
difficulté de mettre chaque pièce de cette machine
a fa place , & de lui donner le degré de reffort &
d a&ivité qu'elle doit avoir. Que l'on compare le
méchanifme de Y OEdipe de Sophocle ou de Y O refie
d’Euripide, avec celui de Polyeucle, de Britan-
jhcuSj ou à* A l\ire ; & l'on verra combien les grecs
dévoient être à leur aife avec la deftinée & la fatalité.
Rien de plus tragique fans doute que de voir
un ami, fans le favoir , tuer fon ami; un fils ,
fon père ; une mère , fon fils; un fils , fa mère : j'en
Conviens avec Ariftote; rien de plus effrayant que
la fituation du malheureux , qui, par erreur , va
répandre un fang qui lui ell h cher. Corneille ne
yo-yoit rien de pathétique dans la fituation de
Mérop.e & d’Iphigénie, l ’une allant immoler fon
fils , l ’autre, fon frère ; & Corneille étoit dans l’erreur.
» Ce frère, difoif - i l , & ce fils leur étant
» inconnus , ils ne peuvent être pour elles qu’en-
» nemis ou indifférents ». Mais fi Mérope & Iphigénie
ne connoiffent pas le crime qu’elles vont
commettre, le fpeétateur en eft inftruit ; & par un
preffentiment du défelpoir où feroit une mère
qui auroit immolé fon fils , une foeur qui auroit
immolé fon frère , on frémit pour elle de ion erreur
& du coup qu’elle va fraper.
A plus forte raifon , rien de plus intéreffant que
la fituation d’un tel perfomnage, fi le crime n eft
reconnu qu’après qu’i l eft commis.
Mais a la place 'd’une erreur involontaire ou
d’une néceffité inévitable que l’on mette la paffion
; quel art ne faut-il pas alors pour concilier
l ’intérêt avec des crimes bien moins homblés , pour
faire plaindre, par exemple , le meurtrier de Zaïre
ou l'indigne fils de Brutus ? I l eft des crimes que,
dans l’emportement , un homme naturellement bon
peut commettre ; chacun de nous, dans un accès
de paffion, en eft; capable ; & c’ eft cè qui nous
fait chérir encore & plaindre ceux qui les ont
commis. Mais fi le crime révolte la nature , la
paffion même la-plus-violente ne fuffit pas pour
rexcufer : un parricide n’eft pas feulement un homme
paffionné, c’eft un monftre ; ce monftre ne peut
nous toucher. I l y a plus : on ne pardonne a la
paffion la fïmple cruauté que dans un mouvement
loudain , rapide , involontaire ; la cruauté préméditée
rend le criminel odieux, quelque paffionné
qu’il foit. Nulle difficulté au contraire dans les
fujets où la fatalité domine : Hercule, rendu furieux
par la haîne de Junon, tue fes enfants & fa
femme ; Orefte , forcé d’obéir à un dieu, affaffine
la mère, & pour ce crime inévitable i l eft livré
aux Euménides ; Hercule & Orefte font intéref-
fants , & d'autant plus que leur action eft. plus
atroce. Il en eft de même ’de l ’erreur d’OEdipe;
toute l ’indignation fe rejette fur les dieux ,. la
-compaffion refte aux hommes. Le pathétique de
l ’aétion ne fe réduit pas à la cataftrophe : le crime
peut être annoncé ; & fi Fon voit de loin l'inexp-
. sable deftinée fe complaire a dreffer les .pièges, à
creufèr, a cacher l'abîme où le malheureux doit
tomber,, l ’y attirer ou l ’y conduire , l ’y pouffer
elle-même Sc l ’y précipiter ; plus ce prodige de
méchanceté nous eft odieux , Sc plus nous devient
cher celui qui en eft la victime. Voilà pourquoi,
entre tous les fujets, Ariftote préfère ceux où le
crime feroit le plus atroce , s’il étoit ^volontaire &
libre.
