tique toutes fes réflexions & les obfervations de
ceux qui étoient venus avant lui ; il mérite bien qu’on
refpetle les idées & fes décifions , ne fuffent-elles
pas toujours d’accord avec,celles d’Ariftote. Celui-
ci , après tout, n’a connu que le Théâtre d’Athènes
: & s’il eft vrai que les Génies les plus hardis ,
dans leurs fpéculations fur les arts , ne vont guère
au delà des modèles mêmes que les artiftes inventeurs
leur ont fournis ; le philofophe grec n’a du
donner que le beau idéal du Théâtre athénien.
D ’un autre côté cependant, s’il-eft de fait que,
lorfqu’un nouveau genre , comme une forte de
phénomène, paroît dans la Littérature, & qu’il
a frapé vivement les efprits , il eft bientôt porté
à fa perfeérion par Tardeuf des rivaux que la gloire
aiguillonne ; on pourroit croire que la Tragédie
étoit déjà parfaite chez les poètes grecs qui ont
fervi de modèles aux règles d’Ariftote , & que les
autres, qui font venusvaprès, n’ont pu y ajouter que
des raffinements , capables d’abâtardir ce genre en
voulant lui donner un air de nouveauté.
Enfin une dernière raifon qui peut diminuer l’autorité
'du poète françois , c’eft que lui-même étoit
auteur ; & on a obiervé que tous ceux qui ont
donné des règles après avoir fait des ouvrages,
quelque courage qu’ils ayent. eu , n’ont été*, quoi
qu’on eu puiffe dire, que des légifkteurs timides:
femblables au père dont parle Horace , ou à
1 amant d’Agna, ils prennent quelquefois les défauts
mêmes pour des agréments ou s’ils les
rèconnoiffent pour des défauts, ils n’en parlent qu’en
le s ’désignant par des noms qui aprochenc fort de ceux
de la vertu.
Quoi qu’il en fo it , je me borne à dire que la
Tragédie eft la repréfentation d’une aCtion héroïque.
Elle eft héroïque , fi elle eft l’effet de l ’âme
portée à un degré d’héroïfme extraordinaire jufqu’à
un certain point. L ’héroïfme eft un courage , une
valeur, une générofite qui eft au deffus des âmes
vulgaires : c’eft Héraclius qui veut mourir pour
Marti an 5 c’eft Pulchérie qui dit à l ’ufurpateur Pho-
cas, avec une fierté digne de fa naiffance :
Tyran , defcends du trône , & fais place à ton maître.
Les vices entrent dans l ’idée de cet héroïfme
dont nous parlons. Un ftatuaire peut figurer. un
Néron de huit pieds 5. de même un poète peut le
peindre , finon comme un héros, du moins comme
un homme d’une, cruauté éxtraordinaire & , fi l’on
me permet ce terme, en quelque forte héroïque :
parce qu’en général les vices font héroïques^ quand
ils ont pour principe quelque qualité qui fuppofe
une hardieffe & une fermeté peu communes : telle
eft la hardieffe de Catilina , la force de Médée, l ’intrépidité
de Cléopâtre dans Rodogune.
L ’aéfcion eft héroïque, ou par elle-même, ou par
le caractère de ceux qui la font. Elle eft héroïque
par elle-même , quand elle a un grand objet,
comme l ’aquifition d’un trône, la punition d’un
tyran. Elle eft héroïque pat le caractère Je ceux
qui la font , quand ce font des rois ; dés princes ,
qui agiffént ou contre qui on agit. Quand Tenir
eprife eft d’un roi, elle s’élève, s’anoblit par la
grandeur de la perfonne qui agit : quand elle eft
contre un roi , elle s’anoblit par la grandeur de
celui qu’on attaque.
La première qualité de l’aétion tragique eft
donc qu’elle foit héroïque. Mais ce n’eft point affez;.
elle doit être encore de nature à exciter la terreur &
la pitié : c’eft ce qui fait la différence s & qui la
rend proprement tragique. L ’Épopée traite une aCtion héroïque auffi bien
que la Tragédie £ mais fon principal but étant
d’exciter la terreur & l’admiration, elle ne remue
l’âme que pour l’èlever peu à peu. Elle ne con-
noît point ces fecouffes violentes & ces frémiffe-
ments du théâtre qui forment le vrai tragique. Voye^
T r a g iq u e . La Grèce fut le berceau de tous les arts ; c’eft
par conféquënt chez elle qu’il faut aller chercher
l’origine de la Poéfie dramatique. Les grecs , nés
la plupart avec- un génie heureux , ayant le goût
naturel à tous les hommes de voir des chofes extraordinaires
, étant dans cette efjpèce d’inquiétude
qui accompagne ceux qui ont des b é fo in s & qui
chetehent à les remplir, durent faire beaucoup de
tentatives pour trouver le Dramatique. Ce ne fut
cependant pas à: leur génie ni à leurs recherchés
qu’ils en furent redevables.'
