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plaifirs. G’eft à quoi fe trompoient les lacédémo-
niens, en méprifant les moeurs d’Athènes ; c’eft à
quoi font aufli femblant de fe méprendre des peuples
jaloux des françois.
Caton avoit raifon de reprocher à Rome d’etre
devenue une ville grèque. Mais fi Athènes eut
voulu prendre les moeurs de l ’antique Rome, elle
y eue perdu de vrais plaifirs, & aquis de fauffes
vertus ; ainfi que Rome, en devenant grèque ,
avoit perdu fes vertus naturelles, pour aquérir des
plaifirs faétices qu’elle ne goûta jamais bien.
De cela feul que les grecs étoient doués d’une
imagination vive & d’une oreille fenfible & jufte ,
i l s enfuivit d’abord qu’ils eurent une langue naturellement
poétique. L a Poéjie demande une langue
figurée, mélodieufe , riche , abondante,, variée ,
Si habile à tout exprimer; dont les articulations
douces , les fons harmonieux, les éléments dociles
a fe combiner en tous fens, donnent au poète la
facilité de mélanger fes couleurs primitives , &
de tirer de ce mélange une infinité de nuances
nouvelles : telle fut la langue des grecs. Mais
fans parler des mots compotes dont cette langue
poétique abonde & dont un feul fait fouvent une
image, ni de l ’inverfîon qui lui eft commune avec
la langue des latins , ni de la liberté du choix de
fes dialettes, privilège qui la diftingue & dont
e lle feule a joui ; ne parlons que de fa Profodie
& du bonheur qu’elle eut d’abord d’ être foumife par
laMufique aux lois de la mefure 8c du mouvement.
Le goût du chant eft un de ces plaifirs que la
sature a ménagés à l ’homme pour le confoler de
fes peines, le foulager dans fes travaux, & le
fauver de l ’ennui de lui-même. Dans tous les
temps & dans tous les climats, l ’homme, fenfible
au npmbre & à la mélodie, a donc pris plaifir à
chanter*
Or par un inftinét naturel, tous les peuples,
& les fauvages mêmes , chantent & danfent en
mefure & fur des mouvements ' réglés. I l a donc
•fallu que la parole appliquée au chant ait oblervé
la cadence , foit par un nombre de fyllabes égal
au nombre des fons de l ’a ir , & dont l ’air déci-
doit lui-même ou la viteffe ou la lenteur ( ce fut
la Poéjie rhythmique ) , foit par un nombre de
temps égaux , réfultant de la durée relative &
correfpondante des fons de l ’air & des fons de la
langue ( c’eft ce qu’on appelle fa Poéjie métrique
)* Dans la première, nul égard à la longueur
naturelle & abfolue des fyllabes ; on les fuppofe
toutes égales- en durée, ou plus têt fùfceptibles
d’une égale viteffe ou d’une égale lenteur : telle
eft la Poéjie des fauvages, celle des orientaux ,
celle de tous les peuples de l’Europe moderne*
Dans l ’autre , nul égard au nombre de fyllabes
On les mefure au lieu de les compter; & les temps
donnés par leur durée décident de l ’efpace qu’elles-
peuvent remplir : te lle fut la Poéjie dey grecs
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& celle des latins, dont les grecs furent les modèles.
Les grecs, doués d’une oreille jufte , fenfible r &
délicate, s’étoient aperçus que , parmi les fons &
les articulations de leur langue , il y en avoit
qui , naturellement plus lents ou plus rapides,
Envoient aulfi plus facilement l’impreffion de lenteur
ou de rapidité que la Mufique leur donnoit.
Ils en firent le choix ; ils trouvèrent des mots qui
formoient eux-mêmes des nombres analogues a
ceux du chant ; ils les divisèrent par claffes ; &
en les combinant les uns avec les autres, ce fut
à qui donneroit au vers la forme la plus agréable*
L a Poéjie épique, la Poéjie élégiaque , la Poéjie
dramatique eut le fien ; & chaque poète lyrique
fe diftingua par une mefure analogue au chant
qu’il s’étoit fait lui*même, & fur lequel il com-
pofoit : le vers d’Anacréon , celui de Sapho ,
celui d’Alcée , portent le nom de ces poètes. Ainfi,
leur langue ayant aquis les mêmes nombres que
la Mufique , il leur fut aifé , dans la fuite, de
modeler le mètre fur laphrafe du chant; & dès lors
l ’art des vers & l ’art du chant, réglés , mefurés l ’un
fur l ’autre, furent parfaitement d’accord.