3°. L e fyftême. des Anciens étoit plus favorable
à la grandeur de leurs théâtres Sc à la pompe fo-
lennelle des fpeétacles qu’on y donnoit. Ces fpec-
tacles fefoient partie des fêtes où toute la Grèce
aceouroit ; il failoit donc que l ’amphithéâtre put
contenir une multitude affemblée , !& que le théâtre
fût proportionné à ce cercle immenfe de fpeéta-
teurs. Mais une ficène fpaçieufe demandoit une
action grande & forte , où tout fût peint "comme
dans un tableau defiiné à être vu dé loin: & c’èft
a quoi le fyftême’ de la ' fatalité s’aecommodôit
mieux que le nôtre ; car en fefant venir du dehors
les évènements tragiques , il fimplifioit tout , &
ne laiffoit à l ’aétion théâtrale que des maffes à
préfenter. La peinture dès paffions, dont tous les
détails nous enchantent , n’àuroit eu là aucun relie
f : ces touchés délicates, ces reflets , ces nuances,
ces dèvelopements , fi précieux pour nous, auroient
été perdus; & au contraire , cës traits de force,
qui, vus de près , feroient fur nous’dés impreffions
trop douloureufes, adoucis par la perfpeétive,
n’avoient de pathétique que ce qu’il en falloir pour
l ’âme des athéniens. C ’eft fur leur théâtre que Phi*
loétète devoit parôître, couvert de lambeaux, fe
traînant, fe roülant par terre, & rugiffant de douleur
; c’eft là qu’OEdipe devoit parôître , les ieux
crevés, vertant fiir fës enfants des gouttes de fang
au lieu de larmes ; qu’Orefte, pourfuivi par les
Furies, devoit tomber dans les convuluons, & demander
à fa foeur Éleétre qu’fel'le effuyât l ’écume
de fes lèvres ; c’eft là que le fupplice de Prométhée,
lès tourments d’Hercule, & les fureurs d’Ajax étoient
en proportion avec la grandeur du fpe&acle.
4°. Ce fyftême rempliffoit mieux l’objet religieux
, politique , & moral que l ’on fe propofoit
alors. I l eft évident, quoi qu’en dife Ariftote,
que le caractère de l ’aétion tragique prenoit.trop
fur la liberté : & foit que le perfonnagè ’intéreffant
reffemblât par fon caractère à l ’agneau docile
& timide qui fe laiffe mener à l ’autel , .ou au taureau,
fougueux qui fe débat fous le couteau du
facrificateur , l’évènement n’en étoit pas moins l’ac-
compliffement d’un décret qui décidoit du fort de
l ’homme ; &quel que fût l ’inftrument du malheur, &
quelle qu’en fût la viétime , l ’un & l ’autre étoient
fous l’empire de l ’inflexible néceffité. Par là l’objet
poétique étoit rempli : car la terreur nous vient ,
dit Ariftote, de La poffibiLité que nous voyons à
ce au un malheur femblable nous arrive ; & l&
p itié nous vient de Vindignité de ce malheur,
qui nous femble peu m é r ité Mais où étoi.t le but
moral î où étoit le fruit de l ’exemple J De ce
" qu’GEdipe
ttu OEdipe a tué fon père fans le favoir & qu’il
Jépôufé fa mère , quelle conféquence tirer? que
ceit un crime horrible d’expofer fes enfants. Mais
avant que Jocafte eût expofé le fien, fon fort lui
avoit été prédit. Dans cet, exemple , le malheur
n’eft donc pas la fuite du crime. OEdipe a été-
imprudent : un homme, dit-on, menacé de tuer
fon père Sc d’époufer fa mère , auroit dû né pas .
voyager, n’avoir de querelle avec perfonne , &
ne fe marier jamais. Mais ceux q u i. raifonnent fi
bien ont oublié que, dans le fyftême des grecs, la
deftinée étoit inévitable , & qu’il étoit dans celle
d’OEdipe de faire tout ce qu’il a fait.
Il-eft donc vrai, comme l ’a reconnu Marc-
AurèLe, que le but moral, religieux, & politique
de la Tragédie ancienne, étoit de fraper les
efprits de l’afcendant de la deftinée , afin d’accoutumer
les hommes aux évènements de la 'vie , de
les y réfîgner .d’avance , & de les rendre patients,
courageux, & déterminés. Cette habitude , donnée
à.un peuple , de tout voir .fans, étonnement & de
tout fournir fans foibleffe , étoit favorable aux
moeurs publiques : & quant à ce qui pouvoit ré-
fulter, dans le détail des mçeurs privées , du fyftême
de la néceffité , les poètes s’en inquiétoient peu ;
e’étoit aux lois à y pourvoir.
A l ’avantage de former, dans un État républi- 1
cain expofé aux plus’ grands revers , une maffe
d’hommes préparés à tout & réfolus à tout , fe
joignoit celui de leur faire voir que tous les hommes
étoient égaux fous l’empire de la deftinée ;
que les plus élevés -étoient fujets à l ’imprudence
& à l ’erreur; que les’dieux fe jouoient des rois ;
que tout ce qui flatte l ’orgueil étoit fragile & pé-
riffable ; Sc que les plus grandes calamités & les
plus grands crimes étant réfervés aux Souverains , il
ctoit également infenfé d’afpirer à l ’être & de fouf-
frir qu’il y en eût. C’eft ce qu’il étoit important
d’inculquer à des peuples libres.
