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naturel à une mère au défefpoir, dont on va immoler
la fille.
Revenons à notre fujet. Si l ’épifo.de eft abfolu-
ment inutile au noeud ou au dénouaient de 1 a'étion,
comme l ’amour de Théfée & celui de Philo&ète dans
nos deux (Ædipes, & comme l ’amour d’Antiochus
dans la Bérénice de Racine , i l fait duplicité d’action
: de là vient que l’amour.d’Hippolytepour Aricie
eft plus épifodique dans la Phèdre , que l’amour
d’Eriphile dans VIphigénie,
Mais ce qu’on a dit avec quelque raifon de répifode
d’Aricie, on l ’a dit auffi de l ’épifode d’Her-
mione ,• & en cela on s’ eft trompé. Sans Hermione,
i l étoit poffible que Pyrrhus indigné livrât aux
grecs le fils d’Heétor & d’Andromaque} mais , l’événement
fuppofé tel que Racine le donne, il étoit
difficile d’imaginer, pour la révolution, un moyen
plus tragique , une caufe plus naturelle de la mort
de P y rrhu sq ue la jaloufie' d’Hermionè, ni un plus
digne infiniment de fes fureurs , que le fombre &
fougueux Orefte.
N ’a - t - on pas dit auffi que l’amour, nuifoït à
Y Unité d’àétion , parce que cette pajjton étant
■ naturellement vive & violente, elle partageait.
Vintérêt ? Mais fi l ’amour même eft la caufe du
crime ou du malheur , s’ il en eft la viétime, ou eft
le partage de l ’intérêt ? Et ce partage même feroit-
ï l que l’aéfion ne feroit pas une 2
On ne s’eft pas moins mépris fur Y Unité d’intérêt
que fur Y Unité d’aéfion , & l’équivoque
vient de la même caufe. L ’aéftori une fois bien
définie , on voit que le défir , la crainte , & l’èf-
pérance doivent fe réunir en un féül point} mais
•pour cela il n’èft pas néceffaire qu’ils le réunifient
fuir une feule perfonne : l’évènement que l ’on craint
ou que l’on fouhaite peut regarder une famille
an peuple entier 3 il peut même concilier deux
partis contraires, q u i, tous les deux intéreffants
font fôuhaiter & craindre pour tous l ’es, deux la.
même chofe. Deux jeunes gens aimables & amis
l ’un de l ’autre tirent l ’épée & vont s’égorger fur
un mal entendu ou fur un- mouvement de dépit 8c.
de jaloufie : vous tremblez pour l’un & poiir i’âu-
ire j vous défirez qu’il arrive quelqu’un qui leur
'împofe, les déforme, 8t les réconcilie : voilà un
Intérêt qui femble partagé., & qui pourtant n’eft
jau’un. T e l eft fouvent l ’intérêt dramatique;.
U Unité des moeurs confifte dans l ’égalité- du
caractère , ou plus tôt dans fon accord avec lui-
même 3 car un caractère peut être inégal, flottant,
& variable , ou par nature ou. par accident : alors
fon Unité confifte à être conftamment inconftant,
également léger, changeant, ou par le flux & le
reflux des paffions qui le dominent , ou par l’âf-
eendant réciproque & alternatif des divers mouvements
dont i l eft agité 5 mais x’êft alors par un
fonds de bonté ou de méchanceté,, de force ou de
foibleffe , de fenfibilité ou de froideur, d’élévation
pu de baffeffe, que fe décida le caraétère 3 & ce
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fonds du naturel doit percer, à travers tous les accidents.
Or c eft dans ce fonds. , bien marqué ,. bien
connu , & conftamment le même que fe fait
fentir l ’ Unité : c’eft par là que les hommées*,. placés
dans les mêmes fituations expofés aux mêmes
combats, mis enfin aux mêmes ép reu ve s fe font
diftinguer l’un de l’autre 3, & que chacun, s’il eft
bien peint, fe reffemble à lui-même , & ne refiem*
ble qu’à lui.
