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es fources, & de réunir fur un feul théâtre les
évènements & les moeurs de tous les pays & de
tous les temps. C ’eft là ce qui a rendu le génie
tragique fi fécond fur la Scène françoife, & multiplié
en même temps fes richeffes & nos'plaifirs.
L a T r a g é d ie c h e z les grecs, sne fut que le
tableau vivant de leur hiftoire. C ’étoit fans doute
un avantage du côté de l ’intérêt : car d’un évènement
national , l ’a&ion eft comme perfonnelle
aux fpeélateurs ; & nous en avons des exemples.
Mais à l ’intérêt patriotique , il eft poffible de
fuppléer par l ’intérêt de la nature , qui IJe en-
femble tous les peuples du monde, & qui fait
que l ’homme vertueux & fouffrant , l ’homme foible
& perfécuté, l ’homme innocent & malheureux , n’eft
étranger dans aucun pays. Voilà la bafe du fyftême
tragique que nos poètes ont élevé 3 & ce fyftême
vafte leur ouvroit deux carrières, celle de la fatalité
, & celle des partions humaines. Dans la première
, ils ont fuivi les grecs , & en les imitant,
ils les ont furpaffés ; dans la fécondé, ils ont marché
à la lumière de leur propre génie, & i l y
a peu d’apparence qu’on aille jamais plus loin
qu’eux. Leur génie a tiré avantage de tout, & même
du peu d’étendue de nos théâtres modernes, en donnant
plus de corre&ion à des tableaux vus de plus
près. Voye\ T ragédie.
Ainfi , à la faveur des lieux , des hommes, &
des temps, la Tragédie s’éleva fur la-Seène françoife
jufqu’à fon apogce ; & durant plus dWfiècle ,
le génie & l ’émulation l ’y ont foutenue dans toute
fa îplendeur. Mais par l e feul tariffement des
fources où elle s’eft enrichie, par les limites naturelles
du vafte champ qu’elle a parcouru, par
l ’épuifement des combinaifons , foit d’intérêt, Toit
de caraftères, foit de partions .théâtrales , il feroit
poflible d’annoncer fon déclin & fa décadence.
Paris devoît être naturellement le grand théâtre
de la Comédie moderne , par la railon , comme
nous l ’avons dit , que la vanité eft la mère des
ridicules, -comme l ’oifiveté eft la mère des vices.
L a Comédie y commença , Comme dans la Grèce ,
par être une latire , moins la fatire des perfonnes
que la fatire des états. Cette efpèce de drame
s appelok Sotties : le Clergé même n’y étoit pas
épargné ; & Louis X I I , pour réprimer la licence
des moeurs de fon .temps, àvoit permis que la
liberté de cette cenfure publique allât : jufqu’à fa
perfonne. François I la réprima , il défendit à la
Comedie d attaquer les hommes en place J c’étoit
donner le droit à tous les citoyens d’être également
épargnés.
✓ La Comédie, jufqu’à Molière., ignora fes vrars
avantages. Sous le cardinal de Richelieu, on
étoit fi loin de foupçonner encore ce qu’elle d'evoit
être , que les Vijionnaires de Defmarets , dont
tout le mérite- confifte dans un amas d’extravagances
qui ne font dans les moeurs d’aucun pays
ni d’aucun fiècle y étoient appelés Y incomparable
comédie. Dans cette comédie, nulle vérité
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nulles moeurs, nulle intrigue : ce font les petites-»
maifons, où l’on fe promène de loge en loge.
La première pièce vraiment comique qui parut
fur le théâtre Irançois depuis Y Avocat patelin ,
ce fut le Menteur de Corneille, pièce imitée de
1 efpagnol, de Lopez de Véga, ou de Roxas : ce que
Voltaire met en doute ; & il obferve, à propos du
Menteur, que le premier modèle du vrai Comique,
ainfi que du vrai Tragique ( le Cid ) , nous eft: venu
des efpagnols, & que l ’un & l’autre nous a été donné
par Corneille.