Que ce foit ainfi que s’eft formé le fyftême
profodique de la langue d’Orphée & de Linus,
c’eft de quoi l ’on ne peut douter : & qui jamais
fè fût avilé de mefurer les fons de là parole, fans
le plaifir qu’on éprouva en effayant de la chanter ?
Ce plaifir une fois fenti > on fit un art de le produire
; l ’oreille s’habitua infenfiblement à donner
une valeur fixe & relative aux fons articulés ; la
langue retint les mouvements que la Mufique lui
imprimoit ; & l ’ufage ayant confirmé les décifions
de l ’o re ille, leurs lois formèrent un fyftême de Pro-.
fodie régulier & confiant.
I l eft donc bien certain que, chez les grecs ,
la Po é jie, confidérée comme un langage harmonieux
, dut la naiffance à la Mufique , & reçut
d’elle fes premières lois', la meftire , & le mouvement*
Qu’on prenne- la- marche oppofée , comme on
a fait chez les moderflTtf», c’eft à dire, que- l ’on
commence par la P o é jie , 8c qtre la' Mufique ne
vienne que long temps après la plier aux,règles
du chant; elle n*y trouvera que des nombres épars,
fans précifion, fans fymétrie, & tels que le hafard
aura pu les former.
L a Profodie donnée -par la Mufique fut donc
je le répète , le premier avantage de la Poéjie
chez les grecs; & qui fait le temps qu’il fallut
à l’ufàge pour la fixer? Les latins, par imitation,
~fe firent une Profodie ;& quoiqu’elle leur fût tranf-
mife encore ne fut-ce pas. fans peine que leur oreille
s>’y forma* «
Gracia capta ferum yiclorem cepït, & artes
Intulit agrejîi Latio / fie horridus ille
Defluxit numerus Saturnius,
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C e vers brut & groffier du fiècle de Saturne , n’eft
autre chofe que le vers rhythmique, tel qu’on l a
renouvelé dans la baffe latinité.
Mais que l ’on s’imagine avec quelle lenteur les.
grecs , fans modèle 8c fans guide , effayant les
ions de leur langue & en appréciant la valeur;
durent combiner ce fyftême, qui preferivoit à la
parole des temps fixes & réguliers ? Quelle longue
habitude, quelle ancienne alliance entre la Poéjie
& la Mufique un tel accord ne fuppofe-t-il pas ? &
combien ces deux arts avoient dû s’exercer pour former
la langue d’Homère !
Homère eft für les bornes les plus reculées de
l ’Antiquité, comme eft fur l ’horizon une tour
élevée , au delà de laquelle on ne voit plus rien
& qui femble toucher au ciel. On eft tenté de
croire qu’il a tout inventé ; mais quand il n’avoue-
roit pas lui-même que la Poéjie lyrique fleuriffoit
avant lu i , la feule Profodie de fa langue en feroit
une preuve évidente.
Le charit fut le modèle des vers. La Poéjie
lyrique fut donc la première inventée ; & l ’on
fait combien , dans les fêtes , dans les jeux fo-
lennels , & à la table des rois , de beaux vers,
chantés fur la lyre , étoient applaudis & vantés.
Le caractère diftinétif des grecs, entre tous les
peuples du monde, fut l’importance & le férieux
qu’ils attachoient à leurs plaifirs. Idolâtres de la
beauté , de la volupté en tout genre , tout ce qui
avoit le don de charmer leurs fens étoit divin pour
eux: un fculpteur, un peintre, un poète les ra-
viffoit d’admiration ; Homère avoit des. temples.
Une courtifane, célèbre par la beauté de fa taille ,
eft enceinte ; voilà un beau modèle perdu : le
peuple eft dans la défbiation , on appelle Hippocrate
pour la faire avorter ; il la fait tomber ,
elle avorte ; Athènes eft dans la joie., le modèle
«le Vénus eft fauve. Phriné eft accufée d’impiété
devant l ’Aréopage, l ’orateur la voit convaincue;
i l arrache fon voile, & dit aux vieillards, Hé bien ,
fa ite s donc périr tant de beautés : Phriné eft renvoyée.
