
images, comparaifons, portraits, details de toute
efpèce, emploi du merveilleux & de l’allégorie,
difcours & fcènes dramatiques , to u t, dans ce
poème , eft aujourdhui d’une correction prefque irré-
préhenfible. Sfiln’a pas l’intérêt du Taffe , le charme
de Virgile, la magnificence d’Homère , au moins
n’a-t-il aucun de leurs défauts.
Mais le Goût de Voltaire a-t-il été le Goût du fiècle où Voltaire a fleuri? D’abord il a été
le Goût de prefque tous les écrivains célèbres : &
fi on m’oppofe cette foule -de critiques ineptes ,
de fatires obfcures, de productions éphémères, dont
le Public a été inondé ; je répondrai qu’une douzaine
de bons auteurs ont décidé le caractère &
la réputation du fiècle de Louis X IV ; qu’il n’en
relie pas même autant du beau fiècle d’Augulle ,
ni de celui de Përiclès ; qu’il en relie encore
moins du temps des Médicis ; & qu’il eft Julie de
ne compter de même, du fiècle où nous vivons , que'
ce qui eft digne de mémoire.
S i, de loin , nous jetons les ieux fur une prairie
émaillée nous n’en voyons que la furface ; elle
nous paroît toute en fleurs : fi nous la traversons,
nous y trouvons à chaque pas des chardons
hérilfés Sc des ronces rompantes; les fleurs, plus
clair femées, ne nous enchantent plus. C’eft là
notre façon de voir les fiècles pafles & le nôtre.
Mais fuppofons-nous à la même dillance, où feront
nos neveux, de ce champ que nous parcourons ;
& de ce champ, fi décrié par des gens qui le
vantent de n’être d’aucun fiècle & qui en effet
ne feront d’aucun, ne voyons plus que ce qui
domine Sc ce qui feul en reliera : au Barreau ,
les Cochin , les le Normand, les de Gènes, &
les élèves qu’ils ont formés : en Chaire , non pas
des émules de Bolfuet & de Maflillon, mais des
hommes qui, par le G oût, & quelques-uns par
l’Élô quence , font dignes d’être appelés leurs disciples
: fur la Scène tragique, un Voltaire ( j’ajoû-
terois un Crébillon , fi je parlois feulement de
génie), &, fur les traces de Voltaire, d’heureux
talents qu’il â'‘éü!tivés de fe$ mains : fur le
Théâtre de Molière y1 "le Philofophe marié., le '
Glorieux, la Métrômànie , les Dehors trompeurs,
le Méchant , & un grand nombre de petites pièces
comiques d’une touche fine & légère ; riants
tableaux, qui attelleront des moeurs frivoles,
mais un Goût épuré : dans le genre lyrique , j
un RouITeau , auffi harmonieux que Malherbe , & |
Supérieur à lui pour l’éclat des images, la ri-
chefTe , la majefté, & la pompe de l’expreffion :
dans le Didaétiqne , des poèmes d’un ftyle pur,
mélodieux , fenfible , d’un coloris brillant & vrai,
tels que Racine les eut écrits, tels que Boileau
d it voulu les écrire, s’il eut célébré la cam-
pagnê & les faifons, s’il eût enfeigné l’art d’embellir
les jardins, s’il eût traduit les Géorgi-
ques : des poéfies familières, du tour le plus
ingénieux, du naturel le plus aimable , moins
négligées que çelles de Uhaulieu, & d’un fel
plus fin, plus piquant que les poéfies de Defhots-
lières Sc que celles de Pavillon : des romans
d’un Goût auffi pur que ceux de la Fayette , &
dun ftyle plus animé $ les uns brillants d’un coloris
qui étoit inconnu à la Profe , les autres
Brûlants de paffion & d’ün intérêt déchirant : des
morceaux d’Hiftoire , auffi dignes d’être comparés
à Sallufte , que le chef-d’oeuvre de Saint-Réal :
des Traduélions , dont quelques-unes ont effacé
les originaux : enfin , dans prefque tous les genres ,
des ouvrages du meilleur ton & du meilleur
efprit : voilà, du côté des gens de Lettres, ce
qui marquera notre fiècle j Sc je n’en ai pas dit
i allez.
