d’un muficien, & d’un maître de ballets ; fon hy-
pothcfe eft d’imiter la nature par le gefte & par
la pantomime, fans autre difcours , fans autre
acceut que celui que la Mufique inftrumentale
fournira a 1 interprétation de fes mouvements. Le
Poème-danfe ou ballet doit être fuivi ., noué,
dénoué , corhme le Poème lyrique > il exige encore
plus que lui la rapidité de l ’aétion & une
grande variété de fituations. Comme le di{cours ne
peut être exprimé dans ce drame que par le gefte,
rien n’y feroit plus déplacé que des {cènes de rai-
fonnement & de converfation ; & le dialogue en
général n’y peut être employé , foit dans la Tragédie
{bit dans la Comédie , qu’autant qu’i l fert
mdifpenfablement de paffage & de préparation
aux grands tableaux & aux fituations intéreflantes.
Toute la Poétique du Poème lyrique s’applique
naturellement & d’elle-même au Poème - ballet ,*
comme rien n’eft moins naturel qu’un opéra où
l ’on chante d’un bout à l ’autre , rien aufti ne feroit
plus faux qu’un ballet où l ’on danferoit toujours.
L e créateur du Poème - ballet a dû connoître &
diftinguer dans la nature , le moment tranquile &
le moment paflionné, celui de la fcène & celui
de l ’air ; il a dû chercher des manière*
diftin&es pour exprimer des moments fi différents,
& partager fon Poème entre la marche & la danfe,
comme le muficien partage le fien entre le récitatif
& l ’air.
Suivant ces principes, les perfonnages du Poème-
ballet ne danferont qu’au moment de la paffion ,
parce que ce moment eft réellement , dans la
nature, celui des mouvements violents & rapides 5
le refte -de l ’aCtion ne fera exécuté que par des
geftes fimples, par une marche cadencée , plus
marquée, plus poétique que la démarche ordinaire,
dont il n’y àuroit pas moyen de paffer naturellement
& avec vérité au moment de la danfe.
Ce moment tiendra, dans le Poème-ballet, la
place que l ’air occupe dans le Poème lyrique :
mais l ’on jugera aifément que ce moment ne peut
être employé à danfer des menuets, des gavottes,
ou des couplets de chaconne ; tous çes airs de
danfe ne lignifient rien, n’imitent rien , n’expriment
rien. L ’air du moment de la danfe dont le
poète aura indiqué le fujet & la fituati.on , fera,
de la part du muficien, le dçvelopementde la paf-
fion & de tous fes mouvements. Le maître des
ballets & le danfeur intelligent, s’ils entendent
cette langue comme la profelfion de leur art
l ’exige, trouveront dans l ’air du muficien tous leurs
geftes notés avec la fucqeflion & les nuances de tous
tes mouvements.
Lorfque le poète aura^ crçé un. tel Poème & que
le fpethacle en danfe. aura aquis le degré de perfection
dotit il çft fufceptible , un grand çompofi-
teur np dédaignera plus de mettre le Poème-
ialle t en mufique ; parce que ce ne fera plus un
feçuçil de jolis menuets & d’autres petits airs de
danfe, plus dignes de la guinguette que du Théâtre*
& qu’on abandonne en Italie & en Allemagne
avec raifon au premier petit violon de l ’Orcheftre.
Cette fuite de grandes & belles fituations, puifée
dans le fuj'et d’une aClion unique & terminée par
une cataftrophe convenable , ouvrira au contraire
au çompofiteur une vafte & brillante carrière , où
i l pourra déployer fes talents, & concourir à l ’effet
du fpeCtaclë le plus noble & le plus intéreffant qu’on
puiffe offrir â une nation paflionnée pour les beaux-
arts.
L e maître des ballets & le danfeur fentiront de
leur côté que l ’exécution de ce Poème demande
autre chofe que des pirouettes & des gargouillades ;
que des attitudes fortes ou gracieufes , des aplombs,
& tout le détail des exercices académiques & des
tours de falle , n’ont de prix fur le théâtre qu’autant
qu ils font placés à propos, avec goût , &
avec intelligence ; qu’ils fervent à i ’eypreffion
d une .fituation touchante, d’une aCtion intéreffante
& pathétique ; & qu’on aperçoit dans le danfeur ,
indépendamment de cette lcience , une étude profonde
de la nature & de la vérité de fes mouvements.
