
un peu plus éloigné du naturel Sc aproché du ton
de l ’Epopée, parce qu'il a trouvé les efprits dif-
pofés à recevoir ces hardieffes , & peut - être le
goût de la nation décidé à vouloir plus de poéfie
dans le Style tragique. Enfin, dirai-je ce que je
fens ? Corneille, dont le goût n’écoit point alluré ,
parce que le goût national étôit encore à naître ;
Corne:.1 le , qui , par l’impulfion de Ton génie,
s’èlevoit fi haut, & qui tomboit fi bas lorfque fon
génie l ’abandonnoit; Corneille , par ce fublime
inftinâ: qui lui fit créer tant de beautés à côté de
tant de défauts, nous a donné, à ce qu'il me femble
, les plus parfaits modèles du langage tragique
: & quand l'on naturel eft dans fa pureté , rien
n'eft plus digne d'admiration que la majeftueufe fim-
plicité de (on. Style.
C ’eft un hommage que Voltaire lui a rendu
plus d’une fois. » Il n'y a point là ( dit - il en
parlant du difcours de Sabine , dans le premier aôfce
des Horaces : Je fu is romaine , hélas ! puifqu Horace
ejl romain ) y » il n'y a point là de lieux
y> communs, point de vaines fentences ; rien de
» recherché ni dans les idées ni dans les exprefiions.
» Alhe , mon cher pays ! c’eft la nature feule qui
» parle.
» Dans ce difcours ( d it - il encore en parlant
de la harangue du Diftateur ) ; » dans ce difcours
» imité de T ite -L iv e , l'auteur françois eft au
» deflus du romain , plus nerveux , plus touchant :
» & quand on fonge qu’il étoit géné par la rime ,
» & par une langue embarraflee d’articles Sc qui
» foufife peu d’inverfîons, qu'il a furmonté toutes
>> ces difficultés , qu'il n’a employé le fecours d'au-
» cune épithète , que rien n’arrête l ’éloquente rapi-
p dite de fon difcours ; c’ eft là qu’on reconnoît le
» grand Corneille ».
TJn beau vers, dans le Style tragique, eft donc
celui où parle la nature avec force & avec nobleffe ,
fans que la facilité-, la juftelTe, la vérité de l ’ex-
preffion y laiflent entrevoir aucun art ; c'eft un vers
JDieu-donnéy fi je puis m'exprimer ainfi, qui, comme
à l ’infii du poète , a çoule de fa plume ; c'eft une
penfée qu'il a produite, revêtue de fon expreffion ,
& q u i, par un heureux halàrd, femble fe trouver
adaptée â la mefure, au nombre , à la çadençe , &
à la rime. Et Corneille n'eft pas le feul qui nous
en donne des exemples : Racine a des morceaux ,
quelquefois des fçènés-entières tout auffi fimple-.
ment écrites que les belles fcènes de Corneille.
Mais je ne dois pas diffimuler que cette manière
d’écrire a un écueil, ou Corneille lui-même a fouvent
échoué.
Les pallions tragiques4 les fentiments élevés, &
les hautes penfées ont communément, dans les langues
, une expreffion noble qui leur eft propre ; &
quand i l s'agit de les rendre, la. majefté du Style
eft naturellement Coutenue par la grandeur de fon
.objet. Mais comme, dans la Tragédie, tous les fen-
finjepts & toutes les idées p’ont pas la même
nobleffe, & qu'il y a une infinité de détails qui
ont befoin d’ être relevés; le poète, qui ne con-
noît que les reffources Sc les beautés du Style
fimple , s’abaiffera néce flaire ment jufqu’à devenir
familier & commun , toutes les fois qu’il n’aura
pas de grandes chofes à exprimer. De là vient,
pour les commençants, le vrai danger d'imiter
Corneille ; car]ce qu'il peut avoir quelquefois de
trop emphatique , eft un défaut qu’il eft ailé d'apercevoir
& d’éviter.
Je confeillerois donc d'étudier plus tôt l ’art dont
Racine a fu tout anoblir, & au rifque d’être un
peu moins naturel, de rechercher, en 'écrivant, fon
élégance enchanterefle , mais en fe tenant, comme
lu i , en deçà du Style de l ’Épopée , & auffi près
de la nature qu’il l ’a été lui-même dans les morceaux
de fes tragédies les plus parfaitement écrits.