Dans l ’application de ce principe , que le caractère
ne doit jamais changer, on n’a pas affez
diftingué le fonds d’avec la forme accidentelle 3
& dans cellc-ci, ce quieft inhérent dfavec çe- qui
n’eft. qu’adhérent. Le vice eft une trop longue habitude
pour fe corriger en trois heures 3 ceft une
fécondé nature : mais ce qui n’eft qu’un travers-
d’efprit, un égarement pafiager, une fo lie , une
méprife ,. un moment d’ivreffe , ce qui dépend des
mouvements tumultueux dés pallions. , peut changer
d’un inftant à l ’autre 3 ainfi, de l ’erreur au. retour,,
de l ’innocence au crime ,. & du crime au remords.,
le paffage eft prompt & rapide 3 ainfi , l ’avare ne
change point, mais le diflîpateur. change. 3 ainfi;,
Tartuffe eft toujours Tartuffe, mais Orgon paffe
dè fon erreur & de l’excès de fa crédulité à un
excès de défiance j ainfi, Mahomet doit toujours
être fourbe., mais Séide doit ceffer d’être crédule &
fanatique-
Dans le Poème épique, Y Unité dé temps n’êff
réglée que par l ’étendue dé l ’aétion, ni c e l le - c i
que par la faculté commune effune mémoire exercée
j en forte que l’aétion épique n’a trop d’étendue
& de durée-que lorfque la'mémoire ne peut i ’èm-
braffer fans efforts :• & cette règle n’èft pas gênante
3 Car il s’agit, non des détails, mais de
l-’enfemble de l ’aétion & de fes maffes principales :
or fi elle èft-bien diftribuée, fi les épifodes en font
intéreffants, s’ils sfenchaînent bien i’ùn à-1-àütre,,
fi les paffions qui animent i ’aétion, fi l ’intérêt qui
la foutient nous y attachent fortement 5 la mémoire
la foifira, quelque étendue qu’on lui-donne. Bru-
moi la compare à un édifice qu’il faut embràfler
d’un coup d’oeil 3 & quel' édifice, dans fon vrai
■ point de-vue, n’embrafle-t-on pas d’un eoupd’eeil,
fi- l ’enfémble en eft régulier ?" Si donc un poète
avoit. entrepris de chanter l ’enlèvement d’Hélène
vengé par la ruine de Troie, & que , depuis les
noces de Ménélas jufqu’an partage des- captives ,
tout fut intéreffant , comme quelques-livrés de
VIliade 8c le fécond de YÉnèide ; l ’aétion auroit
duré dix ans ,, & le poème ne feroit pas trop
long.-
Nous avons dès romans Bien plus longs que le
plus long poème 3 & par le feul intérêt qui nous
y attache, les incidents multipliés en font tous
très-diftinment gravés dans notre foùvenir..
Il-n’én eft pas de- même de l ’aéfion: dramatique.
Dans le Récit , on peut franchir dix années
ça .un -feul vers.3_ mais dans le Drame,, tout eft
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préfedt & fout fe paffe comme dans la nafure. Il
feroit donc à fôuhaiter que la durée fiétive de
l’aétion put fe borner au temps du fpe&acle; mais,
c’eft être ennemi des arts & du plaifîr qu’ils cau-
fent, que de leur impofer des lois, qu’ils ne peuvent
fiiivre fans fe priver de, leurs reffources les
plus fécondes & de leurs plus touchantes beautés.
Il eft des licences heurçufes , dont le Public
convient tacitement avec les poètes, à condition
qu’ils les employent à lui plaire & à le toucher 3
de ce nombre eft l’extenfion feinte & fuppofée du
temps réel de l'aéiion théâtrale. De l ’aveu des
grecs, elle pouvoit comprendre une demi-révolution
du fo le il, c’eft à dire , un jour. Nou? avons
accordé les vingt quatre heures, & le vide de nos
entr’aétes eft favorable à cette licence 3 car, il eft
■ bien plus faciLe d’étendre en idée un intervalle
•que tien ne mefure fenfiblement, qu’il ne l’étoit de
prolonger un intermède occupé par le choeur , &
mefuré par le choeur même.
A la favçur de la diftraétion que l’intervalle
vide d’un â&e à l ’autre occafionne, on eft donc
convenu d’étendre à l ’efpace de vingt quatre heures
le temps fiétif de l ’aétion} & c’eft communément
affez, vu la rapidité , la chaleur que doit avoir
l ’aétion théâtrale. Mais fi les' efpagnols & les
anglois, ont porté à l ’excès la licence contraire,
il me femble que , fans fuppofer , comme eux ,
des années écoulées dans l ’efpaçe de trois heures,
il devroit au moins être permis de fuppofer, fi un
beau fujet le, demande , qu’il s’eft écoulé plus d’un
jour j & de -cette liberté, rachetée par de grands
effets qu’elle rendroit poffibles , il n’y auroit jamais
à craindre & à réprimer que l ’abus.
La .même continuité d’aélion , q u i c h e z les
grecs, lioit les attes l ’un à l ’autre , & qui forçoit
VUnité .de temps, n’auroit pas dû permettre de
changer de lieu 3 lès grecs ne laiffoient pourtant
pas de fe donner quelquefois cette licence , comme
on le voit dans les Euménides, où le fécond aéle
fe paffe à Delphes ,. & le troifième à Athènes.
