
autant eft-on dans l ’ignorance fur fa perfonne.
Tout ce qu’on fait de vrai, c’eft que long 'temps
après fa mort on lui a érigé des: rtatues & élevé
des temples: fept villes puiffantes fe font difputé
l ’honneur de l’avoir vu naître. Mais la commune
opinion eft que de fon vivant il fut expofé aux
injures de la fortune : qu’i l avoit à peine un domicile
, & que celui dont la Poftérité a fait un
dieu , a vécu pauvre & miférable ; deux choies
très-compatibles , & que plufieurs grands hommes
ont éprouvées dans tous les temps & dans tous les
lieux. On admire les qualités de fon coeur, qu’il
a peint dans fes écrits ; la modeftie , fa droiture ,
la ümplicité & l ’élévation de fes fentiments.
L ’Iliade, qui eft fon grand ouvrage , cil pleine
de dieux & de combats. Ces fujets plaifent naturellement
aux hommes , ils aiment ce qui leur
paroît terrible j ils font comme, les enfants, qui
ccoutent avidement ces contes de lorciers qui les
effraient : il y a des fables pour tout âge , & il n’ y
a point de nation qui irait eu les lîennes.
De ces deux fujets qui rempliffentl’Iliade, nailfent
les deux grands reproches que l’on fait à Homère.
On lui impute l ’extravagance de fes dieux & la'
groffièreté de.fes héros ;. e’eft reprocher à un peintre
d’avoir donnné à fes figures des habillements
de fon temps. Homère a peint les dieux tels
qu’on les croyoit, & les hommes tels qu’ilsfetoient.
Ce n’eft pas un grand mérite de trouver de l’ab-
furdité dans la Théologie païenne, mais il fau-
droit être bien dépourvu de goût pour ne pas
aimer certaines fables d’Homere. Si l ’idée des,
trois Grâces qui doivent toujours accompagner la
déelfe de la beauté , fi la ceinture de Vénus font
de fon invention ; quelles louanges ne lui doit-
on pas pour avoir ainfî orné cette religion que
nous lui reprochons? & fi ces fables étoient déjà
reçues avant lui , peut-on méprifer un fiècle qui
avoit trouvé des allégories fi juftes & fi charmantes
?
Quant â ce qu’on appelle GroJJièreté dans les
’héros d’Homère , on peut rire fane qu’on voudra,
de voir Patrocle préparer le dîner avec Achille :
Achille & Patrocle ne perdent rien â cela de leur
héroïfme ; & la plupart de nos Généraux, qui portent
dans un camp tout le luxe. d’une Cour efféminée
, n'égaleront jamais ces héros qui fefoient
leur cuifine eux- mêmes. On peut fe moquer de
la princeffe Naufica ,- qui, fuivie de fes femmes ,
va laver fes robes & celles du roi & de la reine :
cette fimplicité. fi refpeétable vaut mieux que la
vaine pompe & i ’oifiveté dans lefquelles les perfonnes
d’un haut rang font nourries.
Ceux qui reprochent à Homère d’avoir tant
Joué la force de fes héros , ne favènt pas qu’avant
l ’invention de la poudre , la force du corps déci-
doit de tout dans les batailles : ils ignorent que
cette force eft l ’origine de tout pouvoir chez les
hommes ; & que c’eft par cette fupériorité feule
que les nations du Nord ont conquis notre hémif-
phère , depuis la Chine jufqu’au mont Atlas. Les
anciens fe fefoient une gloire d’être robuftes; .leurs
plaifirs .étoient des exercices violents : ils-ne pâf-
loient point leurs jours à fe faire traîner dafts des
chars mollement fuf'pëndus , à couvert des influencés
de l ’air , pour aller porter languiffamment d’une
ma-ifon dans une autre leur ennui & leur inutilité.
En un mot, Homère avbit à rêpréfenter un Ajax &
un Heélor., non un courtifan de Verfailles ou de
Saint-James.
Je ne prétends pas dépendant juftifier Homere
de tout défaut , mai? j’aime la manière dont Horace
le juge ; c’eft un foupçon plus tôt qu’une
accufation , 8c ij. eft-même fâché d’avoir ce foup*
eon. « Les beautés de fes ouvrages font fi grandes ,
» que j’oublie les moments où il me paroît fom-
» meiller ». On trouve , partout dans fes poéfies ,
un génie créateur , une imagination riche & brillante,
un, enthoufîàfme prefque divin. Il a réuni
toutes les parties : le gracieux, le riant, le grave ,
& le fublime ; & â ce dernier égard, il eft bien
fupérieur à Virgile.