Indépendamment du caraélère & des moeurs nationales
fi propres à la Comédie , deux circonstances
favorifoient Molière : il venoit dans un temps
où les moeurs de Paris n’étoiem ni trop , ni trop
peu façonnées. Des moeurs groffières peuvent être
comiques ; mais c'eft un Comique local, dont la,
peinture ne peut amufer que le peuple a qui élle
reflemble , & qui rebutera un fiècle plus p o li, une
nation plus cultivée. On voit -que, dans Arifto-
phane , -malgré cette politeffe vantée fous le nom S A t tic i f me, bien des détails des moeurs du peuple
athénien blefferoient aujourdhui notre délicatefle :
le corroyeur & le chaircuitier feroient mal reçus
des françois. Les femmes, à qui l ’on reproche
tout crûment , dans les Harangueujes , de fe
fouler, de ferrer la mule , & bien d’autres friponneries
; les femmes , qui, pour tenir confeil ,
prennent les culottes de leurs maris, & les maris
qui fortent la nuit en chemife , cherchant leurs
femmes dans les rues , nous paroitroient des plai-
fanteries plus dignes des halles que du Théâtre.
Que feroit- ce , fi , comme Ariftophane, on nous
fefoit voir un de ces maris fortant la nuit de fa
maifon pour un befoin qu’il fatrsfait eiîpréfençe des
fpeélateurs? Etoit-ce là du fel attique ?
Un des avantages de Molière fut donc de trouver
Paris aftez civilïfé , pour pouvoir, peindre même
les moeurs bdurgeoifes , & faire parler fes perfon-
nag.es les plus, comiques d’un ton que la décence
& la délicatefle pût avouer dans tous les temps.
J’en excepte , comme on le feht bien , quelques
licences qu’il s’eft données, fans doute pour complaire
au bas peuple , mais dont il pouvoit fe
parte F.
Un autre avantage pour lu i , -ce fut que les
moeurs de fon temps ne flirtent pas affez polies pour
fe dérober au ridicule , & qu’il y eût dans les caractères
affez de naturel encore & de relief pour donner
prife à la Comédie,
L ’effet inévitable d’une focîété mélée & continue,
où , fucceflivement & de proche en proche , tous
les états fe confondent, eft d’arriver enfin à cette
égalité de furface ' qu’on nomme Politejje ; & dès
lors , plus de vices ni de ridicules fai liants. L ’avare
eft avare, mais dans fon cabinet.3 le jaloux
eft jaloux , mais au fond de fori âme. Le mépris
attaché’ au ridicule fait que tout le monde J’évite
& fous les dehors de la décence , l’unique loi
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t e moeurs publiques^ tous les vices font déguifés î'
au lieu que dans un temps où la malignité n eft
pas encore raffinée , l ’amour propre n’a pas encore
pr-is toutes fes précautions ; chacun fe tient moins fur
fes gardes, & le poète comique trouve partout le
ridicule à découvert.
Or du temps de Molière , les moeurs avoient
encore cette naïveté imprudente : les états n etoient
pas confondus , mais ils tendoient àT’être ; c’étoit
le moment des prétentions maladroites ; des imitations
gauches , des méprifes de la vanité, des
duperies de la fottife , des affedations ridicules,
de toutes les bévues enfin où l ’amour propre peut
donner.
Une éducation plus cultivée, le favoir-vivre qui
eft devenu notre plus férieufe étude , l ’attention
fi recommandable à ne blefler ni l ’opinion ni les
ufages , la bienféance des dehors , qui du grand
monde a paffé jufqu’au peuple, les leçons même
que Molière a données, foit pour faifir & révéler
îes ridicules d’autrui, foit pour mieux dëguifer les
fiens , ont mis la Comédie comme en défaut ; &
prefque tout ce qui lui refteroit à peindre , lui eft
févèrement interdit.
On permet de donner au Théâtre à chaque état
les vices,, les travers , les ridicules qui ne font
pas les fiens : mais ceux qui lui font propres, on
lui en épargne la peinture, parce qu’ils forment
l’ efprit du Corps , & qu’un Corps eft trop ref-
pedable pour être peint au naturel. 11 n’y a que les
courtifans & les procureurs qui fe foient livrés de
bonne grâce, & qu’on n’ait point ménagés : les médecins
eux-mêmes feroient peut-être moins patients
aujourdhui que du temps de Molière ; mais fur leur
compte il a tout dit.