Pour la Comédie , elle fe permettoit, fans aucune
contrainte, le changement de lieu, & avec plus
d’invraifemblance : car, au moins dans la Tra-,
gédie , les grecs fuppofoient, comme nous , que
le fpeélateur ne voyoit l ’aftion que des ieux de
la penfée 5 & en effet, il eft fans exemple que ,
dans la Tragédie grèque, les perfonnages ayent
adreffé la parole au Public , ou qu’ils ayent fait
femblant de le voir ou d’en être vus j au lieu que,
dans la Comédie grèque , à chaque inftant le choeur
s’adreffe à l ’affemblée , & par l à , le lieu fi&if de
la fcène & le lieu réel du fpediacle font identifiés ,
de façon que l’un ne peut changer fans que l ’autre
change, & qu’en même temps que l ’a&ion fe déplace
, le fpe&ateur doit croire fe déplacer auffi.
11 n’en eft pas de même de notre Théâtre : foit
dans le Tragique foit dans le Comique , le fpec-
tateur n’eft cenfé voir l’aâion qu’en idée , &
l aétion eft fuppofée n’avoir pour témoins que les
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aéleürs qui font en fcène. Or dans cette hypo-
thèfe, non feulement je regarde le changement
de lieu comme une licence permife 3 mais je
fais plus, je nie que ce foit une licence pour
nous. L ’entr’a&e , je viens de le dire , eft comme
une abfence & des aéteurs & des fpe&ateuirs. Les.
â&eurs peuvent donc avoir changé de lieu d un
aéfce à 1 autre : 8c les fpeétateurs n’ayant point de
lieu fixé , ils font en efprit où fe paffe l ’aélion 3 fi
elle change, ils changent avec elle.
Ce qui doit être vraifemblable, c’eft que l’action
ait pu fe déplacer 3 & pour cela il faut un
intervalle. Ce n’ eft donc prefque jamais d’une fcène
à l ’autre , mais feulement d’un a61e à l ’autre , que
peut s’opérer le changement de lieu.
Je fais bien que, pour le faciliter au milieu
d’un aéte, on peut rompre l ’enchaînement des
fcènes , & laiffer le théâtre vide un inftant} maife
cet inftant ne fuffiroit point à la vraifemblance ,
fi les mêmes aéteurs qu’on vient de voir repaf-
foient incontinent dans le nouveau lieu delà fcène.
Après tout, ce n’eft pas trop gêner les poètes ,
que d’exiger d’eux à la rigueur Y Unité de lieu
pour chaque aéte, :8c la poffibilité morale du paffage
d’un lieu à un autre dans l ’intervalle fup-
pofé.
La plus longue durée qu’on fuppofe à l’entr’acte eft
celle d’une nuit} le trajet poffible dans une nuit
eft donc la plus grande diftance qu’il foit permis
de fuppofer franchie dans l ’intervalle d’un aéte à
l ’autre : ainfi, par degrés , la mefure du temps
que l ’on peut donner aux intervalles de l ’aétion,
détermine l ’éloignement des lieux où l ’on peut
tranfporter la feene. Une règle plus févère pri-
veroit la Tragédie d’un grand nombre de beaux
fùjets , ou l’obligeroit à les mutiler. On voit même
que les poètes qui ont voulu s’aftreindre à Y Unité
de lieu rigoureufe, ont bien fouvent forcé l ’aélion
d’une manière plus oppofée à la vraifemblance
que ne l ’eut été le changement de lieu : car ait
moins ce changement ne trouble l’illuhon qu’un-
inftant } au lieu que , fi l ’aétion fe paffe où e lle
n’a pas du. fe paffer , l’idée du lieu & celle de l ’action
fe combattent fans ceffe : or la vérité relative,
dépend de l ’accord des idées, Sil’iUufion ne peut être
où la vraifemblance n’eft pas.
I l fà l lo i t , dit Brumoi, en parlant du Théâtre
orec , que Vaction , pour être vraifemblable , / à
pafsât fous les ieux & par conféquent dans um
même lieu. I l auroit donc fallu que le lieu de
l ’a&ion fût la place d’Athènes : car fi l ’aétion fe
paffoit à Delphes, comment pouvoit-elle fe paffer:
fous les ieux des athéniens ? Le fpeclateur, ajoute
le même , ne fauroit s ’abufer affe\ grofièrement*
fu r le lieu de la fcène , pour s'imaginer qu’ i l
paffe d’un palais à une plaine, ou d’une ville
dans une autre, tandis qu’ il fe voit enfermé
dans un lieu déterminé. Ainfi, Brumoi prétend
qu ’ il fa u t que la fcène fe voye, 6 par conféquent
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