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Tout le monde fait que l ’abbé Girard a diftingué
les langues en deux claffes, à caufe de la conf-
truction : c eft déjà une différence; mais j’ajouterai
Que les langues tranfpofitives diffèrent encore par
les regies qu’elles fuivent dans leurs inverfions.
riulieurs . comme le grec & le latin, ne con-
luitenc que l ’harmonie; d’autres, comme l ’allemand,
arrangent d’une manière ou d W autre,,félon la
différence des fens.
On ne finiroit pas , fi l'on vouloit détailler
toutes les Propriétés diftinélives des langues : mais
on vient d’en dire affez , pour faire Tenlir que
1 etude de lune ne mène pas toujours de plain-
pied a la connoiffance de 1 autre; & que la traduc-
*lonT , , “n.e/ en Vautre a néce flaire ment des dif-
*r j inévitables, dont on ne tient peut-être pas
aHez de compte aux traducteurs, & auxquelles les
traducteurs mêmes ne font peut-être pas aflez d’attention.
x
I I . , La Propriétédes mots confifte dans la figni-'
ncation entière du mot, & comprend, avec l’idée
principale, la colle& ion de toutes les idées.ac-
eelioires que Tufage y a attachées outre ce qu’il
taut en aprendre de i ’ufage , la connoiffance des
étymologies peut contribuer beaucoup à celle de
c?tte Propriété. C’eft furtout à ce titre que Ntf-
nius-Mafcellus a intitulé fon ouvrage fur les mots
latins , De Proprietate Jermonitm.
III. La Propriété des termes dépend de là convenance
des mots avec les objets auxquels on les
applique, de maniéré que les objets foient rendus
avec juftefle & précifîon par les termes dont on
v , l . e , re .des Synonymes français, que
abbe (jirard avoit intitulé à la première édition
Jujtejje de la langue françoife, eft un grand &
bel exemple de ce qui conftitue la Propriété dés
termes, des avantages qui en réfultent, & de l ’attention
qu elle exige.
C ep en d an td it Quinfilien ( In jl. orat. viij. 2),
In hâc Proprietatis fpecte, quæ nominihus ipfis
cujufque rei utitur, nulla virttis ejl ; atque e i
contrarium eft vitium id quod apud nos impro-
pnum, uKpov apud groecos vocatur : & l ’abbé Gé-
doyn rend ainfi ce paffage ; « Cette forte de Pro-
» priete, qui connfte a ufer du nom ou du mot
» qui eft fait pour chaque chofe, n’eft pas une
» grande perfeéîion ; mais LImpropriété, qui eft
» le vice oppofé, ne laifle pas d’être un grand dé-
» faut ». 0
Il eft préalablement néceffaire a l’orateur de
connoître & de fuivre les règles de la-Grammaire , -j
quæ - nifi oratori futuro fundamenta fideliter
jecerit , quidquid fuperfiruxeris corruet ( Inft.
o ra t./ . 4 ) : mais aucune des conno-iffances grammaticales
ne fait l ’orateur ; & à • ce titre, il n’a
pas plus de mérite de bien entendre la Propriété
des termes , que de bien décliner ou conjuguer ,
nulla virtus eft. Ce n’eft pourtant pas à dire qu’il J
faillç ou que 1 on puiffe négliger la Propriété des I
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fermes, puifque Quintilien dit ailleurs {viij, 3)%.
que redifjimè traditum ejî perfpicuitatem pro-
priis , ornatum tranfiatis verbis magis egere
o r , félon lu i, le premier mérite du difcours eft
la clarté ; la Propriété, qui la procure, ne pcut
donc pas être fans mérite; elle peut même contribuer
à l ’ornement, qui eft plus du reflort de-
1 orateur , puifque le-même auteur ajoute auflî tôt-
que l ’Impropriété y fait obftacle : Jciamus inorv
natum ejje quod f it improprium.
« La juftefle du langage , dit un rhéteur moderne
( Princ. de f i y le ) , » confifte à fe fèrvir de
» termes qui ne diient ni trop ni trop peu ». C ’eft
un mérite qu’on ne doit attendre que de la- Propriété
des termes ; car , ajoute le même écrivain , « Un»
» terme propre rend l ’idée tout entière, un terme
» peu propre ne la rend qu’à demi, un terme i/n—
» propre la défigure ». ) (M . B e a u z é e . )
IV . Trois ch-ofes'contribuent principalement à?