Voltaire a loué BofTuet d’avoir appliqué
l ’Élo quence à l’Hiftoire : ne peut-on pas le louer
lui-même , & un grand nombre d’écrivains après
lu i, d’avoir affocié l’Éloquence avec la Philofo-
phie , & celle-ci avec l’art des vers ? Dans quel
autre fiècle a-t-on vu les idées morales & politiques
fi abondamment répandues , fi • éloquemment
exprimées ? La Profe avoit - elle autrefois cette
précifion, cette rapidité, ce'mouvement , cette
couleur, cette âme enfin qu’elle a reçue de nos
modernes écrivains ? Le fiècle de Louis X IV
a - t - i l un ouvrage philofophique à mettre à côté
de l’Émile? Et fi le Goût par excellence confifte
à réunir l’utile & l’agréàble , dans quel temps
l’un a-t-il donné à l’autre plus d’attrait Sc plus
d’influence ? Les fciences, même les plus abftraites,
ne doivent-elles pas au Goût cette facilité d’accès
qui nous les rend familières , ce charme qui
de leur étude nous a fait un amufement ? Le fiècle
de Louis XIV a-t-il pntendu parler des lois avec
une prçcifion auffi énergique & auffi lumineufe
que l’a fait Montefquieu ? de l’homme & de fes
facultés inte lie Quelles avec un intérêt plus doux ,
plus attrayant que Vauvenargue ? avec une faga-
cité plus pénétrante qu’Helvétius ? avec une clarté
plus limpide que Condillac ? A-t-il entendu parler
de la nature avec la verve, l’élégance , & la majefté
de B uffon ? des progrès de l’efprit humain
dans les fciences, avec, la fupériorité de lumières
& la noble fimplicité d’élocution de d’Alem-
bert ? des talents , des travaux , des vertus des
grands hommes avec la fplendeur, l’abondance,
la force & l’élévation de l’Éloquence de Thomas ?
des qualités , des fonctions , des devoirs de l’homme
public, avec la chaleur, la nobleffe , l’ingénuïté
d’âme & de langage de celui qui alloué Colbert ,
Sc qui nous a rappelé Sully. Et quel eft de ces
écrivains celui qui, pour la pureté du Goût, n’eft
pas digne d’être claffique ? Or dans l’hommage que je leur rends, je ne
fuis que l’échô de l'a voix publique; leur réputation
eft dès à préfent auffi unanimement établie-,
qu elle peut jamais Fêtre j & ils ont trouvé dans
leur fiècle cette juftice impartiale qu’on ôfe à
peine efpérer d’obtenir d’une tardive poftérité. Cela
prouve que le Goût du Public a fuivi de près
àelui des gens de Lettres ; Sc ce qui le prouve
encore mieux , c’eft la docilité avec laquelle fon
opinion eft tant de fois revenue fur elle - même
Sc a reconnu fes erreurs. Pour relever Brutus ,
Orefte , Sémiramis, Adélaïde du Guefciin , il n’a
pas fa llu , comme pour Phèdre & Alhalie , attendre
un fiècle plus équitable .* le même Public ,
qui , entraîné par les fa étions; littéraires & dans
des moments de vertige, avoit réprouvé ces ouvrages
, a fenti l ’injuftice de fes arrêts & les
a vengés. Enfin qu’on examine quel choix il a
fait des écrits que lui laiffoil le fiècle précèdent ,
& la préférence écLairée qu’il a donnée aux beautés
durables; on avouera que, dans aucun temps, ce,
difcemement n’a été auffi- fuite , auffi délicat, 'aufît
fin. Ce n’eft doue pas ( & je l’ai déjà dit en parlant
du fiècle de Louis X IV ). fur l’opinion tu-
multueufe , précipitée., & paffagere, qui s’élève Sc
qui fe diffipe du jour au lendemain, qu’il faut
juger le Goût de tout un fiècle ; mais fur i’opinion
réfléchie & dominante, qui fe fixe & qui s’affermit
quand tous les débats de l ’envie, de la rivalité,
de la malignité, des partialités pour Sc contre,
font appailés dans les efprits , Sc que le Public,
calme Si défintéreflé , fe consulte foi-même & ne
juge que d’après foi.
Comment donc fe peut-il que ce même temps
où le Goût fernbie fi perfectionné, foit le temps
.de fa décadence ? c’eft que le Goût perfectionné
eft'un Goût de fpéculation , & que le Goût de
fentiment ne' tient pas aux mêmes principes. L ’un eft
l ’amour de la beauté réelle , l ’autre eft l ’amour de
la nouveauté.
