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Les avantages de ce nouveau.fyftême font d’être
plus fécond, plus univerfel , plus moral , plus
propre à la forme & à l ’étendue de nos théâtres ,
plus fufceptible de tout le charme de la repréfen-
tation.
i° . Plus fé cond , parce qu’il met en jeu tous
les refforts du coeur humain, qu’il en fait les mobiles
de l ’a&ion théâtrale , q u ’ i l donne lieu aux
dèvelopemcnts de toutes les partions aftives, que
de leur mélange il compofe des carafrères pleins
d énergie & de chaleur, que de leurs contraires il
tire des fituaiions variées à l ’infini, que de leurs
combats il fait naître une foule de mouvements qui
étoient inconnus aux Anciens.
Non feulement la paillon agite l’âme , mais
elle altère laraifon ,1a féduit, la trompe, l ’égare,
& la range de fon parti : de là tout l’artifice quelle
emploie pour en impofer à celui qu’elle obsède
& à tous ceux qu’elle a intérêt de perfuader .&
d’émouvoir ; de là l ’éloquence de deux pallions
contraires , pour fe vaincre mutuellement ; de là
les changements rapides d’opinion , de fentiments ,
& de langage dans le même homme , foit que
deux partions le tourmentent & le dominent tour
à tour , foit qu’une feule paflion ait à combattre
en lui la bonté naturelle , à triompher de l ’innocence
, a vaincre un relie de pudeur , à faire taire
le devoir, à furmonter la vertu même, à fe délivrer
de la honte, & à s’affranchir du remords.
Vo ilà ce qui. ouvre à notre Théâtre un champ fi
vafte & fi fécond.
Quand l ’homme agit par une impulfion étrangère
8c irréfiftible, il n’ y a pas à balancer. Mais
quand il doit fe décider par les mouvements de
fon coeur, & que ces mouvements , comme celui
des flots , font tumultueux & rapides ; qu’il èft tour
à tour entraîné en fens contraires avec la même
violence; que prefque au même inftant que le
défir l’emporte , la honte le repoulfe ; & qu’au
moment où l ’elpérance commence à l ’èlever , il fe
fent abattu par la crainte & par la douleur : c’eft
là qu’un naturel fenfible , ardent , impétueux, fe
montre fous toutes les faces & dans toutes les attitudes
; c’eft là que le génie a de quoi s’exercer
dans l ’art d’imiter & de peindre. Le fyftême moderne
, ôfons le dire, eft le feul ou le coeur humain
ait été pris par tous les côtés fenfibles, & favamment
approfondi.
i° . P lu s univerfel. Le fyftême ancien ;eftfondé
fur une opinion locale. 11 eft vrai que cette opinion
fera reçue partout comme hypothèfe : mais
i l ne fera permis d’y adapter que l ’hiftoire des
temps & des lieux ou elle a régné. Au contraire ,
le fyftême des partions eft de tous les pays & de
tous les fîècles ; partout l ’homme a été conduit par
les mouvements de fon coeur ; partout il s’eft rendu
coupable & malheureux par fes partions. Notre Théâtre
eft le tableau du monde.
3 °. P lu s moral. C ’eft une chofe utile fans doute
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que d’habituer l’homme au malheur, puifqu’il y
eft expofé fans ceffe. Mais d’un côté, l ’indignation ,,
l ’impiété ,1 e défefpoir ; de l ’autre, le découragement
, l ’abattement, l ’abandon - de foi-même, font
les écueils d’une âme ou forte ou foible , qui s’eft
laiffé fraper de l ’afcendant de la deftinée, de la
néceffité d’en fubir les décrets : au lieu qu il eft
d’une utilité abfolue d’aprendre à l ’homme à fe
craindre lui-même , à être fans ceffe en garde contre
les ennemis qu’i l recèle au fond de fon coeur.
Dans un État expofé à de grands périls , fujet
à de grandes révolutions; où tout homme deyoit
être déterminé à tout rifquer, à tout fouffrir ;
peut-être cet abandon de foi-même aux decrets de
la deftinée étoit-il la vertu de premier beloin , &
devoit-il former le caraélère national. Mais dans
une monarchie vafte & tranquïlé, où une partie
des forces de la nation fuf&t à fa défenfe , le
bonheur public tient effenciellement â des moeurs
tempérées. La Tragédie , qui réprime les mouvements
de l ’âme, eft donc une leçon politique, en
même temps qu’une leçon de moeurs. La haine,
la colère ,. la vengeance , l ’ambition, la noire
envie , & furtout l’amour, étendent leur cavage dans
tous les états , dans tous les ordres de la fo c ié t é .