L e comble de l’art feroit d’être fimple dans les
grandes choies , & dans l ’expreffion des fentiments
naturellement élevés ou intéreflants par eux-
mêmes 5 & de garder les ornements Style , les
circonlocutions , & les images poétiques, pour les
objets qui auroient befoin d’être ennoblis ou d’être
embellis , comme dans ce difcours d’Qtàftnane à
Zaïre :
J ’attefte ici la gloire, & Z aïre, & ma flamme
De ne choifir que vous pour maitrefle Sc pour fenitne $
De vivre votre ami , votre amant, votre époux j
De partager ' mon coeur entre la gloire & vous.
Ne croyez pas non plus que rnon honneur confie
La vertu d’une époufe a ces monjires d’JLJie »
Du ferait des foudans garde» injurieux ,
Et des plaijirs d’un maître efclaves odieux :
Je fais vous e f t im e r autant que je vous* a im e , ,
Et fur votre vertu me fier à vous-même »
Je ne m'étendrai point fur les variétés que doit
produire dans le Style la diverfité des objets ou
la différence des perfonnages : ces détails feroient
infinis, Sc on les trouvera çà & là .répandus dans;
les articles de cet ouvrage oû il s'agit de l ’art
d'exprimer Sc de peindre. Je termine donc celui- ci
par une analyfe fuccinéte de quelques-unes dçs qualités
du Style en général.
Comme i l y a , du côté de l ’efprit, des facultés
indifpenfables & communes à tous les genres ; il
y a auffi, du côté du Style , des qualités enencielles,
dont l ’écrivain n'eft jamais difpenfé.
La première de ces qualités effencielles eft la
clarté, Avant d’écrire , il faut le bien entendre Sc
fe propofer d’être bien entendu. On croiroit ces
deux règles inutiles à prefcrire : rien de plus commun
cependant que de les voir négliger. On prend
la plume avant d'avoir déméié le fil de fes idées ;
& leur confufion le répand dans le Style. On laifle
du vague & du louche dans la penfée ; Sc l ’expreffion
s'en reffent.
L ’obfcurité
L’.obfcuiilé vient le plus fouvent de l ’inddcifion
des "raports ; & c'eft de tous les vices du Style le
lus inexcufable , au moins dans notre langue,
lie a , je-le fais bien , des équivoques inévitables ;
& qui veut chicaner , en trouve mille dans l ’ouvrage
le mieux écrit. Mais , comme La Motte l ’a très-
bien obfer^é , il n’y a que l ’équivoque de bonne
foi qui foi-t vicietife dans le Style j Sc celle - là
n’eft jamais difficile à éviter, pour .l’écrivain françois
qui veut bien s’en donner le foin. Les beaux
efprits veulent trouver obfeur ce qui ne l ’efl p as y
dit La Bruyère : mais les bons efprits trouvent clair
ce qui l’eft j & à leur égard , il eft aifé de lever
l ’équivoque de ces pronoms & de ces homonimes ,
dont on fait aux enfants une fi effrayante difficulté.
I l n’y a pas dans Racine un feul vers , ni dans
Maffiilon une feule phrafe , dont l’intelligence coûte
au leéteur un moment de réflexion.
Il n’eft pas moins facile d’éviter , dans la contexture
du Style-y les incidents trop compliqués qui
jettent de la confufion & du louche dans les idées :
-pour cela , il fuffitde les répandre à mefure qu’elles
naiflent, tant que la fource en eft pure , & de
leur donner , fi elle eft troubla, le temps de
s’éclaircir dans le repos de la méditation. L ’entaf-
fement confus des mots Sc des phrafes entrelacées
eft un vice de l ’a r t, plus fouvent que de la nature.
Si on c e le cherche pas, on y tombe rarement :
la preuve en eft que , dans le langage familier ,
prefqae perfonne ne s'embarrafle dans de longs circuits
de paroles ; & en générai, l’affeélation nuit plus
à la clarté que la négligence.
Perfonne, fans doute, n’eft aflez. inlènfé pour
écrire à deflein de n’être pas entendu ; mais le foin
de l ’être eft facrifië au devoir de paroître fin, délicat
, myftérieux, profond. Pour ne pas tout dire.,
on ne dit pas aflez ; & de peur d'être trop fimple ,
on s’étudie à être obfcuri Rien de plus mal entendu
que. cette affectation dans les grandes chofes, rien
de plus vain dans les petites. Vous voitle^ me
dire qui il fa i t fr o id ? que ne difie^-vous , I l
fa i t froid ? E f i - ce un f i grdjul mal d’ être entendu
quand on .pafle ,, & de parler comme tout
le monde l ( La Bruyère.)
