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«toit confié ; mais, en même temps que l’aveû de
cette faute , dans la bouche de l'orateur, auroit
été une grande- leçon , il lui auroit donné lieu
de publier un trait de magnanimité qui compenfe
bien cette-faute , & qui fait prefque-dire à ceux
qui l'entendent , F é lix culpa ƒ ce fut l'aveu qu'il
en fit au. roi. Il n’étoit pas temps encore-de révéler
toute la gloire de cet aveu : Louvois étoit
vivant ; mais aujourdhui combien ce trait de vertu ,-
dans l’éloge de Turenne , ne feroit - il pas éloquent
!
Louvois étoit fon ennemi : le projet du fièo-e
de G and n’avoit pour confidents que ces deux
hommes. Louis XIV, qui ne doutoit pas de la
prudence & de la discrétion de Turenne , lui dit:
« Mon fecret n'a été confié qu’à vous & à M. de
Louvois; & ce n’eft pas vous qui l’avez trahr».
Turenne n’avoit qu’à laiffer croire à Louis X IV ce qu’il penfoit déjà , Louvois étoit perdu. P a r donnez
moi, Sire , dit-il, c’ejï moi qui fu is coupable
; 8c Louvois fut fauvé.
Sa rébellion dans la guerre civile avoit été réparée
par tant de fi belles avions, que l’orateur
p'oüvoit' l’avouer ingénument fans répugnance : &
au lieu de' l’art ingénieux, mais inutile*, dont il
fe fert pour l’enveloper dans le tourbillon des
malheurs publics, il ne tenoit qu’à lui de tirer
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de la mémoire de ces temps-là & de l ’ëfprit de
trouble & de vertige qui s’étoit emparé des têtes
les plus fages, de folides iuftruftions. Ce n’eft
même qu'en fe donnant cette importance politique
& morale, que l’Éloquence des éloges peut
remplir dignement fa tâche. Mais il faut avouer
au fil que la proximité des temps , & les égards
auxquels l’orateur eft fournis,' ne le permettent
pas toujours. Un point de vue plus éloigné lui
eft infiniment plus favorable ; & cet avantage n’a
pas échapé à l ’Académie françoife, lorfqu’elle
s eft déterminée à donner pour fujet de fes Prix
d’Eloquence l ’éloge des hommes iiluftres qu’ont
produits les fiècles p a fies. Mais, dans ces éloges,
on doit fe fouvenir que ce ne font pas de froids
détails, de longues ànalyfes, ni des récits inanimés
que demande l’Académie ; mais des tableaux ,
des mouvements, des peintures vivantes , de l’Éloquence
enfin , dont le propre eft d’agir fur les
efprits & fur les âmes , d’inlpirer plus tôt que
d’inftruirë , de répandre encore plus de chaleur
•que de lumière , d’animer la raifon encore plus
que de l’embellir, de prêter à la vérité le charme
& l ’interet du fentiment, & de ne chercher dans
le ftyle que les moyens à la fois les plus fimples
les plus, sûrs , & les plus puiflants , d’émouvoir
pour perfiiàder, ou de perfuader pour émouvoir,
(M . Ma r m o n t e l . )
F O È
3 ? O È T Ë , f. m. D ’après l’idée qu’Homère
nous donne de fon art, & de l’ eftime qu’on y
attachoit dans les temps qu’il a rendus célèbres,
on voit que les Poètes étoient des philofophes ou
des théologiens qui fe donnoient pour infpirés, &
auxquels on croyoit que les dieux avoient révélé
des fecrets inconnus au refte des hommes. Ainfi-,
lorfqu’ils fefoient aux peuples des récits merveilleux
, ou qu’ils expliquoient, par des fables , les
phénomènes de la nature, on ne demandoit pas
ou ils avoient pris cette fcience myftérieufe ; le
chantre ou le devin fe difoit prêtre d’Apollon ,
favori des Mufes , confident de leur mère , la déefle
Mémoire;: que nedevoit-il pas favoir?
