■ 3» auffi lieu pour la fin ; c’eft à dire qu’ il faudra que
» la fin ne laiffe plus rien à attendre , & qu’elle foit
:» néceffairement la fuite de quelque chofe qui aura pré-
» cédé. Enfin il faudra que. le commencement foit lié
» ài la fin par le milieu , qui eft l’effet de quelque ebofe
»» qui a précédé la caufe de ce qui va fuivre ».
Dans les caufes d’une Action on remarque deux plans
oppofes. Le premier & le principal, eft celui du héros 3 -
le fécond comprend les defieins qui nuifent au projet du
héros. Ces caufes oppofées produifent auffi des effets contraires>
favoir, des efforts de la part du héros pour exécute:
fon plan, & des efforts contraires de la part de
ceux qui le traverfenr. Comme' les caufes & les defieins
tant du- héros que des autres perfonnages du Poème forment
le commencement de VAction, les efforts contraires
en forment le milieu j c’eft là que fe forme le noeud -ou
l’intrigue, en quoi confifte la plus grande partie du Poème.
Voyei Intrigue , Noeud.
La folution des obftades eft ce qui fait le dénouement:
le le dénouement peut fe pratiquer de deux manières >
ou par une reconnoifiance . ou fans reconnoifiance ; ce
qui n’a lieu que dans la Tragédie. Mais dans le Poème
épique, les différents effets que le dénouement produit,
& les divers états dans lefquels il laiffe les perfonnages
du Poème , partagent VAction en autant de branches. S’il
change le fort des principaux perfonnages , on dit qu’il
y a Péripétie; & alors VAction eft implexe. S’il n’y a
pas péripétie , mais que le dénouement n’opère que le
«affale d’un état de trouble à un état de repos ; on dit
L e VAction eft fimple. Voye\ PÉRIPÉTIE, CatasTRGPHf,
DÉNOUEMENT. Le P. le Boffu , Traité du Poème épi-
Vaction de VÉpopée doit être merveilleufe, c’eft à
dire ,* pleine de fixions hardies, mais cependant vraifem-
blables : telle eft l’intervention des divinités du paganifme
dans les Poèmes des anciens -,8c dans ceux des modernes ,
celles des partions perfonnifiées.- Mais quoique le pôète
puifle aller quelquefois au delà de la nature, il ne doit
monftrueufes. On fouhaite généralement que cette
unité fi fage foit ornée d’une variété d’épifodeS
qui foient Comme les membres d’un corps robüfte
& proportionné.
Plus l ’aftion fera grande , plus elle plaira à tous
les homm.es, dont lafoibiefle tft d’ êtrè feduits par
tout ce qui eft au delà de la vie commune: Il
faudra furtout que cette a&ïon foit intérefiante : car
tous les coeurs veulent être remués ; & un Poème ,
parfait d’ailleurs,s’il ne touchoit point, feroilinfipide
en tout temps & en tout pays» Elle doit être entière;
parce qu’il n’ÿ a point d’homme qui puiffe être
latisfait, s’il ne reçoit qu’une partie du Tout qu’il
s’eft promis d’avoir. - ,
Telles font à peu près les principales règles que
la nature n di&e à toutes les nations qui cultivent
les lettres : mais la machine du merveilleux , l ’intervention
d’un pouvoir célefte, la nature des ep.ijamais
choquer la raifoti. Il y a un merveilleux fage
un merveilleux ridicule. On trouvera fous les mots M.A-
c h i n e & M e r v e i l l e u x , cette matière traitée dans une
jufte étendue. Voye\ Machiné & Merveilleux, -
jj J». Quant à lâ durée de VAction du Poème épique ,
Ariftote obferve qu’elle eft moins bornée que celle d’une
Tragédie. Celle ci doit être renfermée dans un jour, ou ,
comme on d i t entre deux folcils. Mais ŸPpopee, félon,
le même Critique , n’a pas de temps borne. En effet, la
Tragédie eft remplie de pallions véhémentes, rien de violent
ne peut être de longue durée- : mais les verras- 8c
les habitudes qui ne s’aqujèrent pas tout d’un coup, font
propres au Poème épique, & par conféquent fon Action
doit avoir une p us grande étendue. Le É. lé Boffu donne
poür règle, que plus les partions des premiers perfonnages
font violentes, 8c moins Y Action doit durer: qu'en confé-
q ueiice \'Action de l'Iliade, dont h courroux d’Achille eft
l’âme , ne dure que quarante-fept jours ; au lieu que celle
de l’Odyfiée , où la prudence eft la, qualité dominante,,
dure huit ans & demi 5- & celle de l’Énéide, où le principal
perfonnage eft un héros pieux & huma inprès de fept
ans.
