
fentiment, n’auroient peut - être ému peiTonne ;
peut-être même auroient-ils foulevé tous les efprits
d’un peuple libre contre l ’efclave d’un tyran.
En employant le Pathétique indireét, l*orateur
ne compromet jamais ni fon miniftère ni fa caufe :
le récit, Fexpofé , la peinture qu’il fait , peut
caufe r une émotion plus ou moins vive fans con-
fequence. Mais lorfqu’en fe paflionnant lui- même ,
il s’efforce en vain de nous émouvoir, & que,
par malheur , tout ce qui l’environne eft froid ,
tandis que lui feul i l s’agite ; ce contrafte rifible
fait perdre à fon fujet tout ce qu’il a de férieux, à
fon Eloquence toute la dignité, à fes moyens toute
leur force.
Le Pathétique direét, pour fraper à coup sur,
doit donc fe faire précéder par le Pathétique indirect.
C’eft à celui-ci à mettre en mouvement les
paffions de l’auditeur : 8c lorfqu’il l ’aura ébranlé ,
que le murmure de l ’indignation fe fera entendre,
ou que les larmes de la compaflion commenceront
à couler ; c’eft à l ’orateur à fe jeter comme dans
la foule , & à paroître alors le plus ému de ceux
qu’il vient d’irriter ou d’attendrir. Alors cé n’eft
plus lui qui paroît vouloir donner l’impulfion ,
c’eft lui qui la reçoit ; ce n’eft plus à fa paillon
qu’il s’abandonne, mais a celle du peuple ; & en fe
mêlant avec lu i, il achève de l ’entraîner.
L e point critique & délicat du Pathétique direft,
eft de tenir eflenciellement à l ’opinion perfpn-
nellé , & d’avoir befoin d’être foutenu par le caractère
de celui qui l ’emploie. Une feule idée incidente
q u i, dans l ’elprit des auditeurs, vient le contrarier,
le détruit.
Supposons, par exemple, que Périclès eût reproché
aux athéniens le luxe & le goût des plai-
firs , avec la véhémence dont les Catons s’èlevoient
contre les vices de Rome ; la feule idée'd’Afpafie
auroit fait rire les athéniens de l ’Éloquence de"
Périclès. Suppofons que , dans notre Barreau, un
avpcat , peu févère lui-même dans fa conduite &
dans fes moeurs , voulût parler , comme un d’Aguef-
feau , de décence & de dignité, & qu’on fût infi-
truit du fouper qu’il auroit fait la veille , ou de
la nuit qu’il auroit paffée ; fuppofons qu’un homme
. voluptueufement oifif vînt fe paflionner en public
contre la mollefle & la volupté , & que, tandis
'qu’ il recommanderoit le travail, l ’humilité', la
tempérance , on fût qu’un char pompeux l ’attend ,
qu’un dîner fomptueux eft préparé pour lui : que
deviendroit fon Éloquence ?
( ^ Nous allons bientôt voir avec quel art les
orateurs anciens emplo y oient l ’une & l’autre efpèce
de Pathétique y 8c quels en étoient les effets. )
En Poéfie, & fpecialement dans la Poéfie dramatique
, même diftin&ion : ainfi , le précepte
d’Horace,
. . . . . . S i vis me flere, dolendum eft
Primum ipji tibi ,
fifeft rien moins qu’une maxime générale.
Le fentiment qu’infpire un perfonnage, eft quelquefois
analogue à celui qu’il éprouve , quelquefois
différent, & quelquefois contraire : analogue ,
lorfque l’atteur nous pénètre de fon effroi, de fa
douleur i comme Hécube, Philo&ète , Mérope,
Sémiramis , Andromaque, Didon , &c ; différent,
lorfque de fa fituatiou naiffent des fentiments de
crainte & de pitié qu’il ne reffent pas lui-même ,
comme OEdipe , Polixène , Britannicus ; contraire ,
lorfque la violence de fes tranfports nous caufe
des fentiments de frayebr & de compaflion pour
un autre & contre lui-même, comme Àtrée, Cléopâtre
, & Néron. C ’eft alors , comme nous l’avons
d it, que le filence morne , la diffimulation profonde
, le calme apparent d’une âme atroce, &
la tranquile fécurité d’une âme innocente 8c crédule
, nous font frémir , de voir l ’un expofé aux
fureurs que l ’autre renferme. Tout paroît tranquile
fur la fcène, & les grands mouvements du Pathétique
fe paffent dans l ’âme des fpeétateurs.