Si l ’on demande pourquoi nous n’avons plus de
Comédie , on peut donc répondre à tous les états ,
Ç ’eft que vous ne voulez plus être peints. Si on
nous repréfente les moeurs du bas peuple , qui eft
le feul qui fe laiffe peindre , le tableau eft de
mauvais goût : & fi l’on prend fes modèles dans
une claffe plus élevée, cela reflemble trop ; l ’al-
fufion s’ en mêle , & il n’ eft point d’état un peu
•confidérable qui n’ait le crédit d’empécher qu’on fe
moque de lui : chacun veut pouvoir être tranqui-
lement ridicule & impunément vicieux. Cela eft
commode pour la fociéte , mais très-incommode pour
le Théâtre.'
L a décence eft une autre gêne pour les poètes
comiques. Une mère veut pouvoir mener fa fille
au fpe&acle , fans avoir - à rougir pour e l le , fi
elle eft innocente , & fans la voir rougir, fi elle
ne J.*eft pas. Or comment expofer a leurs ieux ,
fur la Scène , les vices, les plus à la mode , & qui
dopneroient le plus de jeu à l ’intrigue & au ridicule
?
Des vices condannés par les lois font çenfés réprimés
par elles ; les citer au Théâtre comme impunis
& les* peindre comme plaifants, c’eft en
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même temps accufer les lois & infulter aux moeurs
publiques. L ’adultère ne feroit pas affez châtié pan
le mépris , ni le libertinage & fes . honteux effets
affez punis par le ridicule : voilà pourquoi on défend
à la Comédie cfinftruire inutilement l ’innocence
& d’effaroucher la pudeur.
En général, le caractère des françois , a&if,
fouple , adroit, fufceptible de vanité & d’émulation,
que la concurrence aiguillonne dans une
ville comme Paris; ce génie peu inventif, mais
qui s’applique fans relâche à tout perfectionner,
a été la caufe confiante des progrès de la Poéjie
dans un climat qui ne fembloit pas fait pour elle ;
& plus elle a eu de difficultés à vaincre, plus
elle mérite de gloire à ceux qui , à travers tant
d’obftacles , l ’ont élevée à un fi haut point de
{plendeür.
D’après l ’efquiffe que je viens de donner de
l’hiftoire naturelle de la Poéfie, on doit fentir
combien on a*été injnfte en comparant les fiècle»
& leurs productions, & en jugeant ainfi les hommes;
Voulez-vous apprécier l ’induftrie de deux cultivateurs
? ne comparez pas feulement les moiffons ;
mais penfez au terrein qui les a produites , & au.
climat- dont l’influence l ’a rendu plus ou moins fécond.
( M. M ARMONT EL. )
P o é s i e , Bea ux -A r ts. C ’eft l’imitation de
Ta belle nature exprimée par le difcours mefuré;
la Profe ou l ’Éloquence eft la>nature elle-même
exprimée par le difcours libre.
L ’orateur ni l ’hiftorien n’ont rien à créer ; il
ne leur faut de génie que pour trouver les faces
réelles qui font dans leur objet : ils n’ont rien a
y ajouter , rien à en retrancher , à peine ôfent-
ils quelquefois tranfpofer; taudis que le poète fe
forge à lui-même fes modèles , fans s’embarraffei:
de la réalité.
De forte que fi l ’on vouloit définir la Poéjie ,
par oppoficion à la Profe ou à l ’Éloquence , que
je prends ici pour la même chofe , on s’en tien-
droit à notre définition. L ’orateur doit dire le vrai
d’une’ manière qui le farte croire , avec la force
& la fimplicité qui perfiiadent. Le poète doit dire le
vraifemblable d’une manière qui le rende agréable ,
avec toute la grâce & toute l ’énergie qui charment
& qui étonnent : cependant comme le plaifîr
prépare le coeur à la perfuafion , & que l’utile
réel flatte toujours fhommè, qui n’oublie jamais
fon intérêt ; il s’enfuit que l’agréàbie & l’utile
doivent fe réunir dans la Poéjie & dans la Profe,
mais en s’y plaçant dans un ordre conforme à
l ’objet qu’on fe propofe dans ces deux genres
d’écrire.
Si l ’on objeStoit qu’il y a des écrits en profe
qui ne font l’expreflion que du vraifemblable, &
d’autres en y ers qui ne ,font l’expreflion que du
vrai; on répondroit que la Profe & la l'oéjze étant
•deux langages 0 0 voifins & don-t le fonds eft prefque r ,