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i l a trouvé dans les liens du fang de nouvelles
lources de pathétique ; i l a lu prendre habilement
, du théâtre ’ anglois , des moyens de ' rendre
la terreur plus profonde & la pitié plus déchirante;
& par lu i , le Tragique a fait fur notre
Scène un pas de plus vers la perfection. Mais
après ces nouveaux refforts, qu’il a fu manier
avec tant d’art & de génie , après ces nouvelles
combinaifons d’intérêts & de caractères, fi l’on
demande encore du nouveau & du plus tragique ;
d’où le tirer, fi ce n’eft du milieu des tortures
de. des fupplices.? Et lorfque l ’habitude nous aura
refroidis fur les IpeCtacles de Tancrède , de Mahomet
, & de Sémiramis , que nous reftera-t-il
que les dernières atrocités du crime & les horreurs
de l ’échafaud ? On commence en effet à les
rifquer fur le théâtre : & fi notre fenfibilité y
répugne encore, ce n’ eft pas pour long temps ;
l ’habitude l ’y endurcira.
Obfervez ce qui arrive a nos Trimalcions dans
les délices de leur table. Nul art d’affaifonner les
mets ne peut furmonter les dégoûts d’une longue
iatiété ; & ni les fels les plus ftimulants , ni les
liqueurs les plus brillances ne réveillent plus les
langueurs 'd’un fens blâfé à force de jouir: C’eft
ainfi que l’intempérance des plaifirs de l ’elprit nous
les rendra tous infipides ; & l ’art même aura beau
s’épuifer en recherches & en raffinements pour ranimer
le Goût. La fobriété feule aurait pu le
fauver de cette efpece de paralifîe ; & aux excès
qui en font la caufe , s’il eft quelque remède,
c’eft l ’abftinenee & le befoin. Mais ce feroit demander
l ’impoftible. Le Public veut jouir ., au îif-
que même de détruire tout ce qu’il peut avoir de
fenfibilité.
On va me dire qu’à la génération dont le Goût
s’affoiblit & s’altère de jour en jour , en fuccède
une dont le Goût fera .jeune & ingénu Comme
e lle , & que d’un|âge à l ’autre le Public eft renouvelé.
Je conviens en effet qu’au premier effor
de la Je'uneffe dans le monde ,.elle fe livre, avec
une fenfibilité vive s & neuve encore , à tous les
plaifirs de l’efprit ; mais dans l ’ufage de ces plai-
xîrs, comme de tous les autres , ne voit - on pas
avec quelle impatience les jeunes gens fe preffent
de, „vieillir ? avec quelle rapidité la contagion de
l ’exemple & de l ’opinion les gagne ? & comme ,
à peine arrivés dans le monde , ils en ont déjà pris
le s Goûts & les dégoûts ? Ne les entendez-vous
pas dire qu’on fait Racine & Molière par coeur?
que , grâce au C i e l , on ne lit plus Virgile ? qu’on
a été bercé avec Télémaque ? qu’ils laiffent Mâf-
fillon aux dévotes , Pafeal aux janféniftes, La
Fontaine aux enfants ? qu’on ne lit pas deux fois
la Hentiade ? .& que le Goût des vers eft un Goût
(iiranné ?
Leurs pères au moins fe fouviennent d’avoir
aimé ce qu’ils n’aiment plus ; & en le négligeant ,
ils l ’eftime/jt encore & l ’admirent de fouvenir.
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J’en ai vu quelquefois qui fefoient l’ aveu de Médé-e :
Video meliorat proboqiie ,
Détériora fequor. Ovide»
Mais la Jeuneffe érige tous- fes Goûts en-fyf-
tême, & ne. connoît, dans l’art de l’amener , d’autre
règle que fon plaifir. Effayez dé lui faire entendre
que ce qui lui plaît n’eft pas digne de lui
plaire ; elle vous répondra par un fourire dédaigneux.
Que veut - on qu’elle eftirne , fi ce n’eft
pas ce qui lui plaît, & ce qui plaît à la fociété
qu’elle fréquente obfcu rément ? C’eft là que fes
idées & fes fentiments fe dégradent ; c’eft là que
fon Goût s’avilit ,& que , perdant toute pudeur, &
toute délicafeffe , elle habitue fon oreille & fon
âfhe à la baffeffe jra l’indécence , à la groffièretc
de moeurs & de langage qui caraCtérife le nouveau
genre dont elle fait fes amufemens.
