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lées ( i ). Les Lettres n’y fleuriffoient pas, mais
elles y étaient cultivées. Ce fut de là que l’Italie
en tira comme les femences. Un fiècle avant la
chute de l ’Empire , on voit déjà les grecs venir
les répandre à Venife , à Florence , à Paris , à Rome. Pétrarque & Boccace furent les difciples
d un Savant de Theffalonique. Mais à la prife de Conftantinople par Mahomet II , ce fut une émigration
de gens de Lettres ,. échapés des ruines de
leur patrie & réfugiés èn Tofcane, où l’immortel
Laurent de Médicis les reçut comme dans fon fèin.
J 11 ne faut, donc pas s’étonner de l’avantage que
l ’Italie eut, au quinzième & au feizième fiècle ,
fur tout le refte de l’Europe. De plus, elle avoit*
eu celui d’être le centre de l’Églife , dont le latin
étoit la langue, corrompue à la vérité, mais affez
analogue encore à celle du fiècle d’Augufte, pour
en faciliter l’étude &'en accélérer l’ufage. L’italien
lui-meme en etoit dérivé ; & fon affinité avec elle'
la rendoit comme populaire. Enfin, pour l’Italie,
la lumière des Lettres n’eut jamais d’éclipfe totale.
•Le commerce avec l’Orient , les relations des
deux Églifes , leur rivalité, leurs querelles , le
mouvement que donnoient aux efprits les héréfies
& les Conciles , la leéture habituelle des livres
faints , l’étude des Pères de l’Églife , dont le plus
grand nombre étoient nourris d’une faine Littérature
, & dont quelques-uns ne manquoient ni
d Éloquence , ni de Goût ,* d’un autre côté, le
fou venir , l’exemple de l’ancienne Rome , les
monuments.de fes beaux arts, & je ne fais quelle
ombre de fon génie , qui erroit toujours fur fes
débris , n’avoienc ceffé d’entretenir une communication
d’idées entre l’Italie & la Grèce, entre la
Rome d’Augufte, & la Rome de Léon X. Ainfi,
tout s’accorda pouf hâter les renaiffantes en Italie. progrès des Lettres
A Rome, on couronnoit Pétrarque ; Dante &
Bocçaee fleuriffoient ; & nous en étions à Joinville.
Jodelle , Ronfard , & Garnier fefoient l’admiration
& les délices de la France ; & fes feuls
écrivains en profe , au moins dans la langue vulgaire
, étoient Commine & Rabelais , tandis que
l ’Italie avoit déjà produit Léonard l’Aretin, l’hifto-
rien de Florence , Ange Politien ,.. Machiavel,
Paul-Jove , GuichardinJovian-Pontanus ; & en
oètes , f Fracaftor, Sannazar , Vida , l’Ariofte ,.
iafca > le Rufante , Dolcé ; enfin lé Taffe avdit
précédé Brebeuf & Chapelain de foixante à quatre
vingts ans; &- le fiècle des Médicis , qui fut
pour l’Italie le règne le plus floriffant des Lettres
& des Arts , étoit pour nous à peine lé foible
çrépufcitle d’un fiècle de lumière.
Ce ir’eft pas qu?il n’y eut en France des hommes
très - inftruits & très - judicieux : dans aucun
(i) Photius eft du neuvième fiècle, & Suidas eft du
0ïxiemç.
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temps on n’en a vu à côté defquels on ne pût
nommer l’Hôpital , Turnèbe , Muret, Amyot,
Montaigne , Bodin , Charon , la Boétie , d’Ofiat,
de Tliou, Duvair, Jeannin, les deux'Éliennes. Mais
le favôir étoit ifolé ; la. rai fon , prefque folitaire :
ni 1 efprit de la nation n’étoit encore affez débrouillé
, ni fes moeurs affez dégroffies, ni fa langue'affez
défrichée, pour que les Lettres, tratif-
planféés dans un climat fi nouveau pour elles, y
puffent de long temps profpérer & fleurir.
La France avoit de bons efprits, d’habiles politiques
, dé grands jurifconfultes , & même quelfquupeesr
fptihtiieluoxfo p&h efas.n aMtiqauise .le Public "y étoit encore
L’Aftrologie, la Magie , les poffédés , les revenants
, les lortilèges , les maléfices , les combats
Judiciaires , les lois qui les autorifoient, Ta Théologie
des écoles , la Morale des cafuiftes , le ba-
telage de la Chaire , les farces pieufes du Théâtre,
les preftiges religieux dont on frapoit la multi-
. titude, le zèle aveugle & fanguinaire dont l’eni-
vroient des impôfteurs , tout le reffentoit du mélange
d’un peuple efclave des Druides & du peuple
barbare qui l’avoit fubjugué. Ainfi du refte de l’Europe.