Ce ne fut que long temps après, & lorfque les
peuples plus éclairés s’aperçurent que , dans le
genie des Poe te s , i l n’y avoit rien de furnaturel;
qu’à, l ’idée d’infpiration fuccéda celle d’invention
& de fiction poétique. Mais alors même , én perdant
le crédit de la prophétie , les Poètes furent
conferver le pouvoir de l ’illufion ; & quoique re-
connuSv pour des menteurs ingénieux, ils foutin-
rent leur perfonnage. De là ces formules d’invoe-a—
tipa f d infpiration, & d’enthoufiafme , qu’ils ne
cefTerent dafleéter; de là ce ftyle figuré, ce lan-
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gage myftérieux, qu’ils retinrent de leur .ancienne
divination ; de là cette élévation d’idées ,. cette
majefté de langage, qui- leur. fut néceflaire pour
imiter le dieu dont ils fe difoient les organes.
Du temps même d’Horace, on ne méritoit le
nom de Poète qu’autant qu’on avoit les moyens de
remplir ce grand caraétèiré:
Ingenium eut fit , ■cui métis divinior , atque os
Magna fonaturuni , des nominis hujus honor.em,
A mefure que l’amour du menfonge eft devena
moins vif-, & que le goût des arts & l ’ëfprit qui
les juge a pris quelque teinte de Philofophie, le
rôle de Poète s’eft modéré : l ’Ode à perdu'-fa
vraifemblance ; l’Épopée, fon merveilleux : au
don de feindre' dès chimères a fuccédé le talent de
peindre , d’embellir des réalités ; l’enthoufiafme s’eft
réduit à la chaleur d’une imagination fagemeut
exaltée, dune âme profondément émue; & l ’É loquence
du Poète n’a plus différé de celle de l ’orateur
que par un peu plus de hardiefle dans les
tours & dans les images , par un peu plus de liberté
& d’emphafe dans l ’expreftion : en forte qu’il
eft plus vrai que jamais que, du côté de l ’élocu-
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lion, le talent de l’orateiir 8c celui du Poète fe
touchent: EJl finitimus oratori Poëta : numeris
adjlricïior paulo, verborum tintent licencia libe-
rior, multis vevo ornandi generibus focius ciç pene
par. ( Çic. de Orat. )
Mais tout réduit que nous femble à préfent l ’ancien
domaine du Poète , je ne penfe pas que ,
du côté de l ’invention, celui de l’orateur ait jamais
eu cette étendue illimitée' qui s’enfonce-dans
les polfibles , & dans laquelle , non feulement le
vrai, mais- le vraifemblable, eft compris. 11^ me
femble donc qye GicérOn a exagéré, lorfqu il a
dit de l ’orateur comparé au Poete : ïn hoc quL-
dem certè prope idem, nullis ut terminis cir-
cumfcrïbat aut definiat ju s fuum. ( Ibid. )
Confîdérons ici le Poète à peu près comme Cicéron
a confidéré l’orateur ; & pour nous former
.une idée deTartifte , remontons à celle de l’art.
Si je dis , comme Simonide , que la Peinture
eft une Poéfie muette , je crois la définir complètement
; fi* je dis .que la Poéfie eft une peinture
..animée & parlante , aurium piclura , je fuis encore
fort au deffous de l ’idée qu’on en doit
.avoir. : __
C ’eft peu de préfenter fon objet à 1 efprit,
•elle le rend fans ce fie comme préfent aux ieux avec
fes traits & fes couleurs ; & cela feul l ’égale à la
Peinture.
Fur or im plus intàs,
Sceva fedens fuper arma, & centum vinclus ahenis
P o j i tergum no dis , f remet horridus ore cruento (i)o
Virg.
Rubens lui-même auroit-il mieux peint là Dif-
corde enchaînée dans le temple de Janus ?