« Quiconque approfondit la théorie des arts
» purement de génie , doit favoir, dit V oltaire,
» s’il a quelque génie lui-même, que ces pre-
» mières beautés, ces grands traits naturels qui
» appartiennent à ces arts , Sc qui conviennent à
» la nation pour laquelle orr travaille , font en
» petit nombre. Les fujets & les embelliffements
» propres aux fujets' ont des bornes bien plus fer-
» réës qu’on ne penfe. 11 ne faut pas croire que
» les grandes paffions tragiques & les grands fen-
» timents puinent fe varier à l ’infini. I l n’y a ,
» dans la nature humaine , qu’une douzaine , tout
» au plus, de caractères vraiment comiques , &
» marqués à grands traits. Les nuances, à la
» vérité , font innombrables ; mais les couleurs
» éclatantes font en petit nombre : & ce font ces
» couleurs primitives qu’un grand artifte ne manque
» pas d’employer ».
V o ilà , dans tous les temps, une première câufe
de la décadence des Lettres après un règne flo-
rilTant. On diroit que chaque Climat n’ait pii
donner qu’une feule moifton , & que, le fol épuifé
une fois par fa propre fécondité , il ait fallu des
fiècles de repos pour le renouveler & le rendre
fertile.
En e f fe t , ce q u i rajeunit l ’e fp r it humain Sc donne
lieu à de nouuelles générations de penfées, ce
font les grandes révolutions, les grands change-
, ments arrivés dans les Empires, dans les lois ,
dans les moeurs, dans le culte, dans les ufages ,
dans les idées morales, dans les opinions reli-
gieufes , dans la guerre & la Politique, dans les
fciences, & dans les arts. Voyez ce que les différences
de la Henriade & de l’Énéide, du poème
duTaffe & de ceux d’Homère, fuppofent de diverfité
dans le Cours des chofès humaines.
Après un fiècle de culture & de grande abondance
„ il fembleroit donc qu’il faudrort laiffer le
temps & la nature reproduire les germes de la
fécondité. Mais au lieu de jouir modérément des
biens aquis, ce qui feroit fage, on en veut toujours
de nouveaux, réfolu même à perdre au change,
plus tôt que de ne pas changer ; & c’eft ici la grande
caule de la corruption du Goût«-
Un exercice continuel de notre fenfibilité fur
des objets du même genre a deux effets contraires :
d’abord il aiguife nos Goûts'j mais bientôt il les
ufe, & finit par les émouffer. L’âme fe laffe de
fes pîaifits, comme elle s’endort fur fes épines y c’eft par foiblefie qu’elle a befoi'n , dans fes émotions,'
de nouveauté & de variété. Suppofez donc
les arts d’agrément à leur plus haut degré de
charme , il d’y a qu’un feul moyen d’en perpétuer
les jouilTances, c’eft de les rendre peu fréquentes.
Si elles font communes, elles s’attiédiront ront plus aucun attrait. Sc n’auDans
la Grèce , où la Tragédie étoit rélervée
pour les grandes fêtes-, le Goût d’une belle fimplicité
pouvoit fe conferver toujours. Dans l'intervalle
d’un fpeélacle à l’autre, la fenfibilité re-
pofée avoit le temps de fe ranimer; Sc le Goûty le temps de reprendre' fa fagacité naturelle. Mais
dans une ville o ù , depuis cent cinquante ans, le
même genre de fpeéiacle fe reproduit fans celle ,
où une habitude journalière en a rendu tous les
moyens j familiers , tous les tableaux préfents ;
comment veut-on que le Goût .conferve quelque
vivacité , à moins qu’il né varie & que l’art ne
change avec lui ? Or varier fans celle, eft un moyen fans doute de faire une fois le mieux polfi-
ble, mais un moyen plus infaillible encore de faire
mal mille autres fois.
J’entends dire que telle & telle des plus belles
pièces de Corneille, & même de Racine, au-
roient aujourdhui peu de fuccès, fi on les donnoit
pour la première fois; que le tragique en pa-
roitroit trop foible ; & que l’Éloquence qui les
anime fuppléeroit mal aux mouvements & aux
coups de théâtre, qu’on demande â préfent pour
être ému comme on le plaît à l’être. Cela eft
affligeant à croire ; mais cela n*eft que trop croyable.
Voltaire , qui l’a preffenti, a rris dans l’action
théâtrale plus de chaleur & d’énergie ; il a donné aux paffions, furtout à celle ,de l’amour
J dans les hommes, plus de force & de véhémence^