Ce-qui fonde un É t a t le peut feul conferveri
c’eft une maxime applicable à la culture de
tous les arts, & fingulièrement au Goût. O r,
dans tous les temps ou il a fleuri, comment seft-
il formé ? Par l’inftruétion & l’ëxemple , de proche
en, proche , à la faveur d’une communication habituelle
des efprits cultivés & des efprits qui de-
mandoient à l’être. Ceux-ci daignoient écoulej; 8c s’inftruire; ou fi la déférence perfonnelle étoit difficile
pour l'amour-propre , au moins recevoit-on
des morts les infpirations de Goût qu’on eût
rougi de prendre des vivants. On lifoit de bons
livres, on étudioit ceux qu i, de l’aveu des gens
inftruits , étoient les modèles de l’art. Le temps
en eft paffé. Depuis qu’une culture fuperficielle
a établi entre les efprits une apparence d’égalité ,
tout le monde décide , perfonne ne confulte. On
ne lit plus; & pourquoi liroit-on ? Déformais la
Littérature, je dis l’ancienne & la plus exquife ,
n’étant plus dans la fociété un objet d’entretien où
l’on puiffe briller ; la vanité, le grand mobile de
l’émulation , n’eft plus intéreffée à donner à l’étude
des moments qu’elle croit pouvoir mieux employer.
Ce n’eft pas que, dans cette fociété renaiffante,
il n’y ait une élite de jeunes gens très - cultivés,
très-éclairés , & d’un Goût délicat Sc pur. Mais
je parle ici du grand nombre , & dans tous les
temps le grand nombre ne cultivé de fon çfprit
que les facultés ufuelles. Les lumières & les talents
, qui le foir trouveront leur place , font l’occupation
du mâtin. On n’entendra parler dans le
monde où l’on v it, ni d’Euripide, ni de Térence,
ni de Virgile ,■ ni d’Horace, ni de Bofluet, ni de
Maffillon , & rarement de la Bruyère. On aura
lu la brochure du jour , on va voir la pièce nouvelle
; & fi de l’une ou de l’autre on ne fait que
penfer , on fait du moins où en prendre un jmugeent
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ruent très-décidé ; feulement qu’on ait parcouru
à fa toilette une feuille volante , on a fon mot à
dire, on s’eft mis au courant, on eft au pair de
tout le monde.
Il eft difficile de motiver un fentiment que l’on
emprunte , & qu’on adopte fans examen ; mais ..
dans un monde où rien ne fe raifonne', & dont
la mobilité perpétuelle ne lai fie aucun repos à
la penfée , l’opinion n’eft jamais compromife. Un
mot tranchant fuffit pour éviter toute efpèce de dif- .
cuflïoîi.; & fi ce mot eft un trait piquant , il eft
difpenfé d’être jufte.
L’âmour des Lettres, darisfa première ardeur,
fefoit, du jugement des ouvrages de G oût, une
occupation férieufe ; aujourd’hui c’eft à peine un
jeu. L’avis courant paffe de bouche en bouche ;„
on le reçoit & on le donne avec la même indifférence
; ou fi deux fentiments fe croifent, c’eft en
griffant l’un à côté de -.l’autre , &' tout au plus
avec , un choc léger , d’où ne fort aucune lumière.
Perfonne n’a befoin d’examiner ce qu’un autre' -
penfe : chacun prétend fe fuffire à foi - même ;
& cette fuffifancé eft ce qu’il y eut jamais de
plus funefte pour- le Goût : car l’ignorance toute
fimple fe laiffe guider par la nature, & le fen-
timent lui tient lieu fouvent des lumières qu’elle
n’a pas ; mais avec de fauffes lueurs, la vanité qui fe
croit éclairée, s’égare , & ne revient jamais.
J ’ai ouï dire plus d’une fois à une aCtrice très—
célèbre , que les jours, de réjouïffance , où les
foeCtacIes font ouverts gratuitement au peuple ,
elle avoit peine à'concevoir la promptitude, la
jufteffe, la rapide unanimité avec laquelle , non
feulement les endroits frappants d’une tragédie ,
mais le fublime fimple , les mots touchants , les
vers de fituàtion , lés traits de fenfibilité les plus
délicats, étoient faillis par cette multitude inculte.