Ce qui vient d’être dit ne contient que les premiers
éléments d’une Poétique de la Danfe , mais
qui mériteroient, pour les progrès d’un art bien
peu perfectionné, d’être dèvelopés avec plus de
foin & dans un plus grand détail. Les Lettres
pleines < de chaleur & de vues que M. Noverre à
publiées fur la Danfe , il y a quelques années,
paroiffent lui impofer le devoir d’écrire cette
Poétique , & de rendre â fon art Pempire qui lui
eft dû, & qu’il a exercé chez les anciens par la
magie & l ’enthoufiafme de Ion langage.
D e Vexécution du Poème lyrique. La réunion
du chant & de la danfe dahs le même Poème ne
feroit point impoflible & feroit peut-être une chofe
défirable; mais cette.affociation feroit bien différente
de celle qu’on a imaginée dans TOpéra françois, Sc
que le bon goût femble proferire.
Le Chant eft uri art fi difficile, il demande tant
d’applica.tion & d’étude, qu’il ne faut pas elpérer
qu un grand chanteur puiffe auffi être grand aCteur :
ce cas feroit du moins trop rare pour n’êtrë pas
regardé comme une «iception : l ’exécution du chant
& Pexpreffion qu’i l exige occupent déjà trop ua
chanteur, pour fui permettre dé donner le même
foin à 1’aCtion : très-fbuvent les mouvements qua
la fituation demande font fi violents , qu’ils ne
permettroient guère de chanter avèc grâce , ni
même avec la forcé néceffaire ; & je crois impofo
fible qu’au dernier période de la paffion, le même
aCteur puiffe chanter avec la chaleur & l ’enthou-
fiafme qu’il exige , & s’abandonner en même temps
au délire & au plus grand défordre de la paffion, fans
que la précifion de fon chant en fouffre;
D ’un autre côté, en réfléchiffant fur le génie
de l ’air ou aria, des italiens ^ on, voit évidemment
qu’il eft , dans fon principe , autant deftiné â l ’ex-
preffion du gefte qu'à celle du chant ; & un pantomime
intelligent trouvera dans la partie inftru-
mentale de l’air tous fes geftes , toute la fucceffion
de fes mouvements notés avec, la plus grande
fineffe. La Mufique a encore fur ce point mer-
veilleufement fuivi la nature : car la paffion n’élève
.pas feulement la voix , ne varie pas feulement
les inflexions ; elle met la même variété & la même
chaleur auffi dans le gefte & dans les mouvements. •
Ainfi , le moment de la paffion doit être en effet la
ïéunion de ces deux expreifions : comment les rendrons
nous donc fur nos théâtres, fans que l ’une
fouffre par l ’autre ?
Les plus grandes découvertes font toujours l ’ouvrage
du halard. A Rome , Andronicus, fameux
aCteur , c’eft à dire, chanteur & pantomime à la
fois, eft enroué un j'our à force de bis ; revo-
catus obtudit vocem : le Public ne veut pas fe
paffer d’un aCteur chéri : Andronicus continue donc
les jours fiiivants de danfer la pantomime, agit
eanticum ,• mais comme fon enrouement ne lui
permet pas de chanter, il place un- 'enfant devant
le Auteur ou l ’orcheftre , & cet enfant chante
pour lui : Puerum ante tibicinem fiatuit ad ca-
nendum.
Cet expédient plaît au peuple ; Andronicus,
difpenfé par un accident de chanter , s’abandonne
avec plus de chaleur au gefte & à la pantomime;
& depuis ce* moment l ’Opéra, eanticum , eft
■ exécuté par deux fortes d’aéteurs qui repréfentent
un même fujet en même temps , fur les mêmes
airs , furies mêmes niefures , fur la même fcène,
les uns par le chant, les autres par la danfe ou
pantomime. L ’hiftrion ou le pantomime ne chante
plus que de la main , hijlrionibus fabularum
aclus relinquiiur ,• & le chanteur ne joue plus
que de la voix : la voix, d’accord avec la flûte ,
explique en chantant le fujet ; tandis que la Danfe,
d’accord avec la mefure du chant, l ’exécute en gef-
ticulant. A d manum cdntatur. . . Divérbia voci
reliéla. Voyez Tite-Live.