Jetez les ieux fur la ftatue du gladiateur mourant;
il expire fans convûlfions ; & la douce langueur,
exprimée par fon attitude & répandue fur
fon vifage,. vous, pénèt r evous attendrit : ainfi,
lorfqu’Iphigénie veut confoler foi; père qui l’envoie
à la mort, elle nous arrache des larmes ;
ainfi, lorfque les enfants de Médée careflent leur
mère qui‘médite de les égorger , on frémit. Voyez
un berger & une bergère jouant fur l ’herbe , 8C
prêts à fouler un ferpent qu’ils n’aperçoiveat pas;
voyez une famille tranquilement endormie dans uné
maifon que la flamme envelope : voilà l’image de!
ce Pathétique indirect.
Rien de plus déchirant fur le théâtre que les tranfports
de joie de l ’époux d’Inès, quand fon père lui %
pardonné. ‘ '
Mais rÉ lo quence des paffions agit tantôt directement
fur les a&eurs qui font en fcène, & par
réflexion fur les fpeftateurs ; tantôt directement
fur les fpedateurs , fans avoir d’objet fur la fcène,'
Un conjuré, comme Cinna , Caflius , Manlius, veut
infpirer à fes complices fes fentiments de haîne &
de vengeance contre Céfar ou le Sénat: il emploie
l ’Éloquence de ces paffions; & il en réfulte deu*
effets , l ’un fur l’âme des perfonnages , qui conçoivent.
la même haîne & le même renentiment ;
l ’autre fur l’âme des fpe&ateurs, q u i, s’intéreflanfc
au falut de Céfar ou de Rome, frémiflent des
fureurs & du complot des conjurés. De même ,
lorfqu’une amante paflionnée , comme Ariane ou
Didon , déploie toute l’Éloquence de l ’amour pour
toucher un ingrat, pour ramener un infidèle , le
Pathétique en eft dirigé vers l ’objet qu’elle veut
toucher; 8c ce n’eft qu’en fe réfléchiffant fur l ’âme
des/fpedateurs, qu’i l les pénètre de pitié pour la
malheureufe viftime d’un fentiment fi tendre & fi
cruellement trahi. Mais fi la paflion ne s’exhale
que pour s’exhaler , comme lorfque cette même
Didon , cette .Ariane abandonnée, laide- éclater fo#
jfléfefpoir lorfque Philo&ète , Mérope, Hécube ,
ou Clyiemneitre , fait retentir le théâtre de fes
plaintes & de fes cris : le Pathétique alors fe
dirige uniquement fur les fpedateurs; SC fi, comme
i l arrive dans de vaines déclamations, il manque
de fraper les âmes de compaflion & de terreur, c’eft
de l ’Éloquence perdue : verbe rat auras,
De l ’étude bien méditée de ces raports, réfuir
teroit peut-êire une connoiflance, plus jufte qu’on
ne paroît l ’avoir communément , des moyens propres
à l-Éi oquence des paffions, & de l ’ufage plus
modéré, mais plus sûr, qu’il feroit pofiïbie d’en
faire.
( ^ Quant à l ’effet moral du Pa.thédque, on
fent que l ’Éloquence paflionnée doit tenir de la
nature du feu, & , comme lu i , être à la fois d’un
extrême danger & d’une extrême utilité.
En Poéfie, il eft affez rare que l ’effet en foit
dangereux. S’il attendrit, c’eft en faveur d’un objet
intéreflant, aimable , & moralement bon : car la
foiblefle n’exclut pas la bonté ; & ce n’eft pas un
mal que de nous difpofer à une indulgence éclairée.
S ’i l excite l’effroi, la haîne, l’indignation ; c’eft
pour un objet odieux ou funefte : 8c fi l ’étonnement
& la frayeur que nous caufe le crime font
mélés d’admiration ; le danger , le malheur , le
trouble, les tourments que le poète a foin d’attacher
au crimg, & furtout le"" tendre intérêt que
.nous infpire l ’innocence , nous font communément
hafr les forfaits, lors même que nous admirons la force
d’âme & le courage qui les ennoblit à nos jeux. Il n’y
a que l’égarement des paffions compatibles avec
un bon naturel, qui nous caufe une pitié tendre :
& alors c’eft à la bonté malheureufe que nous
donnons des larmes, c’eft la perte de la vertu , de
l ’innocence, que nous pleurons ; jamais le-vice n’in-
térefle.