Je ne m’attacherai point à montrer fon talent
dans l ’invention , fon goût dans la difpofilion , fa
force & fa jufteffe dans i ’expreffion ; on peut lire
tout ce qu’en dit l ’auteur des Principes de la Littérature
: je me contenîèrai fëulepient de remarquer
que le plus grand mérite d’H om è r e eft de porter
partout l ’empreinte du génie. Nous ne fommes plus
en état de juger de fon élocution , que toute l ’Antiquité
grèque & latine admiroit : nous favons
tout au plus la valeur des mots'; nous ne pouvons
juger s’ils font nobles & â quel point ils Je font,
fi chaque mot étoit le mot unique dans7 l ’endroit
où i l eft placé : nous ne fommes point furs de la
prononciation , notre organe n’y eft point fait ;
de forte que, fi Homère nous enchante , nous n’ert
avons prefque obligation qu’à la beauté des chofes
& à l ’énergie de fes traits , qui , quoiqu’à demi
effacés pour nous , nous paroiffent encore plus
beaux que la plupart des modernes, dont le coloris
eft fi frais.
S’il décrit une armée en marche ; « c’eft un feu
» dévorant q u i, pouffé parles vents , confume la
» terre devant lui ». Si c’eft un dieu qui fe tranft-
porte d’un lieu à un autre; « il fait trois pas, &
» au quatrième il arrive au bout du monde ». On
entend, dans les defcriptio.ns de combats , le bruit
de guerre , le cliquetis des armes, le fracas de la
mélée , le tonnerre de Jupiter qui gronde , la terre
qui retentit fous les pieds des combattants :on n’eft
point avec le poète., on eft au milieu de fes héros-;
on ne lit point fon ouvrage, on croit être préfent
à tout ce qu’il raconte. L ’efprit , l ’imagination ,
le coeur , toute la capacité de l ’âme eft rempli©
par la grandeur des intérêts , par la vivacité des
images, & par la marche harmonieufe de la poéfie
du ftyle.
Quand il décrit la ceinture de Vtfnns , il n’y à
point de tableau de l ’AUane qui approche de cette
peinture riante. Veut-il fléchir la coi ère d Achille ?
U perfonnifie les Prières '1^%. eilps font filles du
» maître dés-dieux; elles marchent iriftement,Jè
» front couvert de eonfufion , les yeux trempés de
» larmes ; & ne pouvant fe feutenir fur leurs pieds
n chancelants, elles fuivent de loin l ’ir:jure , l ’Injure;
» altière , qui .court fur la terre d’un pied lé g e r ,'
» levant fa tête audacieufe »>.;{,
Si quelques unes des comparaifons d’Homère ne
nous paroiffent pas affez nobles , la plupart n’ont
pas ce défaut. Une armée couverte de fes boucliers
defeend de la montagne ; c’eft une forêt en feu :
elle s’avance , & fait lever la pouflière ; c’eft une
nuée qui apçrte l ’orage. Un jeune combattant eft
atteint d’un trait mortel; c’eft un pavot vermeil qui
laiffe tomber fa tête mourante. En un mof, l’Iliade
eft un édifice enrichi de. figures màjeftueufes ,
riantes, agréable?., naïves , touchantes , tendres ,
délicates : plus on la l i t , plus on admire l ’étendue ,
la profondeur, & la grandeur du génie de l ’ar'chi-
te£té.‘
Il n’eft plus permis aujôurdhui de révoquer toutes
ces chofes en-doute. Il tfcft plus queftion , dit
fort bien Defpréaüx , dé favoir fi Homère , Platon ,
Cicéron, V irg ile , font des hommes merveilleux :
c’eft une chofç fans contefratioD, puifque vingt
fiècles en font convenus ; & après des fuffrages fi
confiants , il y auroit , non feulement de la témérité,
mais-même de la folie, à douter du mérite de
ces écrivains. '
Paffons à V irg ile , le prince des poètes latins &
l ’auteur de l ’Enéide.
En lifant Homère , dit Le Batteux , nous nous
figurons ce poète, dans fon fiècle, comme une lumière
unique au roilia^ des ténèbres ; feul avec
Ta feule nature, fans comwl, fans livres , fans fociétés
de Savants | abandonné à fon feul génie , ou inftruit
uniquement par lesMufes.
