
n’a pas feulement fon utilité , mais il a fa juftice.
L e champ de l ’invention a les limites ; & depuis
le temps qu’on écrit , prefque toutes les idées premières
ont été faifies , & bien ou mal exprimées.
Or que la moiffon ait été faite par des hommes
de génie & de g oû t, l’on s’en confole en glanant
apres eux & en jouïffant de leurs riche fies : mais
ce qui eft infuportable , c’eft de voir que, dans
des champs fertiles, d’autres, moins dignes d’y avoir
paffé , ont détri & foulé aux pieds ce qu’ils n’ont
pas fu recueillir. Combien de beaux fujets manqués,
combien de tableaux intéteffants foiblemenc ou
groill ère ment peints , combien de penfées, de fenti- '
ments , que la nature préfente d^eile-même & qui
préviennent la réflexion, ont été gâcés par les premiers
qui ont voulu les rendre 1 Faut-il donc ne
plus ofer voir, imaginer, ou fentircomme oni’auroit
fait avant eux? F au t- il ne plus exprimer ce qu’on
penfe , parce que d’autres l ’ont penfé ?
Que ne venoit-elîe après moi?
E t je l'aurois dit avant e lle ,
a dit plaifamment un poète , en parlant de l ’Antiquité.
L e mot du Métromane ,
• Ils nous ont dérobés, dérobons nos neveux,
eft plein de chaleur & de verve. Mais férieufement
la condition des modernes feroit trop malheureufe ,
iî tout ce que leurs prédécefleurs ont touché leur
étoit interdit.
Mais les vivants ? Les vivants eux-mêmes doivent
fubir la peine de leur maladreffe & de leur incapacité
, quand ils n’ont pas fu tirer avantage de la
rencontre henreufe d’un" beau fujet ou d’une belle
penfée. Ce font eux qui l ’ont dérobée à celui qui
auroit dû l’avoir , puitque c’eft lui qui fait la rendre;
& je fuis bien fur que le Public * qui n’aime
qu’à jouir , penfera-comme moi.
Pourquoi donc les pédants, les demi-beaux-efpri.ts,
& les malins Critiqués font-ils plus fcrüpuleux &
plus févères ? Le voici. Les pédants ont la vanité
de faire montre d’érudition en découvrant un larcin
littéraire; les petits efprits, en reprochant ce larcin,
ont le plaifir de croire humilier les grands ; & les
’ Critiques dont je. parle , fuivent le malheureux
inftina: que leur a donné la nature , celui de verfer
leur venin.
Un certain nombre d’hommes moins méchants ,
mais avares de leurs éioges' & de leur eftime , vou-
droient au moins favoir au jufte ce qu’ils en doivent
à l’écrivain; & lorfqu’ii n’a pas la gloire de
l ’invention, ils fouhaiteroient qu’il les en avertît.
Ils veulent que l’on emprunte, mais non pas que
l ’on vole ; & pardonnent le P la g ia t , pourvu qu’il
ne foit pas furtif. Cela paroît fort raifonnable.
Mais bien fouveot l ’âùteur ne fait lui-même où il
a vu ce qu’il imite : l ’efprit ne vit que de fouvenirs, &
rien cfe plus naturel que de prendre de bonne foi la
mémoire pour fori imagination ; rien Je plus difficile
que de bien déméier ce qu’on a tiré des livres
ou des hommes , de la nature ou de foi-même.