Cependant faut - il renoncer à s’exprimer d’une
façon nouvelle , ingénieufe , & piquante? faut - il
s'interdire les finefles, les délicateifes du Style ?
Non, il faut feulement les concilier avec.la clarté,
ire pas vouloir briller à fes dépens , ,& ne rien
foigner avjant elle'. Le Style fin a fon demi-jour ,
le Style délicat a fon voile; mais c’eft dans le
fecret de rendre les ombres diaphanes, le voile
tranfparent, que confifte l ’art d'être fin & délicat,
fans être obfcur.
C eft peu d'être clair ; i l faut être précis : car
tous les genres d'écrire ont leur précifion; & l ’on
va voir .qu'elle n'exclut aucui? des agréments du
Style y
Da première difficulté qui fe préfente, eft de
Gr jm m . e t L i t t e r at . Tom I I I .
réunir la précifion & la clarté. Mais qu'on ne
s'y trompe pas , l ’expreffion la plus précife eft la
plus claire : & c’eft au moyen de la correction Sc
de la pureté det Style , que la clarté fe concilie
avec la précifion ; je dirois , au moyen de la propriété
, fi je ne parlois que du Style philofophi-
que. Mais le Style oratoire & le Style poétique
ont plus de latitude, & la juftefle leur fuffit. Dès
que l'expreffion , ou fimple ou figurée, répond
exactement à la penfée , elle eft précife Sc claire.
Tout ce qui intercepte la lumière du S ty le , en
éteint la chaleur ou en ternit l’éclat. Voye\
I m a g e .
Un écueil plus dangereux pour la précifion , c eft:
la sèçhérefle. Mais émonder un bel arbre , ce n’ eft
pas le mutiler ; c’eft le délivrer d’un poids inutile.
Ramos compefce fluentes : voilà l’image de là
précifion. J1 n'y a pas un feul mot à retrancher de ces
vers de Corneille ;
Rome, fi tu te plains que c’eft là te trahir,
Fais-toi des ennemis que je puiffe haïr :
ni de ces vers de Racine ;
L ’imbécile Ibrahim , fans craindre fa naifianee.
Traîne , exempt-du péril, une éternelle enfance y
Indigne également de vivre & de mourir,
On l’ abandonne aux mains qui le daignent nourrir*
On vo it, par ces exemples, que la précifion ,
loin d'être ennemie de la' facilité , en eft la compagne
fidèle. Un vers , une phrafe où tous les
mots font appelés par la penfée & placés naturellement,
femble naître au bout de la plume. Une
période, un vers, où des mots inutiles ne font places
que pour la fymmétrie , pour la rime , ou pour la
mefure , annonce la gêne Sc le travail ( Voye£
D i f f u s .
Je fais que rien n’eft moins facile que de concilier
ainfi la précifion & la facilité; mais l’art fe
cache, comme le ver à fo ie , fous le tifiu qu'il a
formé.
La précifion, comme on doit l ’entendre , n’exclut
ni la richefle ni. l’élégance du Style. V o y e z , dans
un deffin de Boucharaon, ce trait qui décrit la
fio-ure d’une belle femme : il eft auffi moelleux
qu’i l eft pur ; il fuit , dans fes douces inflexions ,
tous les contours de la nature j Sc l ’oeil y trouve
réunies l ’exaétitude & la liberté , la corre&ion &
la grâce : telle eft encore la précifion ; car elle
eft toujours relative à l ’effet que l ’on fe propofe,
Sc ne confifte qu’à fe réduire aux vrais moyens de
l’obtenir. Ainfi , la précifion du Style de l ’orateur
& du poète n’ eft pas la précifion du Style du phi—
lofophe •& de l ’hiftorien ; mais le principe en eft
v le même , favoir, de vifer à fon but. Or le Style
philofophique a pour but de déméler la vérité ;
l ’ hiftorique , de la tranfmettre ; l ’oratoire, de l’amplifier;
le poétique, de l ’embellir. Tout ce qui