Voilà le peuple chez qui les arts 8c la Poéjie
ont dû naître.
Mais de fes organes, le plus fenfible, le plus
délicat , c’étoit l’oreille. Périclès demandoit aux
dieux tous les matins , non pas les lumières de la
fageffe , mais l’élégance du langage , & qu’il ne lui
échapât aucune parole qui blefsât les oreilles du
peuple athénien.
Or fi telle fut la fenfibilifé des grecs pour la
(impie mélodie de la parole, qu’elle fefoit pref-
que tout le chatme , route la force de l ’Éloquence,
& que la Philofophie elle-même employoit plus
#de (oins à bien dire qu’à bien penfer , sûre de
gagner les efprits fi elle captivoit les oreilles;
quel devoit être l’afeendant d’une Poéjie éloquente
(econdée par la Mufique, & d’une belle voix chantant
des vers fublimes fur des accords harmonieux ?
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Nous croyons entendre des fables, lorfqu’on nous
dit que , chez les grecs, une corde ajoutée à la
lyre étoit une innovation politique ; que les Sages
mêmes en auguroient un changement dans les
moeurs , une révolution dans l ’État ; que, dans un
plan de gouvernement ou dans un fyftême de
lois , on examinoit férieufement fi tel ou tel
mode de Mufique y feroit admis ou en feroit
exclu : & cependant rien n’eft plus vrai , ni plus
naturel chez un peuple qui étoit dominé par les
fens.
Un poète lyrique fut donc, chez les grecs,
un perfonnage recommandable : ces peuples révé-
roienf en lui le pouvoir qu’il avoit fur eux ; 8c
de la haute idée qu’ils en avoient conçue, réfui—
tent naturellement les progrès que fit ce bel art.
Voye\ Lyrique.
C ’eft donc bien chez les grecs que la Poéjie
lyrique a dû naître, fleurir, & fervir de prélude
à la Poéjie épique & dramatique , dont elle avoit
formé la langue , & , fi j’ôfe le dire, accordé l’inftru-
ment.
La Poéjie enfin put fe paffer du chant, & (on
langage harmonieux lui fuffitpour charmer l ’oreille^
Mais en quittant la ly re , elle prit le pinceau : ce fut
alors quelle dut fentir tous les avantages du climat
qui l ’avoit vu naître. Quel amas de beautés
pour elle !
Dans le phyfique , une variété , une richeffe
inépuifable ; les plus beaux fites, les plus grands
phénomènes , les plus magnifiques tableaux ; des
fleuves, des montagnes , des mers, des forêts , des
vallons fertiles & délicieux ; des villes , des ports
floriffants ; des États dont les arts les plus dignes
de l homme, l’Agriculture & le Commerce,
tefoient la force & l’opulence ; tout ce la , dis-
je , raffemblé comme fous les ieux du poète !
Non loin de là , & comme en perfpeétive , le
contrafte des fertiles champs de l ’Égypte & de la
Libye , avec de vaftes & de brûlants déferts peuplés
de tigres & de lions ; plus près , le magnifique
ipeétacle de vingt royaumes répandus fur les côtes
de l’Afie mineure ; d’un côté , ce riaat & fuperbe
tableau des îles de la mer Égée ; de l ’autre , les
monts enflammés & l ’affreux détroit de Sicile;
enfin tous les afpeéfs de la nature & l ’abrégé de
l ’univers dans l ’efpace qu’un voyageur peut parcourir
en moins d’un an : quel théâtre pour la Poéjie
épique !
Dans le moral , tout ce que pouvoit offrir de
curieux à peindre un nombreux affemblage de colonies
de diverfe origine , tranfplantées fous un.
même c ie l , ayant chacune fes dieux tutélaires, fes
coutumes , fes lois , fes fondateurs , & fes héros
: à chaque pas des moeurs nouvelles & fou-
vent oppofées ; mais partout un caractère décidé ,
voifîn de la nature, par fon ingénuité , par la
franchife & le relief des paflions, des vertus , &
des vices ; i c i , plus doux 8c plus fenfible ; là %