Comment l’auteur de Britannicus & à'A thalle
auroit-il pu vous dire ce qu’i l devoit à* la ledture
de Tacite & des livres faints ? Vous ne demandez
pas l’impoffible ; je vous entends : mais où finit la
dilpenfe , &• où commence l ’obligation d’avouer fes
emprunts ? Celui qui emprunte comme Térence ,
comme LaFontaine , comme Boileau, s’en accufe ou
s’en vante: mais celui qui imite de plus loin comme
Racine , ou Corneille -, ou Molière ; celui qui ne
prend que le fujet, & qui lui donne une forme nouvelle
; celui qui ne prend que des détails, & qui les
embellit ou qui les place mieux ; ira-t-il s’avouer
copifte quand il ne croit pas l ’être ? Il y auroit plus
de mocieftie à céder du fien qu’à retenir du bien djait-
trui, je l’avoue ; mais eft-il donc fi effenciel à un poète
d’être modefte? & n’avez-vous pas vous-même ,
en le jugeant , votre vanité comme lui ? Suppofez ,
pour vous en convaincre , que votre amour propre &
le fien n’ayent jamais rien à déméier enfemble ; qü’il
foit à cinq-cents lieues de vous, ou qu’il foit mort,
ce qui eft plus fur & plus commode ; alors , pourvu
que fes fidlions', fes peintures vous intérefîent,
que fes fentiments vous touchent, que fes penfées
vous éclairent , vous vous'fouciez fort peu de favoir
ce qui eft.de lui ou d’yn autre. Ce n’eft donc que
fon voifinage qui vous rend difficile fur le tribut
d’eftime que vous aurez à lui payer. Voyez ,
lorfque Corneille , en donnant le Cid t étonna tout
fon lièele & confterna tous fes rivaux , quelle im-
poi tance" l’on attacha aux menus larcins qu’il avoit
faits au poète efpagnol ; & aujourd’hui qui s’en
foucie ? Le Public, vraiment fenfible & amoureux
des belles chofes , ne demande que de belles chofes;
c’eft à ' l ’ouvrage qu’il s’attache , & non pas a
l’auteur : que tout foit de celui-ci où d’un autre ,
d’un moderne ou d’un ancien, d’un vivant ou d’un
mort ; tout lui eft bon , pourvu que tout lui
plaife : comme. les lacédémoniens, il permet les
larcins heureux , & ne châtie que les maladroits.
Le vrai P la g ia t, le jfeul qu’il défavoue , eft celui
qui ne lui aporte aucune utilité , aucun plaifir
nouveau. De là vient qu’il b'affoue un obfcur écrivain
, qui va comme un filou voler, un écrivain
célèbre , & déchirer une riche étoffe pour la coudre
avèc fes haillons.
Plutarque compare celui qui fe borne à ce que
les autres ont penfé , à un homme qui allant
chercher du feu chez fon voifin , en trouveroit un
bon & s’y'arrêteroit , fans fe donner la peine d’en
aporter chez lui pour allumer le fien. Mais à
celui qui d’une bluctte a fait un brafier, reprocherez
vous votre bluette ? ( M. Mi ARM on t e l . )
PLAINDRE , R E G R E T TER , Sjynonym. On
plaint le malheureux., on regrette l ’abfent : l ’un
eft un mouvement de la pitié, & l ’aulre eft un effet
de l’attachement.
La douleur arrache nos Plaintes , le repentir
èxcite nos Regrets,
Un bas courtifan en faveur eft l ’objet du mépris
public , & lorfqu’il tombe dans la difgrâçe per-
ionne ne le plaint. Les princes les plus loués pendant
leur vie ne font pas toujours les plus regrettés
après leur mort.
Le mot de Plaindre employé pour foi-même,
change un peu la lignification qu’il a lorfqu’il eft
employé pour autrui : retenant alors l ’idée com-
mune^Sc générale de fenfibilité , i l celle, de (repré-
fenter ce mouvement particulier d e q u ’il fait ■
fentir lorfqu’il eft quefiiôn des autres ; & au lieu
de marquer un 'fimple fentiment, i l emporte de
plus dans fa lignification la manifeftation de ce
fentiment. Nous.plaignons les autres lorfque nous
fomrnes touchés de leurs maux ; cela fe paffe au
dedans de nous , ou du moins peut s’y paffer ,
fans que nous le témoignions au dehors. Nous nous
plaignons de nos maux , lorfque nous voulons que
les autres en foient touchés ; il faut pour cela les
faire connoître. Ge mot eft encore quelquefois employé
dans un autre fens que celui dans lequel on
vient de le définir ; au. lieu d’un fentiment de pitié ,
il en marque un de repentir : on dit en ce fens
qu’on plaint fes pas ; qu’un avare fe plaint toutes
chofes , jufqu’au pain qu’il mange.
Quelque occupé qu’onsfoit de foi-même , i l eft
«les moments où l ’on"plaint les autres malheureux.
II.eft bien difficile, quelque philofophie qu’on ait ,
de fouffrir long temps fans fe plaindre. Les gens
intéreffés plaignent tous les pas qui ne mènent à
rienr Souvent on ne fait femblant de 'regretter le
paffé, que pour infulter au préfent.
Un coeur dur ne plaint perfonne ; un ftoïcien ne
fe plaint jamais ; un pareffeux plaint fa peine plus
qu’un autre ; un parfait indifférent ne regrette rien.