Tout le monde convient que les fêtes de Bac-
chus— en occafîonnèrent la naiffance. Le dieu de
la vendange & de la joie avoit des fêtes , que
tous fes adorateurs célébroient à l’envi , les habitants
de la campagne r & ceux qui demeuroient
dans les villes. On lui facrifioit un bouc ; & pendant
le facrifice, le peuple & les prêtres chan-
toienten choeur, à la gloire de ce dieu, des hymnes,
que la qualité de la victime fit nommer Tragédie ou Chant du bouc, rçdyos àén. Ces chants ne fe
renfermoient pas feulement dans les temples; on
les promenoit dans les bourgades. On trainoit un
homme travefti en Silène, monté fur un âne ; &
on fuivoit en chantant & en danfant. D’autres ,
barbouillés de lie , fe penchoient fur dés charettes,
& fredonnoient, le verre â la main , les louanges
du dieu des buveurs. Dans cefte efquiffe groffière,
on voit une joie licencieufe , mélée de culte &
de religion; on y voit du férieux & du folâtre,
des chants religieux & des airs bacchiques , des danfes
& des fp'eétacles. C’eft de ce chaos que fortit la
Poéfie dramatique.
Ces hymnes n’étoient qu’un chant lyrique , tel
qu’on le voit décrit dans l’Énéide, où Virgile a ,
félon toute apparence, peint les facrifices du roi
Évandre , d’après l’idée qu’on âvoit, de fon temps,
des choeurs des anciens. Une portion du peuple
( les vieillards , les jeunes gens, les femmes ,• les
filles , félon la divinité dont on fefoit la fête ) fe
partageoit en deux rangs , pour chanter alternativement
les différents couplets, jufqu’à ce que
l’hymne" fut fini. Il y en avoit où les deux rangs
tcünis, & même tout le peuple chantoit enfemtle ,
ce qui fefoit quelque variété. Mais comme c étoit
toujours du chant, il y régnoit une forte de monotonie,
qui à la fin endormoit les affiliants.
Pour jeter plus de variété, on crut qu’i l ne
feroit pas hors de propos d’introduire un aéteur qui
fît quelque récit. Ce fut Thefpis qui effaya cette
nouveauté. Son afteïir, qui apparemment raconta
d’abord-les a étions qu’on attribuoit à Bacchus, plut
à tous les fpeétateurs : mais bientôt le poète prit
des fujets étrangers à ce dieu , lefquels furent
approuvés du plus grand nombre. Enfin ce récit fut
divifé en pluneurs parties, pour couper plufieurs
fois le chant & augmenter le plaifir de la variété.
Mais comme il n’y avoit qu’un feul aéteur ,
cela ne fuffifoit pas ; il en/alloit un fécond, pour
conftituer le Drame & faire ce qu’on appelle D ia logue
: cependant le premier pas étoit fait, & c’étoit
beaucoup.
Efchyle profita de l ’ouverture qu’avoit donnée
Thefpis, & forma tout d’un coup le Drame héroïque
, ou' la Tragédie. Il y mit deux afteqrs
au lieu d’un; il leur fit entreprendre une aétion,
dans laquelle il tranfporta tout ce qui pouvoit
lui convenir de TaCtion épique; i l y mit ex-r
pofition , noeuds, efforts , dénouement, paffions,
& intérêt : dès qu’il avoit faifi l ’idée de mettre
l’Épique en fpeétacle , le refte devoït venir -aifé-
naent ; il donna à fes afteurs des caractères-', des
moeurs , une élocution convenable ; & le choeur,
qui dans l’origine avoit été là bafe du fpec-
tacle , n’en fut plus que Tacceffoire &.ne fervit
que d’intermède à l ’aétion , de même qu’autrefois
1 aétion lui en avoit fervi.
L’admiration étoit lapaffioh produite par l ’Épopée.