Et c’eft précifément parce qu’elle eft inculte ,
qu’en elle au moins rien n’eft factice ; qu’elle fe
livre de bonne foi à l’impie filon qu’elle reçoit;
& que tout ce qui eft naturellement beau , la touche
& la ravit. Elle n’a pas ce Goût de relation
& de comparaifon , qui fait apercevoir les fineffcs
de l’art & les adrdfes de l’artifte ; qui démêle'
dans un ouvrage ce qu’il y a de rare & d’exquis
d’avec ce qu’il y a de commun ; qui mefure de là
difficulté de le talent qui l’a vaincue , & con-
fidère les effets dans leur rapport avec les moyens :•
elle n’a pas non plus ce Goût d’éducation , qui ,
comme je l’ai dit, peut feul juger des convenances
d’opinion & de fantaifîe : mais auffi n’a-t-elle pas
ce Goût de perfonnalité , qui , dans l’ouvrage, ne
confidère que l’auteur ; ce G o û t. de vanité & de
malignité , qui s’attache à des minuties ,■ & , parmi
des beautés qui ne le touchent point, attend avec
impatience quelque ridicule à faifîr ou quelques
défauts à reprendre ; ce Goût de parodie .& de
dénigrement, qui s’applaudit d’avoir trouvé le faux
jour d’une allü/ïon ou d’une groffière équivoque ,
Gramm. e t L it t é r a t . Tome IIÏ.
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l’apropos d’un méchant bon mot , ou quelque
moyen de traveftir un caractère noble ou une
fcène intéreffante. Elle a ce fens droit & naïf
des convenances de la nature, qui, dans Métope ,
dans Idamé, dans Inès , dans Zaïre, faifit avidement
la vérité des mouvements du coeur humain.
Pourquoi donc, me dira quelqu’un , les gens du
monde n’auroient-ils pas au moins ce Goût naturel,
qui eft donné même au peuple? Parce que
le Goût naturel eft réfervé à des âmes neuves ,
& que les leurs ne le font pas ; qu’en eux le
Goût eft àuflî faCtice que les manières & les
moeurs; que leur efprit nayant aucune confiftance ,
il obéit comme une cire molle aux impreflions
de l’exemple ; & qu’à moins de s’inftruire & de
fe munir de lumières & de principes qui donnent
à leur jugement un peu de reéfitude & de foli-
dité , ils feront toujours à la merci de l’opinion
du moment.
Cependant, au milieu de tant de variations , de
contrariétés , & d’inconféquences , que deviendra
le Goût des gens de Lettres ? Dans quelques-uns
il'reftera fidèle à la nature & aux vrais modèles
de l’art, au rifque, même de n’obtenir que les
fuffrages du petit nombre : dans tous les autres
il fera incertain , étourdi, égaré , variable au gré
de la mode , & fe contentera de fuccès paffagers: ■
Ce qui rend l’art fi difficile, comme l’a dit
Voltaire, c’eft que dans le temps même où l’on
eft le plus avide de nouveautés , il femble qu’il
n’y ait prefque plus rien de nouveau à produire
dans aucun genre. Environné de toutes parts de
modèles inimitables , chacun veut être original.
Mais l’originalité doit être dans le génie & non
pas dans le Goût. C’eft l’idée , le fentiment,
l’image, la penfée, qui doit diftinguer l’écrivain;
. c’eft i’invention des traits de caractère , des mouvements
de l’âmé , de l’accent des paffions -, des
moyens d’inftruire & de plaire , de féduire &
d’intéreffer, de perfoader & d’émouvoir; c’eft aiifll
rinventipn du mot piquant, du mot fenfible , du
mot jufte dans fa nuance , du mot rare & propre
à la fois , du tour élégant & précis, de l’expref-
fion vive & fai liante , fouvent inattendue , mais
toujours naturelle ; enfin c’eft l’invention dû -ftyle,
mais d’un ftyle analogue au fiijet que l’on traite,
& dont le ton & la couleur répondent à l’objet
que l’on, peint.
C’eft ainfi que, fans rien outrer , fans forcer l’art
ni la nature , Virgile a fu fe rendre original après
Homère ; Horace , après Pindare ; Cicéron, après
Démofthène ; Racine, après Euripide & Corneille ;
Voltaire*, après Racine; & que Molière , La Fon-
taine , & la Bruyère ont paffé de fi loin tout ce
qui dans leur genre les avoit précédés. Aucun
d’eux ne s’eft donné la peine de fortir de fon caractère
: chacun a. obéi à fon propre génie ; &
par la raifon même qu’ils étoient naturels , ils ne
| fe font point reffemblé. C’eft ce qu i. n’eft donné
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