Ce font là les vrais ennemis domeftiques, & ceux
qu’i l eft le plus effenciel de nous faire craindre ,
par la peinture des malheurs où ils peuvent nous
entrainer, puifqu’ils y ont entraîné des hommes
fouvent moins foibles, plus (âges, & plus vertueux
que nous ; & c’eft à quoi les grecs n’ont
pas même penfé. S i, dans la Tragédie ancienne,
la .paflion eft quelquefois la caufe ou l ’inftrument
du malheur, ce malheur ne tombe pas fur l ’homme
pafllonné , mais fur quelque vifrime innocente.
Or pour réprimer en nous la paflion , i l ne s’agit
pas de nous faire voir qu’elle eft funefte aux" autres
, mais à nous-mêmes. On diroit que les grecs
évitoient à deffein le but moral que nous cherchons,
car ils n’qnt pu le méconnoître. Quoi de
plus fimple en effet pour guérir les hommes de
leurs partions , que de leur en montrer les victimes
? quoi déplus terrible que l ’exemple d’un
homme à qui la nature & la fortune avoient tout
accordé pour être heureux, & en qui une feule
paflion, la même dont chacun de nous porte le
germe dans fon fein, a tout ravagé, tout détruit ?
.c’eft ce raport , cette indufrrion qui rend l’exemple
falutaire ; & Ariftote lui- même l’a reconnu , mais
dans fa Rhétorique. » L ’Orateur , dit - il pour
» imprimer la crainte â fes auditeurs, doit leur
» faire voir qu’ils font en péril ; & pour cela
» mettre fous leurs jeux l ’exemple de^ ceux qui
» font tombés dans les malheurs dont i l les me-
» nace ». Mais l ’orateur ne leur dit point : S i vous
difpute\ le pas à un inconnu, comme f i t OEdipe,
ou f i vous êtes curieux comme lu i , vous tue-
rezvotre père , vous épouférez votre mère , vous
vous arracherez les ieux. Il leur dit : S i vous
vous livre\ à vos pajfions, vous en ferez les
viélimes} f i vous calomniez jufie > f i v0^s
opprimez Vinnocent, le C ie l, qui les aime, les
vengera. S’il nous préfente un raviffeur horriblement
puni, comme Thyefte, il ne nous fera pas
voir à côté un monftre exécrable , comme Atrée ,
jouïffant de fa vengeance & du jour qu’i l a fait
pâlir : mais il oppofera l ’innocent au coupable,
& nous montrera celui-ci plus malheureux dans
fes fuccès que l ’autre au comble de l'infortune,
l ’enfer dans l ’âme d’Anitus , le ciel dans l ’âme de
Socrate. Enfin s’il nous met fous, les ieux des
exemples de la peine attachée au crime , ce crime
11e fera pis l ’effet de l ’erreur, car de^ 1 erreur il
n’y a rien à conclure ; mais de la foiblefle , de
l ’imprudence , ou de la paflion, car on peut y remédier.
Il eft donc évident que le deffein qu Ariftote
attribue â l ’orateur & celui qu’il attribue au poète,
ne font pas les mêmes. Le but de l ’orateur, dans
fou fens, eft de rendre les hommes juftes & fages
par crainte ; & le but du poète eft de les guérir de
la crainte , en les habituant au malheur. 1
Or cette difparate n’exilte plus entre la Morale
de l ’Éloquence & celle de la Tragédie ; & dans le
fyftême moderne , le but du poète eft le même que
celui de l ’orateur.