Mais ni la règle dccer auteur n’eft inconteftahle, ni fon
fenriment fur la durée de l’Odyflee & fur celle de 1 Éneicie
n’eft exaft. Car quoique l'Epopée puifie renfermer en narration
les Actions de plulieurs années, les Critiques penfenc
affez généralement que le temps de Y action principale,
depuis l’endroit où le poète commence fa narration , ire
peut être plus long qu’ une année, comme le temps d^une
A d ion tragique doit être au plus d’ un jôar. Ariftote 8c
Horace n’en dilent rien pourtant : mais l’exemple d’Homère
& de Virgile le prouve. L’Iliade ne dure que quarante-
fept jours ; rOdyffée ne commence qu’au départ d’Ulyffe
de l*île d’Ogygie; & l’Énéide , qu’à la tempête qui jette
Énée fur les côtes de Carthage. Or depuis ces deux termes-,
ce qui fe paffe dans l’Odyflée ne dure que deux mois,
8c ce qui arrive dans l’Énéide remplit Fefpace d’un an.
Il eft vrai qu’Ulyfle chez Alcinoüs-, & Énée chez'Didon ,
racontent leurs aventures paffees : mais ces récits n’entrent
que comme récits dans la durée d‘e l*A3ion{principale
le coûts des années qu’ont pour ainfi dire confùmées les évènements,
ne fait en aucune manière partie de la durée: du
Poème ; comme, dans la Tragédie ,ie s événements racontés
' dans la protafe Ôcqui fervent à l’intelligence de VAction dramatique
, n’ entrent point dans fa duree. A in fi ,l’erreur du P. le
Boffu eft manifefle. Foyci Protase jro yq , aujjî Fable.
t ( M r G l l v nw a ld . ).......
foJes , tout ce qui dépend de la tyratmiï de la coutume
& de ce fentiment qu’on nomme G mu ; voilà
far quoi il y a mille opinions & point .de règles
générales. --
Nous devons admirer ce qui eft univerfellement
beau chez les anciens , nous devons nous prêtera ce
qui étoit beau dans leur langue & dans leurs moeurs j
mais ce fer-oie .s’égarer étrangement que de les
vouloir fuivre en tout à la pilte. Nous ne parlons
point la même langue -; la Religion , qui eft pref-
que toujours la bafe de la Poéfie épique > eft parmi
nous i ’oppofé de leur Mythologie : nos coutumes
font plus différentes de celles des héros du fiège
de Troie que de celles des américains : nos
combats , nos fièges , nos flottes n’ont pas la
moindre reflemblance c notre philofôphie eft en
tout le contraire de la leur : l ’invention de la
poudre, celle de la bouffole ,. de l'imprimerie ,
tant d’autres arts qui ont été aportés récemment
dans le monde , ont en quelque façon changé la
face de l’univers ^ en forte qu’un poète épique , entouré
de tant de nouveautés - doit avoir un génie
bien ftérile ou bien timide, s’il n’ôfe,pas être neuf
lui-même.
Qu’Honière nous repréfente fes dieux s’enivrant
de neélâr * & riant fans fin de la mauvaife grâce
dont Vulcaiu leur fert à boire ; cela étoit bon
de fon temps, ou lés dieux étoient ce que les
•fées font dans le nôtre. Mais aflurément pérfonne
ne s’avifera aujourdhui de repréfenter dans un
Poème un troupe d’anges & de faints buvant &
riant à table. Que diroit-on d’un auteur qui iroit,
d’après Virgile , introduire des harpies enlevant le
dîner de fon héros ?
En un mot , admirons les anciens; mais que
notre admiration 11e foit pas une fuperftition
aveugle : ne fefons pas cette injuftice à la nature
humaine & à nous-mêmes , de fermer nos ieux
aux beautés qu’eile répand autour de nous, pour
ne regarder & n’aimer que fes anciennes productions,
dont nous ne pouvons pas juger avec autant
de fuîeté.