Ce que le hafard établit jadis fur le théâtre de
Rome , une imitation réfléchie devroit nous le
faire adopter dans l'exécution de notre Poème
lyrique : par ce moyen ', nos caftrats, qui font
ordinairement des chanteurs fi excellents & des
aCteurs fi médiocres, ne' feroient plus que desinf-
truments parlants placés dans i ’orcheftre & le plus
près de la, fcène qu’il feroit poffible ; ils exécu-
teroient la partie du chant avec une fupériorité
dont rien ne pourroit les. diftraire * tandis qu’un
habile pantomime exécuteroit la partie de fa c tion
avec la même chaleur & la même expreffion.
Plus on pénétrera l ’elprit du Poème lyrique ,
plus ou fera engoué de cette idée. L ’Opéra ainfi
exécuté ne fera plus reftreint à ne charmer qu’un
petit nombre d’hommes exceffivement fenfibles, &
qui entendent le langage de la Mufique; le plus
ignorant d’entre le peuple feroit auffi avancé que
le plus grand connoiffeur, parce que le pantomime
àuroit loin de lui traduire la Mufique mot pour mot,
& de rendre intelligible à fes ieux ce qu’il n’a pu
entendre de fes oreilles.
Cette manière d’exécuter le Poème lyrique ren-
droit auffi au poète & au çompofiteur l’empire
que le chanteur & l ’entrepreneur ont ufurpé fur
eux ; tout ce qui ne tient pas au fond du fujet ne
feroit plus fupportable fur ce théâtre. Tout le
ftyle figuré & épique difparoilroit des ouvrages
dramatiques ; car quel gefte le pantomime trou-
veroit-il pour l ’èxpreffion de telles paroles & de
tels airs? & comment nous fe ro it-il fentir , fans
devenir ridicule , qu’il reffemble à un courfier
indompté & fier, ou qu’i l fe compare à un vaif-
{eau battu par la tempête ? Les fituations les plus
pathétiques ne feroient plus énervées par des
épifodes froids & fubalternes ; le poète , peu
embarraffé de la durée du fpeûacle & du nombre
des aéleurs, conduiroit fon fujet par une intrigue
fimple , forte , * & rapide , à la cataftrophe que
l ’Hiftoire ou la nature des chofes àuroit indiquée.
Je ne lais combien d’aéies , combien de décorations,,
combien d’aéleurs i l faudroit pour l ’opéra
d’Andromaque & de Didon ainfi conftruit & exécuté
; mais je fais que ces fujets , dépouillés de
tout ce qui les défigure & les énerve, feroient les
impreffions les plus profondes & les plus terribles.
L e muficien n’auroit rien changé à fon faire; le
poète àuroit raproché le fien de la fimplicité &
de la force du théâtre d’Athènes, & la repréfen-
tation théâtrale àuroit aquis une vérité & un charme
dont il feroit téméraire de marquer les effets & les
bornes.
Suppofé que la durée d’un drame ainfi ferré ne
rempliffe pas le temps confacré au fpe&acle ,
rien n’empccheroit d’imiter encore l ’ufage d’Athènes
, en repréfentant -plus d’une pièce : le Poème
lyrique chanté & danfe feroit fuivi du Poème-
balltt ; celui - ci feul feroit peut-être propre à
repréfenter quelques inftants d’un merveilleux vi-
fible.
Mais le fort de l ’homme veut que fa petiteffe
parôiffe toujours à côté de fes plus fublinies efforts
de génie ; & nous mettons dans les affaires les
plus férieufes tant de négligence & d’inconféquence,
qu’il né faut pas nous croire capables de l ’obfti-
natioix & de la perfévérance néceffaires à la perfection
d’un fimple art d’amufement : & le fort des
Empires & le fort des Théâtres font l ’ouvrage du
hafard; tout dépend de ce concours de circonf*
tances qu’un heureux ou un malheureux hafard
raffemble. Qu’i l parôiffe quelque part en Europe
un grand prince ; & après avoir aquis par les
travaux le droit de corffacrer un glorieux loifir à
la culture des beaux - arts , qu’il porte fes vues
fur le plus beau de tous : & l ’art dramatique deviendra
fous fon règne le plus grand monument
j»