la perfection d’un ouvrage; le choix du fujêt, l ’ordre
du plan, & la Propriété du'ftyle : ce n’eft pas
aflez d’un plan qui fatisfait ,ni d’un fujet qui affecte
dans un ouvrage d’efprit ; il faut encore un ftyle
qui attache. Mais par où le ftyle produira-t-il cet
effet ?- Ce ne fera point précifément par la correction
, ni par fa clarté, ni même par fa facilité &
fon harmonie : ces qualités font néeeflaires , mais-
elles ne font pas toujours int éreflantes : fans elles,,
on eft sûr de bleffer; avec elles, on n’eft passât
de plaire : c’eft que le ftyle ne plaît, c’eft qu’il
nattache que parla Propriété; par cette-Propriété
feule i l nous tranfporté, il nous retient au milieu
des objets qu’il nous repréfente ; par cette Propriété
feule, les objets qu’il nous repréfente , il les reproduit
, il leur donne une couleur qui les rend*
vifibles, un corps qui les rend palpables, une ex-
prelîion qui les rend parlants ; par cette Propriété
feule, la fcène qu’il nous retrace, froide & morte fur
le papier, s’enflamme & fe vivifie en paflant dans
notre imagination.
La Propriété du ftyle renferme d’abord la Pro priété
des termes , c’eft à dire, l ’affortimem du--
ftyle aux idées. Elles doivent être rendues dans-
leur lignification précife , fuivant leur acception1
reçue , félon leurs modifications diverfes, avec leurs*
nuances caraétériftiques , par leurs figues équivalents;
Amples , par des termes fimples ; complexes,*
par des termes complexes ; méiées d’une perception
& d’un fentiment, par des termes repréfentatifs
d’un fentiment & d’une perception ; méiées d’un fentiment
& d’une image, par des termes repréfentatifs
d’une image & d’un fentiment ; nobles , dans
toute leur nobleffe ; énergiques, dans toute leur
énergie. Les termes font le portrait des idées : un
teAn t propre rend l ’idée fout entière; un termèr
peu propre ne la rend qu’à demi ; un terme impropre
la rend moins qu’i l ne la défigure. Dans le’
premier cas , on fai fit l ’idée ; dans le fécond , on la
cherche; dans le troifième, on laméconnort^
p R o p o 2 f I
La Propriété du ftyle renferm e en fu ite la Propriété
du ton , c’eft à dire , L aflortim ent du ftyle
.au genre. L e genre eft Térdeux ou .agréable, to u chant
ou terrible , n aturel o u héroïque : le ton
d o it être g rav e_ & concis dans le genre férieux ,
facile & enjoué dans le genre agréable , doux &
affectueux dans le genre to u c h a n t, confterné &
lugubre dans le genre te rrib le , modefte & ingénu
dans le genre n a tu re l, élevé & pom peux dans le
genre héroïque.
L a Propriété du ftyle com prend encore la Propriété
du to u r, c’eft à dire , l ’aflorlim ent du ftyle
zû fujet. C e fujet apartient ou à la m ém oire , ou
■ à re fp rit , ou à la raifon , ou au fentim ent , ou
à l ’im agination ; chacune de ces facultés demande
un tour conforme à fa nature. L a m ém oire expofe :
il lu i faut un tour fîm ple , uniforme , rapide ; lo in
d’e lle les réflexions recherchées , les p ortraits ro -
manefques , les defcriptions p o étiq u es, les artifices
a rato ires. L ’efprit em b ellit : fon t*ur fera v a rié ,
in g én ieu x, b rilla n t; c’eft p our lu i que font faites
l ’allufîon , l ’antithèfe , le contrafte, la chute épi-
gram m atique. L a raifon juge : fon tour doit être
fe rm e , réfléchi , févère ; e lle doit analyfer avec
p récifîon , dèveloper avec éten d u e, réfum er avec
m éth o d e, prononcer avec dignité. L e fentim ent
exprim e : que fon tour foit libre , pathétique ,
infinuant ; qu il fe répande en apoftrophes anim ées, ;
-en exclam ations v i v e s e n répétitions énergiques,
en follicitations preflantes. L ’im agination im ite :
laiflez-lu i prendre un tour enthoufiafte , o rig in a l,
créateur ; laiflez-lu i étaler avec profufion ce que
la m étaphore a de plus riche , ce que la com pa-
paraifon a de plus fa illa n t, ce que l ’allég o rie a
de plus pittorefque , ce que l’inverfîon a de plus mélodieux.
- A la Propriété du to u r, ajoutez la Propriété du
c o lo ris, c’eft à d ire , l’aflortim ent du ftyle à la
•chofe particulière que vous devez peindre. E ft-elle
dans le gracieux ? que vos couleurs foient m o ël-
leufes , ten d res, fraîches , bien fondues. E ft - elle
dans le fo rt? que vos couleurs foient p le in e s, ref-
ferrées , tranchantes , hardies. E ft - e lle dans le
fublim e ? déployez - en d’éclatantes & de fim ples
en même tem ps. E ft-elle dans le n aïf ? jetez - en
•de négligées & de délicates to u t enfemble.