I l n’y a point de monuments en Italie qui méritent
.plus l ’attention d’un Voyageur que la Jéru-
falem au Tafle; Milton fait prefque autant d’honneur
à rAngleterre que le grand Newton; le
Camoëns eft, en Portugal, ce que Milton eft en
Angleterre.
G’eft fans doute un grand plaifir pour un homme
qui penfe, dé liré attentivement tous ces Poèmes
épiques de différente nature, nés en des fîècles &
dans des pays éloignés les uns des autres. En les
examinant impartialement, on n’ira point demander
à Ariftote ce qu’il faut penfer d’un auteur anglois
ou portugais, ni à M. Perrault comment on doit
juger de l ’Iliade. On ne fe laiflera point tyrannilêr
par Scaliger & par le Boffu , mais on tirera fes
règles de la nature des exemples frapants ; &
pour lors on jugera entre les dieux d’Homère &
le vrai Dieu chanté par Milton, entre Calypfo &
Didon , Armide , & Ève.
De beaux génies & de grands maîtres de l ’art
fe font ainfi conduits pour juger fainement les
poètes épiques ; & comme j’ai leurs écrits fous
les ieux ,. je puis aifément poncer ici quelques
uns des principaux traits'de leurs deflins.
Commençons par Homère.
Ce grand poète vivoit probablement environ
850 ans avant l’ ère chrétienne. Il étoit contemporain
d’Héfîode, & floriffoit trois générations après
la guerre de Troie: ainfi, i l . pouvoit avoir vu
dans fon enfance quelques vieillards qui avojent
été à ce fiège ; & il devoit avoir parlé (ouvent
à des grecs d'Europe & d’Afie , qui avoient vu
Ulyfie & Ménélas. Quand il compofa l’Iliade &-
l ’Odyflee, il ne fit donc que mettre, en vers une
partie de l ’hiftdire & des tables, de fon temps. .
Les grecs n’avoient alors que des poètes pour
hiftoriens & pour théologiens ; ce ne fut même
que 400 ans après Héfiode & Homère, qu’on le
réduifit à écrire i’Hiftoire en profe. Cet ufage, qui
paroîtra bien ridicule à beaucoup de lecteurs, éteit
très-raifonnable. Un livre, en ces tem-ps-lâ , étoit
une chofe auffi rare qu’un bon livre l ’eft aujourdhui
: loin de donner au public l ’hiftoire in-fbLiçy
de chaque village comme on fait à prêtent ,
on ne tranfmettoit à la Poftérité que les grands
évènements qui dévoient l ’ intéreffer Le culte des
dieux & riiiftoire des grands hommes étoient les feuls
fujets de ce petit nombre d’écrits : on les cômpofifc
long temps en vers chez les égyptiens & chez les
grecs , parce qu’ils étoient deftinés^à être retenus par
coeur & à être chantés ; telle étoit la coutume
de ces peuples fi différents de nous. I l ffy eut
jufqu’à Hérodote d’autre hiftoire parmi eux qu’en*
vers , & ils n’eurent dans aucun temps de poéfie
fans mufique.
Celle d’Homère fe chantoit par morceaux dentachés
, auxquels on donnoit des titres particuliers,
comme le Combat des vaijjeauoù, la Patroclèe
la Grotte de Calypfo : on les appeloit rapfo-
dies ; & ceux qui les chantoient, Rapjodes.. Ce
fut Pififtrate , roi d’Athènes-, qui râiîembla ces
morceaux, qui les arrangea dans leur ordre n?.-r
turel y & qui en compofa- les deux corps de Poéfie
que nous avons fous le nom d'Iliade & d'Odyffce*
On en fit enfuite plusieurs éditions fameufes. Ariftote
en fit une pour Alexandre le Grand, qui la
mit dans une précieufe caffette qu’il avoit trouvée
parmi les dépouilles de Darius ; & on la nomma
VÉdition de la cajfette. Enfin Ariftarque , que
Ptolomée Philométor avoit fait gouverneur de foü
fils Evergètes, en fit une fi correcte & fi exafte,
- que fon nom eft devenu celui de la faine critique ;
0« dit, un Ariftarque , pour dire un bon juge en
matière de goût : c’eft fon édition qu’on prétend
que nous avons aujourdhui»
Autant les ouvrages- d’Homère font connus- s,