La Peinture faifit fon objet en aétion, mais ne
le préfente jamais qu’en- repos. Ën exprimant ces
vers de Virgile,
I l ia vel intaclce fegetis per fumma volaret
Gramina, nec teneras curfu Us.fijfet ariftas (2) f
l e peintre repréfentera Camille elancee fur la
pointe des épis, mais immobile dans cette attitude
, au lieu qu’en Poéfie l’imitation eft pro-
greflïve & aufli rapide que l ’aûiôn mêrne.^ La
Poéfie n’eft donc plus le tableau, mais le miroir de
la nature.
Dans le miroir , les objets fe fuccèdent &
«’ effacent l’ un l ’autre, La Poéfie eft comme un
(1) « A u fond du temple la Fureur impie, alïife fur
m un monceau d’armes meurtrières, & les bras enchaînes
»» derrière le dos avec cent noeuds d’airain , frémira d’un
» air horrible & d'une bouche écumante de fan g ».
’ ce Elle voleroit fur la cime des jeunes moiflons fans
t» les fouler , & les tendres épis ne feraient pas bleftés de
fa coude légère «. Gràmiu. et Lit t é r a t . Tome 111.
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fleuve qui ferpente dans les campagnes , & q u i,
dans fon cours -, répète à la fois tous les objets
répandus fur fes bords". I l y a plus : cet efpace
que parcourt la Poéfie , eft dans 1 étendue fucceffive,
comme dans l ’étendue permanente ; ainfi , le meme
vers préfente à l ’ëfprit deux images incompatibles ,
les étoiles & l ’aurore, le préfent & le pafle :
Jamque rubefeebat fie llis Aurora fugatis.
D ans lés exem ples du tableau , du m iro ir, &
du fleuve , on ne voit qu’une furface ; la Poéfie
tourné autour de fon objet com m e la S culpture , 8c
le préfente dans tous les fens.
Elle fait plus que répéter l ’image & la&ion
des objets : cette imitation fidèle , quelque talent ,
quelque foin qu’elle exige , eft fa partie la moins
eftimable : la Poéfie invente & compofe ; elle
choifit & place fes modèles ; arrange, aflortit
elle-même tous les traits dont elle a fait choix ;
ôfe corriger la nature dans les détails & dans
l ’enfemble ; donne de la vie & de l ’âme aux corps,
une formé & des couleurs à la penfée ; etend les
limites des chofes, & fe fait des mondes nouveaux.
Dans cette manière de feindre, la Peinture la
fuit , mais de loin & dans ce qu’il y a de plus
facile : car ce n’eft pas dans - le phyfique , mais
dans le moral, qu’il eft difficile de rendre , par la
fiôtion , ce qui n’eft pas , comme s’il étoit : Non
folum qute ejfent', verumtamen qute non ejfent,
quaji ejfent. ( Jul. Seal. ) C’eft là ce qui s’élève
au defluS de l ’Éloquence & de tous les arts.
L ’objet des arts eft infini en lui-même ; il n’eft
borné que par leurs moyens. Le modèle univerfel,
la nature, eft préfent à tous les artiftes ; mais le
peintre, qui n’a que les couleurs, ne peut en
imiter que ce qui tombe fous le fens de la vue.
Le pinceau de Vernet ne rendra'jamais, dans une
tempête , le cri des matelots & le bruit des cordages
;
Clamorqûe virûm , firidorque rudentum.
L e T itie n n’exprim era pas le s parfum s exhales des
cheveux de V énus ;
Ambroficeque. coma divinum vertice odorem
Spirayêre.
Le muficien , qui n’a que des fbns, ne peut rendre
que ce qui affe&e le fens de l ’ouïe ; & pour formée
ce tableau des effets de la lyre d’Orphée,
A t . cantu commotoe Erebi de fedïbus imis
Umbra ibant tenues,
l ’harmonie appellera la pantomime à fon fecours.
Ainfi, les arts font obligés de fe réunir pour faire face 1 à la Poéfie, Mais ni aucun des arts, ni tous les art«
1 * y y y