I l faut avouer cependant que la bonté morale
du Pathétique eft relative à l ’objet pour lequel
le poète nous émeut : & fi la fenfibilité qu’il
.exerce peut devenir nuifible ou vicieufe , comme
dans les peintures de l ’amour illicite ; cet exercice
n’eft pas aufil falutaire à de jeunes âmes , que lorf-
qu’elle a pour objet l ’amour conjugal, l ’amitié ,
l ’humanité, la piété filiale, ou la tendrefle paternelle.
Une chofe incompréhenfible, c’eft le-peu
d’ufàge.que nos poètes avoient fait, avant Voltaire,
de ces moyens vertueux 8c puiffants d’intérefler &
d’émouvc>ir. Lorfqu’i l s’eft ouvert cette fource facrée,
i l l’a trouvée pleine , &fi abondante, qu’en foixante
ans il n’a pu la tarir. C ’eft là qu’il refte à puifèr
-après lui : car , à vrai dire , le Pathétique qu’on
pouvoit tirer de l ’amour, ne laifTe plus, après Racine
& Voltaire lui-même , que de petits ruiffeaux
„dchapés de la fource qu’ils femblent avoir épuifée.
Quoi qu’il en foit, comme en Poéfie l ’impreffioii
du Pathétique eft vague , fugitive , & fans objet déterminé
; ou plus tô t , comme fon objet a&uel , fa
fia prochaine eft le plaifir; que le poète n’a
d’ailleurs aucun intérêt de rendre vicieux le plaifir
qu’il nous caufe ; que fa gloire même la plus pure
eft attachée à la bonté morale de fes moyens, &
qu’à l ’ambition d’être aimable & intéreflant fe joint,
s’il n’eft pas dépravé , celle de fe montrer honnête :
on eft prefque aflurc qu’en lui le talent d’émouvoir
n’aura rien de pernicieux.
I l n’en eft pas de même en Éloquence. Un factieux
, un fourbe , un fanatique, un furieux, un
homme vénal & pervers , animé par fes paffions
ou par celles de(lfes clients, peut les communiquer
à fon auditoire , à fes juges ;' & de l ’im-
preffion foudaine & rapide qu’il aura faite , peut
dépendre i ’état, l ’honneur, la vie d’un citoyen ,
le fort d’une famille, la deftinée d’un Empire.
L ’homme vertueux au contraire peut, avec le
même flambeau , rallumer toutes les vertus. Sans
la bataille de Chéronée , Démofthène. eût fauve
la Grèce ; fi les deux Gracches n’avoient pas été
maffacrés , Rome n’avoit plus de tyrans; fi, dans
le parti de Catilina ou dans celui de Charles I ,
i l le fur trouvé deux -hommes plus éloquents que
Cicéron & que Cromwel , Rome étoit perdue ,
Charles étoit fauve. Si Marc-Antoine , le triumvir,
n’eût pas connu les grands moyens de l ’Éloquence
pathétique , Céfar n’eût pas été vengé; & dans
le Barreau ancien & moderne , combien de fois &
le-jufte & l ’injufte , indifféremment foutenus d’une
Éloquence pathétique , n’ont - ils pas triomphé ou
fuccombé par elle ?
L ’entendement eft une faculté froide & paffive :
il obéit , dans le filence des paffions, à la vérité,
à l ’évidence; & alors fans doute il fuffit de convaincre
pour entrainer. De même , une fenfibilité ,
une vivacité modérée, dans des âmes paifîbles &
dans des efprits calmes , les difpofe à la per-
fuafion ; 8c avec eux on eft en état de bien fervir
la vérité , lorfqu’au talent de la faire connoître ,
on joint le don de la faire aimer. C ’eft daris la
première de ces deux hypothèfes que Bourdaloue
a écrit fes fermons ; c’eft dans la fécondé que
Fénelon a compofé le Télémaque , & Maffillon
le Petit-Carême. Et contre de foibles obftacles ,
il feroit inutile, i l feroit ridicule d’employer de
plus grands efforts : car en Éloquence , non plus
qu’en Méchanique, - i l ne doit jamais y avoir de
mouvement perdu ; puiffance , levier , réfiftance„,
tout doit être proportionné.
Mais, -lorfqu’en même . temps on a des vérités
prenantes , d’importantes, réfolutions à faire paffer
dans les âmes, & •dans fon' auditoire une extrême
>inertie à vaincre , ou de grands mouvements à
contraindre & à réprimer, ou une longue obfti-
nation , une forte inclination' à combattre & à
renverfer, enfin une mafle d’obftacles à ébranler 8c
à détruire , ou une violente impulfion à repouffer,
à furmonter ; alors l ’Éloquence a befoin du
bélier & de la balifte.
•L e leproche, l ’objurgation 3 la honte, la vûfi