Eh ouvrant Virgile , nous fentons au. contraire
que nous entrons dans un monde éclairé, que nous
fommes chez une nation où règne la magnificence
& le goût, où tous les arcs , la Sculpture , la
Peinture, l ’Architeélure, ont des chef-d’oeuvres, où
les talents font réunis avec les lumières.
I l y. avoit dans le fiècle d’Augufte une infinité
de gens de Lettres , de philofopfies, qui conhoif-
foient la nature & les arts , qui avôient lu lès
auteurs anciens & les modernes,. qui les avoient
comparés, qui en avoient difeuté & qui en difeu-
toient tous les jours les beautés de vive voix &
par écrit. Virgile devoit profiter de ces avantages ;
& on fent , en le lifant, qu’il, en a réellement
profité. On y remarque le foin d’un auteur qui
connoit des règles & qui craint de lesi bleffer,
qui polit & repolit fans fin & qui apréhende la
cenfure des connoiffeurs. Toujours riche, toujours
corred, toujours élégant ; fps tableaux ont un
coloris aufii brillant que jufte; en artifte inftruit ,
il aime mieux fe tenir fur les bords , que de s’ex-»
pofer à l ’orage. Homère , plein de fécurilé , fe
îaiffe aller à fon génie: il peint toujours en grand ,
au rifque de pafTer quelquefois les bornes de l ’art ;,
la nature feule le guide.
Le premier pas que devoit faire Virgile , entreprenant
un Poème épique, étoit de choifir un fujet
qui put en porter l ’édifice ; un fujet voifin des
temps fabuleux , prefque fabuleux lui - même , 8c
dont on n’eût que des idéesxvagues , demi-formées,
& capables par là de fe prêter aux fi étions épiques.
En fécond lieu, il falloit qu’il y eût un
raport intéreflant encre ce fujet & le peuple pour
qui il entreprenoit de le traiter. Or ces deux
points fe réuniffent parfaitement dans l’arrivée d’Énée
en Italie : ce prince paffoit pour être fils d’une
déeffe ; fon hiftoire fe perdoit dans la Fable : d’ailleurs
les romains pré tend oient qu’il étoit le fondateur
de leur -nation , & le père de leur premier
roi. Virgile a donc fait'un bon choix en prenant pour
fujet l ’établiffement d’Enée en Italie.
Pour jeter encore un nouvel intéiêt dans cette
matière, le popte, ufant des .droits de fon a r t , a
jugé à propos de faire entrer dans fon Poème plusieurs
traits à lalouange du prince & de la nation,
& de préfenter des tableaux allégoriques où - ils
puffent fe reconnoître avec plaifir. Tout le monde
fut enchanté de fon Poème , dès qu’il vit le jour.
Les fuffrages & l ’amitié d’Augufte, de Mécène ,
de T u c c a ,d e Pollion , d’Horace, de Gallu? , ne
fervirent pas peu fans doute à diriger les jugements
de fes contemporains, qui peut - être fans cela ne
lui auroient pas rendu fi tôt juftice. Quoi qu’i l en
fo it , telle étoit la vénération qu’on avoit pour
lui à Rome, qu’un jour, comme i l vint à paroître
au théâtre après qu’on y eut récité quelques-uns des
vers de l ’Enéide , tout le peuple fe leva avec de
grandes acclamations; honneur qu’on ne rendoit alors
qu’à l ’empereur.
I.a critique la.plus vraie , la plus générale, &
la mieux fondée qu’on puiffe faire ..de l ’Énéide ,
. c’eft que les fix derniers .chants font bien inférieurs
aux fix premiers ; cependant on ÿ reconnoît partout
la main de Virgile : & l ’on doit convenir que ce
que la force de fon art a tiré de ce terrain inorat,
eft prefque incroyable. Il eft vrai que ce: grand
poète n’ayoit voulu réciter à Augufte que le premier
, le fécond,/ le quatrième , & le fixième livres,
qui font effèéHvement la plus belle partie
de fon Poème. C ’eft là que Virgile a épuifé fout
ce que l ’imagination a de plus grand dans la def-
cente d’Énée aux enfers, ou , fi l ’on v eut, dans
le tableau des myftères d’Éleufis. Il a dit tout au
coeur dans les amours de Didon. L a terreur & la
compaffion ne peuvent aller plus loin que dans
fa defeription du fiège , de la prife , & de la ruine
de Troie. Dans cette haute élévation où il étoit
parvenu au milieu de fon v o l, il étoit bien difficile
de ne pas descendre.