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froide & quelques beaux dèvelopemenfs font tout
ce qu’il en peut tirer; & avec une élocution brillante
, il n’y fera qu’un bon rhétoricien. Au contraire
, que l ’on foutienne que les Sciences & les
le ttre s ont été nuifîbles au genre humain , il n’y a qu’un fophifme à tourner, a manier'avec adreffe,
pour donner le change aux efprits , & pour faire
de ce paradoxe une Ihèfe très - éloquente, On v
rappellera tous les -temps où les Lettres & les
Sciences ont fleuri: & conjme ces temps font auflï
des temps d’opulence & de luxe , d’ambition &
d’avarice, de mollefle & de corruption ; ce raport
de coexiftence jetera la 'confufîon entre les effets
& les caufesj on attribuera aii progrès des lumièrés
les fuites naturelles de la prospérité ; & tous les
maux que les richeffes, l ’oifîveté , l ’orgueil, la
«gjpidite ont produits , on les fera retomber fur
les Lettres; on déguifera la misère & l’abrutifle-
ment .de l ’homme fauvàge ; ôn diflimulera la férocité
? l ’atrocité de l ’homme barbare ; & défenfeur
dé la nature dans fon état de liberté, d’égalité,
d’ indépendance, on aura mis Y Éloquence axs*. prifes
•avec toutes -les pallions qu’engendre la focîété.
V o ilà comment d’une queftion un homme adroit
fait une eaufe,- & nous diftrait des vices de la
preuve par l’intérêt dont i l anime des fophifmes
ingénieux.
Entre le froid raifonnement & les mouvements
pathétiques , il eft une Éloquence douce, qu’on
appelle Infinuation. Ge fut à ce talent de ménager
, d’apprivoifer, de fe concilier les efprits,
que Cicéron dut l ’étonnant fuccès de l ’Oraifon
contre la lo i agraire : & c’eft le genre le plus
convenable & le plus néceffaire au Barreau moderne
; non pas pour féduire lès juges , mais pour
ne jamais les bleffer , ni dans leurs opinions, ni
dans leurs fentiments ; dangej auquel des caufes délicates,
ou odieufesen apparence, expoferoient fou-
vent un plaideur inconfidéré.
L a Magiftrature eft encore parmi nous l ’ordre
de la fociété où les moeurs font les plus févères ;
2c le Public , devant fes tribunaux, prend fon
efprit & devient lui-même délicat fur les bien-
féances. Or dans prefque toutes les grandes caufes
les bienféançes font compromifes. C eft une femme
qui fe plaint des duretés , des violences, des désordres
de fon époux ; c’eft un fils méconnu ou
déshérité par fon père ; c’eft une fille dépouillée
ou défavouée par fa mère ; c’eft un homme foible
& obfcur que le crédit & la mauvaife foi d’un
homme en dignité font périr de misère & réduifent
au défefpojr. Alors, fans perdre de fa force , Y É lo quence
a befoin de prudence & d’adréffe ; & plus
l ’orateur fé'réferve de véhémence & de vigueur,
pour faire fentir à l ’homme injufte,ou à l’homme
jdénaturé , les cruautés dont il i ’accufe, plus il
doit .fe montrer timide., refpeétueux , craintif avant
que de les révéler : ce ne doit être que l’ excès &
la violence du mal qui lui arrachent des plaintes.
iLa jmodeftie d’une époufe, le refpeét d’un enfant,
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fa piété, fon amour même , doivent tour à (oür
adoucir l ’amertume de fes reproches , & augmenter
celle de fes regrets : fans ceffe approfondir la plaie ,
& fans ceffe y verfer du baume ; tel eft l ’artifice
de cette Eloquence , qui femble vouloir tout adoucir
, &qui ne diflimule rien. Voye% I n s in u a t io n .