Pour fentir que la terreur & la pitié étoient
celles qui convenoient à la Tragédie, ce fut affez
de comparer une pièce où ces paffions fe trou-
vaffent, avec quelque autre pièce qui produisît •
l ’horreur , la frayeur, la haîne, ou l ’admiration
feulement : la moindre réflexion fur le fentiment
éprouvé , & , même fans cela , les larmes & les
applauîiffements des fpeCtateurs fuffirent aux premiers
poètes tragiques, pour leur faire connoître
quels étoient les fujets vraiment faits pour leur
art, & auxquels ils dévoient donner la préférence ;
& probablement Efchyle en fit l ’obfervation dès la
première fois que le cas fe préfenta.
V o ili quelle fut l ’origine &. la naiffance de la
Tragédie: voyons fes progrès & les différents états
par où elle a paffé , en fuiyant le goût & le génie
des auteurs & des peuples.
Efchyle donne à la Tragédie un ait gigantef-
.que , des traits durs, une démarche fougueufe 5
c étoit la Tragédie naiffante , bien conformée dans
toutes fes parties , mais encore deftituée de cette
politeffe que l’art & le temps ajoutent aux inventions
nouvelles : i l falloit la ramener à un certain
vrai, que les poètes font obligés de fuivre jufques
dans leurs fictions ; ce fut le partage de Sophocle.
Sophocle , né lieureufement pour ce genre de
poéfie, avec un grand fonds de génie, un goût
délicat , une facilité raer/eilleufe pour l’expreflion ,
réduifit la Mufe tragique aux règles de la décence
& du vrai ; elle aprit à fe contenter d une marche
noble & affûtée, fans orgu eil, fans fafte , fans
cette fierté gigantefque qui eft audela.de ce qu on
appelle héroïque : il fut intéreffer le coeur dans
toute l ’aCtion, travailla les* vers avec foin ; en
un mot, il s’éleva , par fon génie & par fon travail
, au point que fes ouvrages font devenus l ’exemple
du beau & le modèle des règles. C’eft auffi
le modèle de Tauciepne Grèce, que la Philqfophîe
moderne approuve davantage. I l finit fes jours a
l ’âge de 90 ans,, dans le cours defquels il avoit
remporté dix huit fois le prix fur tous fes concurrents.
On dit que le dernier qui lui fut adjugé
pour fa dernière Tragédie , le fit mourir de joie.
Son OEdipe eft une des plus belles pièces qui ait
jamais paru , & fur laquelle on peut juger du- vrai Tragique. V oye\T ragique.
Euripide s’attacha d’abord aux philofophes ; il
eut pour maître Anaxagore : auffi toutes fes pièces
font-elles remplies de maximes excellentes pour
la conduite des moeurs; Socratë ne manquoit jamais
d’y affifter, quand i l en donnoit de nouvelles. 11
eft tendre, touchant, vraiment tragique , quoique
moins élevé & moins vigoureux que Sophocle : il
ne fut cependant couronné que cinq fois $ mais
l ’exemple du poète Ménandre , à qui on préféra
fans ceffe un certain Philémon, prouve que ce
n’étoit pas “toujours la juftice qui diftribuoit les
couronnes. 11 mourut avant Sophocle : des chiens
furieux le déchirèrent à l ’âge de 75 ans;il compofa
foixante & quinze Tragédies.
En général, la Tragédie des grecs eft fimple ,
naturelle , aifée à fuivre , peu compliquée; l’aôtion
fe prépare , fe noue, fe .dèvelope fans effort ; i l
femble que l ’art n’y ait que la moindre part , &
par là même c’eft- le chef- d’oeuvre de Tart & du
génie.
OEdipe , dans Sophocle , paroît un homme ordinaire
; fes vertus & fes vices n’ont rien qui foit
d’un ordre fupérieur. Il en eft de même de Créon
& de Jocafte. Tiréfie parle avec fierté , mais
Amplement & fans enflure. Bien loin d’en faire un
reproche aux grecs, c’eft ,un mérite réel que nous
devons leur envier.
Souvent nous étalons des morceaux pompeux
des caractères d’une grandeur plus qu’humaine ,
pour cacher les défauts d’une pièce qui, fans cela>
auroit peu de beauté. Nous habillons richement
Hélène , les grecs favoient la peindre belle. Ils
avoient affez de génie pour conduire une aCtion
& Détendre dans l ’efpace de cinq aftes , fans y
jeter rien d’étranger & fans y laiffer aucun vide ;
la nature leur fouîniflbit aboudanitment tout ce