4°. Ce fyftême efl encore plus propre a la
forme de nos théâtres : f e n ai déjà indiqué la
raifon. Le théâtre a fa perfpeftive le nôtre eft
néceffairement moins vafte que celui des grecs ;
le fpefracle , qui chez eux étoit une folennite ,
n’eft chez nous: qu’un amufement ; au lieu d une
nation affemblée, c’eft.un petit nombre^ de citoyens
; au lieu d’un grand cirque en plein c ie l,
c’eft une affez petite (aile. L ’avantage du Theatre
ancien étoit donc dans la pantomime^ & dans la
force des tableaux ; l ’avantage du nôtre eft .dans
l ’éloquence & dans la beauté des détails. On a
dit cent fois que les grecs avoient dédaigne de
mettre l’amour fur leur théâtre : on n’a pas vu
qu’il leur eût été impoflible de l ’y peindre comme
nos poètes l ’ont peint; ‘que ces détails, ces gradations
, ces nuances fi délicates, qui. en font la
décence & le charme, répugnent à la feule idée
du mannequin,, d û cafque , du p or te -voix d un
homme jouant Ariane , 8c reprochant au parjure
Théfée le crime de l ’abandonner : on n’a pas vu
que la même caufe avoit exclu de leur Théâtre
prefque toutes les partions afrives , & que, fi quelquefois
ils les y ont employées , ce n’a été que
par efquiffes , en les ébauchant à grands traits. Les
grecs alloient à leur théâtre aprendre à fouffrir ,
& non pas à fe vaincre. Avec des plaintes , des
cris , des larmes , des mouvements d’effroi, de
douleur, & de défefpoir, un malheureux, pourfuivi
par les dieux ou accablé par la deftinee , ^etoit
sûr d’émouvoir , d'attendrir tout un peuple. C etoit
moins de beaux vers que des hurlements effroyables,
ou des gémiflements profonds, que l’on entendoit de
fi loin.
.Chez nous, aucun des accents de l ’âme, aucun
des traits les plus délicats de la paflion n eft perdu ;
tous les détails de l ’expreffion , toutes les nuances
de la penfée Sc du fentiment font aperçus & vivement
fentis. .
Je ne dis pas que le Tragique moderne foit
dénué de force: fe dis qu'il en a moins, qu .1 en
doit moins avoir que le Tragique ancien, parce
qu'il efl vu de plus près je dis qu en s aftoibM-
fant du côté des peintures, il a dû s en dédommager
du côté des fentiments , & que pour cela le (y(terne
qui prête le plus à l ’éloquence de 1 âme , eft ce qui
lui convient le mieux.
' 5°. I l eft plus fufceptible enfin de tout le
charme de la repréjentation. En parlant de la Scène
antique, on ne-ceffe de nous vanter ces théâtres
immenfes que le ciel éclairoit : & on ne fait pas
attention que, dans des fpeâacles donnes quatre
fois l’an à toute la Grèce aftemblee , cette vafte
étendue étoit d’une néceflîté indifpenfable , & bien
plus nuifible qu’avantageufe à la beaute de l imitation
: quelle fefoit violence à toute efpece de
vraifemblance & -d’illufiôn théâtrale ; qu il étoit
impoflible au peintre de diftribuer les lumières Sc
les ombres dans les décorations d un théâtre éclairé
parle jour; que l ’aâeur jouoit fous un mafque,
dont la bouche arrondie en trompe lui tenoit heu
de porte-voix ; que ce mafque nexprtmoJtrien;
& qu’un homme jouant Éieâre , Iphigénie ,o u
Phèdre avec un mafque 6c un porte-voix, devoit
être au moins peu touchant ; que le cothurne, en
exhaufTant la taille jufqu’i la hanteut de huit pieds,
en fefoit un coloffe énorme & grotefquement com-
pofé, ; que , s’il eft vrai, comme on le d it, que la
tête de Ta&eur frit dans un cafque & le corps dans
* un mannequin , c’étoit le comble de lu difformité ;
& qu’en fuppofant même , par impoflible , entre
la taille:, la figure, & le gefte dun homme amlt
façonné, quelque efpèce de proportion & d en-
.femble , i l en feroit toujours de cette mutation
dramatique, relativement à la nôtre , comme d mie
ftatue coloffale groffièrement taillée, comparée.!
une ftatue. de grandeur naturelle dont tous les traits
feroient finis. .
Mais au lieu d’un théâtre immenfe, qui dans
l ’éloignement déroboit à la vile ces difformités,
fuppoTez les- Tragédies de Sophocle Sc d Euripide ,
fans aucun changement, repréfentées ri notre manière
Sc fur des théâtres proportionnes a 1 etendue
de la*voix 6c à la portée de la vue : alors le naturel
la vraifemblance , l ’illufion theatrale y fêta ;
mais alors même combien l ’art delafteur ne fera-
t - il pas à l’étroit! l ’exprefGon delà fouffrance eft
pathétique ; mais du côté de l ’art elle n a tien
qui favorife 6c dèvelope les grands talents. L acteur
le plus commun, dans des tourments ou dans
des fureurs , imitera les cris de Philoftète ou les
rugiffements d’Orefte ; 8C dans la déclamation,
comme dans la peinture , les mouvements forces,
violents, convulûfs, font ce qu il y a de plus atfe.