O u tre la Propriété des couleurs, il y a la Propriété
des fo n s, c’eft à d ire , l’aflortim ent du ftyle
au m ouvem ent de l’a& ion qu’on décrit. P o in t de
mouvem ent dans la nature qui ne trouve , dans le
choix des m ots où dans leu r arran g em ent, des fons
•qui lu i répondent : à un mouvement fourd & tard if,
répondent des fons graves & traînants ; à un m ou-
" vem ent bruyant & p ré c ip ité , des fons vifs & rapides
; à un m ouvem ent bruyant & cadencé , des
ions éclatants & nombreux ; à un m ouvem ent léger
& fa c ile , des fons doux & coulants; à un mouvem
ent pén ib le‘& profond ,des fons rudes & fourds;
a un m ouvem ent vafte & prolongé^, des fons m a-
T? i x
jeftueux & foutenus. C et accord des fons avec chaque
mouvem ent qu’on décrit produit l ’harm onie im itative
& l ’harm onie im itative form e , dans la
Poéfie furtout, une p artie effencielle de la Propriété
du ftyle.
U ne partie plus eflencielle e n co re, c’eft la Propriété
des traits , c’eft à d ire , l ’aflortiflem ent du
ftyle à la paflîon qu’on exprim e. L es différentes
pallions donnent à l ’âme différentes lecoufles , q u i
fe m arquent au dehors par différentes figures , ou ,
ce q ui eft le m êm e , par différents traits ; c’eft en
quoi confifte l ’Éloquencê du fentîm ent. L ’adm iratio
n entafle les hyperboles em p h atiq u es, les p a rallèles
flatteurs. L ’iro n ie, le reproche , la m enace
font les traits favoris de la haîne & de la vengeance.
L ’envie cache le dépit fous le dédain ,
prélude à la fatire par l ’éloge. L ’orgueil défie ,
la crainte invoque , la reconnoiflance adore. U n e
m arche chancelante , un accent rom pu , l’égarem
ent de la p e n fé e , l ’abattem ent du difcours, annoncent
la douleur. L e plaifîr bondit , p é tille
éclate , fe rit des obftaclés & de l ’avenir , fe joue
des règ les & du tem ps , s’évapore en faillies ,
écarte les réflexions, a p p elle les fen*iments. D es
traits moins vifs & plus touchants , un épanouïfle-
m ent moins fubit & plus d u ra b le , moins dé p a roles
& plus d’expreflion, caraéférifent la jo ie
douce & paîfible. L a m élancolie fe p la ît à raf-
fem bler autour d’e lle les im ages funeftes , le s
triftes fouvenirs , les noirs preflentim ents. L ’e fp é -
rance ne s’exprim e que par des foupirs ardents ,
que p a r des voeux répétés, que p ar des regard»
tendres élevés vers le ciel. L e défefpoir garde un
m orne filence, qu’il ne rom p t que p ar des im précations
lancées contre la nature entière ; dans fa
fureur, il re g re tte, il invoqué le néant.
R efte enfin la Propriété de la m anière ", c’eft à'
dire , l ’affortim ent du ftyle au génie de l ’auteur.
L e génie -eft l’enfant de la nature & l ’élève du.
hafard : il eft rare du moins qu’il ne p o rte l ’em preinte
des circonftances ; celles qui o nt fur lu i
une influence plus m a rq u é e , font le clim at oft
l ’on a pris naifiance , le G ouvernem ent fous le q u e l
on v it, les fociétés que l ’on fréquente , les le c tures
que l’on fait. L e clim at ag it p lus particu lièrem
ent fur l ’im agination ou fur la m anière de
voir les chofes ; le G ouvernem ent, furUe cara& ère
vou fur la manière de les fentir ; les fociécés , fur
le jugem ent ou fur} la m anière de les apprécier ; le s
le c tu re s, fur la ta le n t ou fur la manière de le s
rendre. D e toutes ces différentes manières , fondues
en fem b le, il en fort pour chaque auteur une m anière
pro p re , qui caraéfcérife fes ouvrages , q u i
perfonnifie en q u elque forte fon fty le , je veux
dire , q ui l ’anim e de fes* tra its, le teint de fa coule
u r , le fcelle de fon âm e. U n écrivain qui n’au-
ro it p o in t de manière n’auroit p o in t de ftyle ; uit
écrivain qui q uitteroit fa m aniéré p our emprunter,
celle d’un a u tre , cette dernière fût-^lle m eilleure ,
ifa u ro it jam ais qu’un ftyle d iflbnnant, étranger; ,