Partout la lumière des Lettres avoit à dif-
fiper les ténèbres de l’ignorance ; partout il falloit
enlever cette rouille épaiffe & profonde^ que dix
fiècles de barbarie avoient comme incruftée dans
les efprits & dans les, âmes , rendre l’entendement
humain aux lumières de la nature , & redonner
un caraétère de nobleffe & de dignité aux
qmuoe’àu ris’ abpruubtilfifqeumese n,t . d•éfigurées & dégradées jufi-
Sans cette grande métamorphofe , quel moyen
d’affimilation pouvoit-il y avoir entre le Goût des
nations antiques & le groflier inftinét des nations modernes
? Tirer l’homme de cet état, & lui donner
le difcernement du vrai dans fes jiiftes rapports ,
du bien, du Beau dans la jufte roefure , ne pou- voit être que' l’ouvrage du temps.
Cependant, comme il eft des erreurs compatibles
avec le génie des Arts , le grand obftacle à
la régénération des Lettres & du Goût ne venoit
pas de cette caufe : & en effet , au milieu même
des fuperftitiôns & des préjugés fanatiques , le Taffe
avoit fait un beau poème, ,8c l’Ariofte un poème
charmant. Mais à la faveur d’une langue déjà
épurée & polie , ils avoient fu tout ennoblir; &
la langue françoife , quoiqu’affez abondante, étoit
encore loin1 d’aquérir ce caractère de nobleffe #
- à3élégance, & de pureté , que Pétrarque & Machiavel,
avant l’Ariofte & le Taffe ^ avoient donné , à
la langue tofcane. C’étoit cet inftrument diî génie
& du Goût qu’il falloit d’abord façonner.
Une langue répugne aux ouvrages de G o û t,
non feulement lorlquielle eft pauvre, rude, & grof-
fière , mais auffi lorfqü’elle n’a qu’un ton, ou que
tous les tons s’y confondent. C’eft la foupleffe
& la variété qui font la grâce & le charme du
ftyle ; ç’eft par fes modulations qu’il s’élève ou
s’ahâiffç
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sàbaiffe au, gïjé ;de la . penfée,.? jBc ^u’il* fe1 mpt d,ac-
xord avec les çaraébères , &. à l’-utïiffpn ; de? ffyets.
Or une langue,n’eft fufGeptible;de ces. convenances,
du ftyle , qu’autant' qu’elle a des. tons, gradués &
diftinéls., depuis, l’humble jufqu’au fubïiine , depuis
;le=, qDopulairê jufqu’à Théroïque & qu’elle a
de même .des modes analogues -à. la,, douçeur , à la
molieffe, à l’énergie, à tous Tes fëntjments , à toutes
les pallions, à.tous les .mouvements.de l’âme ; &
c’eft ce qui manquoit même-à la langue de Mpn-
taigne.
Cette langue eft franche , énergique , & d’un
tour vif & pittorefque : mais elle eft trop fouvent
ignoble-; &-quoique , par fa liberté?, fa familiarité
même, elle -piaffé dans des: écrits* dont l’abandon,
eft le caractère , il n’en eft pas moins vrai que ,
dans lès genres qui demandent toutes les nuances
du ftyle & toutes fes délicateffe§., dans les fujets
furtout où la majefté du langage en eft la bien-
féance , cette familiarité continue auroit été peu
convénable. L.orfque Montaigne fait parler Au-
gufte à Cinna,.o,u qu’Amiot traduit quelques vers
d’Euripide., il n’eft perfonne qui ne fente combien
ce vieux langage manque de dignité.:
Qu’on ne m’accufe pas de vouloir déprimer deux
écrivains fi recommandables be vieux naturel de;
leur ftyle a fon attrait , & je le fens. Mais plus
il étoit convenable dans un récit naïf & fimple■ ,
& dans le libre épanchement des penfées d’un phi-
lofophe ; moins il étoit propre, à la majefté de
l’Éloquence & de la Poéfie : .& Montaigne lui-
même nous l’auroit avoué , lui qui a fi. bien apprécié
lés écrivains de l’antiquité, même du côté
du langage ; lui qui avoit l’oreille & l’âme affez
fenfibles aux bëaiités du ftyle, pour àvpir reconnu
que le Poème des Géôrgiques & le cinquième
livre de l’Enéide étoient ce què Virgile. avoitTe
mieux écrit. Il favoit comme nous , fans doute ,
quelle. diverfîté de couleurs & de-tons une langue
devoit avoir' , pour s’èléver à la hàuteut de l’Éloquence
de Cicéron , de la Poéfie de Lucrèce , pour
fe donner la dignité & les grâces ; décentes du
ftyle de Virgile , & pour s’abaiffer noblement
à l’élégante familiarité du ftyle de Térence ,
qu’il appeloit lui-même la mignardife du langage
latin.