''-.Cette Éloquence règne avec moins d’artifice
dans tous les écrits vertueux qui ont du charme &
de l’intérêt. C’eft Y Éloquence du Télémaque. Elle
n a point ces mouvements paffionnés qui font pour
1 orateur comme fes forces de réferve , fes machines
pour ébranler & renverfer les grands obstacles
, ou , comme les appelle Cicéron, fes
, torches pour tout embrafer, dicendi fa c e s . Mais
aufli YÈloquence n’a-1-elle pas toujours desbou-
levarts à ruiner, ni un incendie à répandre. Sans
exciter dans les efprits, ni la terreur , ni la com-
paflion, ni l ’indignation , ni la colère , ni la
haînë, ni l ’ardeur du reffentiment, du dépit , & de
la vengeance, ni les foul&vements de l ’orgueil irrité
, ni les fecrets murmures de l ’envie; elle.fait
nous mener, par des pentes imperceptibles, au
but de la perfuafîon; & cette douce violence qu’elle
fait à l ’opinion, à l ’inclination, à la volonté même,
n’en eft pas moins inévitable : c’eft une plus douce
magie, mais dont le charme Qte jufqu’à l ’envie
de ne pas s’y laiffer furprendre , & qui ne laifle
ni prévoir ni craindre les enchantements. Cette Éloquence,
dont le jugé même le plus intègre & le plus
fagé ne fe méfie pas allez ; cette Éloquence des
fyrènes, contre laquelle il ne faut pas moins que
les précautions d’Ulyffe, tient au moins la fécondé
place parmi les talents de l’orateur, & met le
genre tempéré bien près du genre pathétique- &
fublime. L ’homme pleinement éloquent .eft donc
celui q u i, non feulement dans différentes caufes ,
mais dans la même caufe, fur le même fujet, félon
l ’effet qu’i l veüt produire, fait employer l ’un &
l ’autre moyen &lés employer à propos.
Ainfî, lorfqu’on a dit que YÈloquence étoitdans
l ’âme, on a ' dit une vérité; mais on ne l ’a dite
qu’à demi. UÉloquence eft dans l ’âme comme la
force du corps çft dans les mufcles. Mais l’adreffe
& l ’agilité font pour la force des avantages.: l ’une
lui apprend à fe déployer habilement ; l ’autre, avec
promptitude: & comme l ’athlète bien exercé , qui
fait prendre fes temps , choifir fes attitudes , &'
régler tous .fes mouvements , ne perd aucun de fes
efforts , tandis qu’un adyerfaire plus rôbufte que
lui fe fatigue & s’épuife en vain ; de même l ’orateur
qui fait ménager fes moyens , les diriger, en
faire ufage, finit par terraffer celui qui prodigue au
hafar'd & fans réferve tous les.fiens.
On a dit que YÈloquence n’étoit jamais que
momentanée: c’eft ce que je ne puis penfer..Dans
un écrit philofophique où la raifon domine, &
qui donne, rarement lieu au langage du fentiment ,
plus rarement encore aux mouvements de l ’âme ,
Y Eloquence n’aura que des moments, j’en ;coo-
viens. 11 eft vrai de jmêirje que, dans TRiftpire*
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les traits, les morceaux d'Éloquence ne brillent
que par intervalle , & comme des éclairs rapides
& brûlants ; mais ces traits font de Y Éloquence ,
& ne font pas Y Éloquence, Celle-ci eft un art
comme l ’Architeâiure, & fon ouvrage eft un édifice.
' '
Un ligueur va tuer le cardinal de Retz d’un
eoup de piftolet. Ah l malheureuse , f i ton père
te voyait î lui dit lé cardinal ; & ces mots, infpirés
par le génie de la néceffité, défarment l ’afTaffin. 1
Miférable ƒ ôferois-tu bien tuer Gains M'arius ?
dit d’un air & d’une voix terrible cet illuftre prof-
cric au gaulois qui va le fraper ; & le gaulois
épouvanté s’ enfuit en criant , Je ne puis tuer
Cdius - Marius. Ainfî , lorfque l ’effet de Y É lo quence
doit être foudain & rapide, elle réfîde dans
quelques mots ; & c’eft alors qu’elle eft fublime. :
Derar efl mort ! s’écrioient les arabes , éperdus
de frayeur d’avoir vu tomber leur Générai.
Qu’.impàrte que Derar fo it mort ? leur dit Rafi,
l*un de leurs capitaines; Dieu efi vivant & vous
regarde ; & il les ramène au'combat.
Mes e n f a n t s l e s blancs vous regardent ,
difoit le marquis de Saint-Pern à Crevelt, en parcourant
la ligne des grenadiers^de France, expofés
au feu du canon ; & aucun d’eux ne remua.
Ce font là fans doute des traits d’Éloquence ,
des mots fublimes, fi l ’on veut: mais ces mots,
ces traits éloquents, qui ont fuffi quelquefois pour
foulever un peuple, pour rallier une armée, pour
faire tomber le poignard de la main d’un fcélérat,
n’auroient pas fuffi. à Cicéron pour amener le peuple
romain à renoncer au partage des terres , ni a
Démofthène pour foulever les athéniens contre
Philippe , ni à Maffillon pour produire l ’effet du
fermon du pécheur mourant ou du petit nombre des
élus.