La bonne maxime ferôit de plaindre les autrès,
furtout lorfqu’ils fouffrent fans l ’avoir mérité; de ne
fe plaindre que quand on peut parla fe procurer
du foulage ment ; .de ne plaindre fes peines que
lorfque la fageffe n’a pas diété de fe les donner;
& de regretter feulement ce qui méritoit d’être
eftimé. !( Vabbé Gir a r d . )
* PLA ISANT , E. adj. Belles-Lettres , Poéjie.
Les efpagnols, dit le P. Rapin , ont le génie
» de voir le ridicule des hommes bien mieux que
» nous ; les italiens l ’expriment mieux ». Cela
peut être vrai du P la ifa n t, mais non pas du Comique.
Tout ce qui eft rifibie" n’eft pas ridicule :
tout ce qui eft plaifant n’eft pas'comique ; tout
ce qui eft comique n’eft pas plaifant. Une maladreffe
eft rifibie ; une prétention manquée eft ridicule
; une iituation qui expofe le vice au mépris
eft comique; un bon mot eft plaifant. Boileau ,
qui ne rcconnoiffoit de vrai comique^ que J Molière,
difoit de Renard , qui/ ii étoit pas médiocrement
P L A I S A N T & traitoit de bouffonneries toutes
les pièces qui reffembhoient à celles de Scarron :
c’eft la plus jufte application de ces trois mois ,
Comique , P la ifa n t , & Bouffon.
Le Comique eft le ridicule qui réfulte de la
foibleffe, de. l ’erreur , des travers de l ’efprit, ondes,
vices du caraéïère.
Le Plaifant eft l’effet de la furprife réjouïffante
que nous caufe un contrafte frapant, fingulier , &
nouveau, aperçu entre deux objets ou entre un
objet & l ’idée dilparate qu’il fait naître. C ’eft une
rencontre imprévue q ui, par des raports inexplicables
, excite eu nous la douce convuifion du rire.
L a Bouffonnerie eft une exagération du Comique
8c du Plaifant.
L’Avare & le Tartufe font deux perfonnages
comiques ; Crifpin , dans le Légataire , eft un
perfonnage piaffant ,* Jodelet , un perfonnage
bouffon.
Il arrive naturellement que le bon Comique
eft piaffant. Ce vers , •
O u i, mon Frère, je fuis un méchant, un coupable ,
a l’un & l ’autre caractère dans la bouche du Tartufe
: il eft piaffant , par l ’oppofition de la vérité
que dit Tartufe avec l ’effet qu’elle produit, & par
la fingulatité piquante de ce contrafte; i l eft comique
, parce qu’i l exprime le plus1 vivement qu’il
eft poffibîè l ’adreffe du-fourbe qui trompe , & qu’il
va faire fortir de même la crédule prévention de
l ’homme fimple qui eft trompé.
Mais le Piaffant n’eft. pas toujours comique
; parce que le contrafte qu’il préfente, peut
n’être qu’une fingularité de raports .entre deux
idées qu’on ne croyoit pas faites pour fe lier enfemble
: comme f i , par exemple , un valet imagine
de prendre la place de fon maître au lit de la
mort, de dièter fon teftament, & d’ôfer enfuite
lui (butenir qu’il l ’a fait lui-même & que fa léthargie
le lui a fait oublier. Il n’y a rien là de
ridicule dans les moeurs ni dans les caraètères ; mais
il y a une contrariété d’idées fi imprévue', & i l
en réfulte une furprife fi naturelle & fi amufante,
que le vrai Comique ne l’eft pas davantage. Cependant
fi dans cet exemple on ne voit pas le Comique
de caractère , on croit y voir du moins'le
Comique de filuation , dans l ’embarras où s’eft mis
le fourbe : mais comme il fe dégage de fes propres
filets , & que ce n’eft pas à fes dépens que l’on rit,
comme l ’on rit aux dépens de Tartufe lorfqu’il le
voit pris fur le fait ; il eft facile de reconnoître
que la fituation de Crifpin n’ eft que pia ffante ,
& que celle de Tartufe eft comique.
L ’ivreffe n’eft point un ridicule ; & quelquefois
rien de plus p ia ffa n t, parce qu’un ivrogne a fin-
gulièrement la prétention de raifonner jufte , comme
i l a celle de marcher droit, & que fa déraifon veut
H 2.