Je dirai plus : fi, du temps de Montaigne , quel-
qu’un ayoit été capable d’affîgner à la langue fês
divers caraftères , & d’en claffer les. mots, les
tours, & les images, comme on a fait depuis , .pour
varier les tons & les degrés du ftyle ; c’eut été
Montaigne lui - même. Mais fon inclination pour
un genre d’écrire libre , indolent, abandonné, coulant
de fource au gré de foh humeur & de fa fan-
taifie, Téloignoit trop de ces‘recherches. Tout dans
fa langue-lui a été bon , parce que tout lui étoit
commode ; & ce qu’il nous dit de fes études, nous
pouvons l’appliquer à fes çompofitions. .« Il n’eff
»• rien pourquoi .jem e veuille, rompre la tête. ,
Gli/AMM» ET LlTTÉRÀT. Tome III.
Ç| i O | & S ç
: » non pas pour, la. fci.ence, de quelque grand prix
» qu’elle lôit ».
; Marot, qui dans quelques épigramnies eut un
peu de délicateffè , fut trop fouvent groffler 8c bas. Les poètes du même temps qui voulurent
hauffer le ton , donnèrent, dans l’enflure , & furent
durs & guindé^fans nobleffe. Malherbe, le premier
, fentit quel heureux choix de mots pouvoit
donner aux vers françois de la pompe'& de 1 harmonie,,
& jufqu’où le ftyle de l’Ode pouvoit s è-
lever fans effort. Ce fut une grande leçon de Goût
pour les poètes à venir.
Balzac effaya d’ennoblir Ôe même & d^elever
la profe, au ton de l’Éloquence ; mais il 1 effaya
dans des.lettres , & avec une emphafe & une affectation
toute oppofée au naturel & à la liberté
du ftyle épiftolaire. Cette tentative ne laiffa pas
d’avoir, un fûccès éclatant ; & Balzac parut un
prodige, pour avoir appris à fon fiecle que notre
profe , comme nos vers , pouvoit être nombreufe
&. Dnoèbslielo. r^ s, l;e feçret. de donner à la langue de l’harmonie & de d’élévation ,, ceffa d’être inconnu.
Linge.nde en profita ; & .il fut, le premier qùd
mit de la décence 8c de la dignité dans le langage
de la Chaire.
Mais le grand-apôtre du G o û t, le grand maître
dans l’art d’écrire & de parler la langue fur tous
les tons, ce fut Pafcàl.
Corneille, qui T avoit devancé , avoit brillé d’une
lumière plus éclatante > mais-moins pure. Il avoit
créé les deux théâtres ; il avoit donné , dans le
Menteur, le modèle du bon comique ; il avoit
inventé un genre de fable tragique , qui n étoit
pas celui des grecs , & qui étoit plus analogue
à nos moeurs; en l’inventant, il 1 avoit eleve au
plus haut degré du fublime il en avoit pris le
vrai ton , parlé fouvent le vrai langage ; & fes
beaux vers font beaux fi naturellement ,• fi Amplement
, fi pleinement , qu’il n | a rien de plus
accompli. Perfonne enfin n a autant fait que lu i,
pour agrandir en nous l’idée du Beau moral en
Poéfie, & pour nous en faire.éprouver le fenti-
ment dans toute fa hauteur : & en cela le Goût lui a dû infiniment plus qu’on ne penfe. Je dis le
G o û t , quoique ce fût ce qui lui manquoit a lui-
même : car des inspirations lumineufés & frequentes
lui en tenoient lieu ; & pour profiter des
exemples d’un homme de genie, ce n eft pas à
fes fautes que les habiles gens s’arrêtent : ils s’attachent
à fes beautés ; & lorfqu’il a fait le mieux
poflible , ils tâchent de faire comme lui , ^uflî
bien que lui , mieux que lui. Qu importoit a
Racine & à Voltaire que Corneille eût fait Théodore,
& Pertharite , & Surena ? Tout cela étoit
nul pour eux, comme il devroit Pêtre pour nous.
II Ce font les belles fcènes du Cid, de Cinna, des Horaces, de Polieuéte , de Rodogune, qu ils mé—
ditoient dans leur jeuneffe, 8c qui étoient pour
1 m s f f f