Voilà lès raifons de préférence qui avoient décidé
les Anciens en faveur du fyftême de la fatalité.
Mais puifque ce fyftême avoit tant d’avantages ,
pourquoi nous en être éloignés? Eft-ce pour écarter
l ’idée d’une deftinée injufte , d’une aveugle néceffité
? Nullement ; & l ’on voit'allez que, tant que
les Modernes ont pu tirer de ce fyftême des fpec-
tacles intéreffants, ils ne s’en font pas fait fcrupule.
Eft-ce que , l’opinion ayant changé , la vraifem-
blance Sc l ’intérêt des anciennes fables feroient
perdus pour nous ? Encore moins : l ’illufion fupplée
à la croyance. Les fujets les plus pathétiques de
notre Théâtre font pris du Théâtre des grecs.
L ’OEdipe, l’Orefté, la Phèdre, les deux Iphigé-
nies, la Mérope , le Philoftète , &c , ' réuffiront
dans tous les temps Si chez tous les peuples du
mondé.
Mais fi ce n’a pas été pour rendre la Tragédie
plus ihorale ou plus intéreffante qu’on en a fait
un nouveau fyftême , qu’eft-ce donc qui l’a intro-
Gramm. e t L it t é r a ? > Tome III.
Huit ? Le cours naturel des chofes, un^ nouvel ordre
de circonftances, la difficulté qu’éprouvoit l ’art à
s’accommoder des anciens fujets, & les avantages
d'une autre efpèce que l ’on croyoit trouver dans le
fyftême des paffions.
Avantages du nouveau fyfiéme. Voyez d'abord ,
dans Y article Poésie , combien l ’hiftoire fabuleufe
des grecs, leur religion Sc leurs moeurs étoient
favorables à leur fyftême, & combien ce qui leur
étoit propre eft étranger partout ailleurs.
Les fpe&ateurs , comme je l’ai dit, fe depayfent
aifément ; mais l ’illufion qui les eniraîne tient ello-
même aux convenances, & ce fyftême religieux
des grecs ne peut convenir qu’aux fujets qu’il a
confacrés. Il n’eût donc jamais fallu fortir de leur
hiftoire fabuleufe; & dans ce cercle , le génie tragique
fe fût trouvé trop à l’étroit.
I l eft bien yrai que, dans tous les temps Sc
chez tous les peuples du monde, on femble recon-
noître, dans la fortune & dans ce qu’on appelle le
hâfard des évènements , une efpèce de fatalité, Sc
que par conféquent il étoit poflible d'inventer des
fujets où tout fût conduit par le fort ou par des
caufes inévitables; mais des accidents fans raports ,
fans liaifon de l ’un à l’autre, auffi dénués de vrai-
femblance que de vérité , n’ayant pour eux ni l’opinion
réelle ni la tradition fabuleufe, auroienc manqué
de confiftance & d’autorité fur. la Scène , &
n’auroientpasété affez évidemment l ’effet d’une: puif-
fance tyrannique, attachée à rendre les hommes ou
coupables ou malheureux, pour que de ces fpec-
tacles du malheur & du crime, on reçût la même
impreffion de terreur dont les grecs fe fentoient
frapés, .& dont leur fyftême religieux nous frape
encore nous - mêmes dans les fujets où il eft empreint.
Cet amas d’incidents fortuïts, dont i f n’y a rie»
à conclure, ont pu occuper nos aïeux à la renaif-
fiance des Lettres , quand ni l'efprit, ni le goût,
ni le jugement même n’étoient formés ; on ea
fefoit fur tous les théâtres de l ’Europe. des comédies
fans comique , des TragédiesTans intérêt.
La curiofité , la furprifé étoient les feules émotions
qu’on éprouvoit à ces fpeétacles ; mais ne con-
noiffant fien de mieux, on croyoit voir le mieux
poffible.
Enfin Corneille ayant. découvert , au milieu de
ce chaos, une nouvelle fource d’évènements tragiques
, auffi intéreffants dans leurs caufes que
terribles dans leurs effets, ce fut un cri univerfel;
& l’Europe moderne reconnut la Tragédie qui lui
étoit propre.
L ’homme libre fous un dieu jufte , qui permet-
toit le mal fans en être la caufe , l’homme en
proie à fes paffions, en butte à celles de fes fem-
blables , & rendu malheureux par lui - même oa
par eux , devint l’objet de la Tragédie & le nou-
veaù fpe&acle affligeant & terrible dont elle frappa
les efprits. C e ce