Une paffion violente fe réprime par un mouvement
de paffion plus violent encore ; & ce n eft
pas ce que Y Éloquence a de plus difficile à faire :
ç’eft. aux paffions fourdes & lâches , comme l ’envie
& la peur , qu’elle a de la peine à oppofer, ou
des ftimulants allez forts,. ou des xontrepoifons
d’une vertu affez a&ive. C ’eft pour ranimer des
coeurs éteints,, pour rendre l ’efpérance à des âmes
rebutées par le malheur, la réfolution à des efprits
glacés, le courage-à des. hommes abattus de mol-
leffe ; c’eft pour faire fentir l ’aiguillon de la honte
& celui de la gloire, à des peuples dont la feule
reffource eft l ’audace & le défefpoir ; c’eft pour
tirerun auditoire, une multitude affemblée , d’un
état d’indolence , de ftupeur , ou de léthargie , &
la porter à l ’inftant à de grandes réfolutions ;
c’eft pour forcer l ’orgueil jaloux à fléchir devant
le mérité, & l ’enyie a lui pardonner , que Y É lo quence
même au$l befoin de raflembler toutes fes
. forces : & ce n’eft point avec quelques mots ; c’eft
par une longue fuite de mouvements & par une
i’mpulfîon pareille à celie du torrent qui ébranle
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& ruine fa digue avant de la renverfer, qu’ elle
peut parvenir à vaincre ces obftacles. Cependant
elle n'eft encore aux prifes qu’avec la nature ; que
fera-ce lorfqu’elle aura , non feulement les paf-
fîons & les vices du coeur humain à combattre Si
à furmonter, mais une Éloquence oppofee , infî-
dieufe ou véhémente , qui aura lu captiver ,
ranger de ion parti les affections du coeur humain ,
& fes paffions , & fes vices? Certes, il eft impoffibie
d’imaginer une épreuve où l ’art ( je ne dis pas
affez, car aucun art n’y peut fuffire ), où le génie
& l’art réunis au plus haut degré jd’intelligenee & de
vigueur trouvent mieux à fe fîgnaler. Or telles
font, dans leur plénitude , les fonctions de 1 E lo quence,
Et de là vient que l’orateur Antoine ,
après s’en être fait un modèle intellectuel auflï
accompli qu’il avoit pu le concevoir, difoit n’avoir
jamais connu d’hommes pleinement éloquents.
I l eft donc vrai que , dans l’oeuvre oratoire, ce
talent d’agir à la fois fur les 'efprits & fur les
âmes , ne fe réduit pas à quelques mots épars,
à quelques élans paffagers ; q u il confifte a tout:
difpofer pour produire un effet commun, a "tout
diriger vers un but 8c ver s le but qu on fe propofe»
Ainfî, que le génie invente lès moyens; que
l ’art, qui n’eft que le bon fens éclairé par l ’expérience
, les diftribue & les employé ; que l ’efprit
& l’âme s’accordent pour faire concourir enfemble
tout ce que l’un a de lumières , tout ce qu»
l ’autre a de chaleur ; que l ’infînuation ? fe gliffe
dans la preuve ; que le pathétique l ’anime ; que
là preuve, à fon tour & réciproquement, communique
fa force au pathétique & donne plus
d’accès à l ’infinuàtion : l ’oeuvre oratoire ne fera
plus qu’une machine bien compofée , dont toutes
les pièces, également finies, étroitement liées &-
engrainées l ’une dans l ’autre , contribueront à exécuter
UDe feul e & même action. Eoye\ É l o q
u e n c e p o é t iq u e , O r a t e u r , p a t h é t i q u e ,
P r e u v e , & c . ( M . M a r m o n t e l .)
E N T H O U S I A S M E , f. m. Éti parlant de
l ’imagination, j’ai donné une idée de YEnthou-
fiafme poétique.’ Je ne fierai ici que la dèveloper
& FétendreJ à toutes les productions de l’ efprit
qui fuppofent, ou une illufîon profonde du côté de
rimagination, ou une violente émotion du côté
de l’âme. L ’Enthoufiafme , dit Plutarque, étoit
\ Veffct de cet efprit divin qui s’emparoit de la.
Pythonijfe : de là YEnthoufiafme des poètes qui
fe prétendoient infpirés. ’ ^
C e toit à l ’Ode que Y Enthoufiafme fembloit
appartenir ; & cependant rien de plus rare , même
chez les Anciens, que des odes où l’imagination
- & l ’âme du poète loient frapées de ce. délire. A
peine en trouvons - nous un feul exemple dans
Pindare ; & les plus belles odes d’Horace, Cocio
tonantem, &c , Delicla ma/orum , &c , portent
• plus tôt le caractère d’une éloquence véhémente ,
que de l’ivreffe poétique. I l eft bien vrai que les