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dont ils avoient befoin : & nous, nous. Tommes
obligés d’employer l ’art, de chercher, de faire
venir une matière qui fou vent réfifre ; & quand les
chofes , quoique forcées , font à peu près afforties ,
nous ôfons dire quelquefois : » I l y a plus d’art
» chez nous que chez les grecs , nous avons plus
» de génie qu’eux & plus de force ».
Chaque aéle eft terminé par un chant lyrique ,
qui exprime les fentimenls qu’a produits l ’a&e
qu’on a vu , & qui difpofe à ce qui fuit. Racine a
imité cet ufage dans Efther & dans Athalie.
Ce qui nous refte des Tragiques latins n’eft point
digne d’entrer en comparaifon avec les grecs.
Sénèque a traité le fujet d’OEdipe après Sophocle.
La fable de c e lu i-c i eft un corps proportionné
& régulier : celle du poète latin eft un
colofle monftrueux , plein de .fuperfétations ; on
pourroiten retrancher plus de huit-cents vers, dont
l ’aition n’a pas befoin ; fa pièce eft prefque le
contrepied de celle de Sophocle d’un bout a l’autre.
Le poète grec ouvre la fcène par le plus grand
de tous les tableaux; un roi à la porte de fon
palais, tout un peuple gémiflant, des autels dreffés
partout dans la placé publique, des cris de douleur
: Sénèque préfente le roi qui fe plaint à fa
femme, comme un rhéteur l’auroit fait du temps
de Sénèque même. Sophocle ne dit rien qui ne
Toit néceflaire ; tout eft nerf chez lu i , tout contribue
au mouvement : Sénèque eft partout fur-
chargé , accablé d’ornements ; c’eft une mafle d’embonpoint
, qui a des couleurs vives & nulle aition.
Sophocle eft varié naturellement : Sénèque ne
parle que d’oracles , que de fàcrifices fymboiiques,
que d’ombres évoquées. Sophocle agit plus qu’il
ne parle ; i l ne parle même que par l ’ailion :
& Sénèque n’agit que pour parler & haranguer ;
Tiréfie, Jocafte , Créon .n’ont point de caractère
chez lui ; OEdipe même n’y eft point touchant.
Quand on lit Sophocle , on eft affligé : quand on
lit Sénèque , on a horreur de Tes defcriptions, on eft
dégoûté & rebuté dé fes longueurs,
Paffons quatorze fiècles, & venons tout d’un
coup au grand Corneille, après avoir dit un mot
de trois autres Tragiques qui le précédèrent dans
cette carrière.
Jodelle (Étienne), né à Paris en 1^31, mort
en 1573, porta premier fur le Théâtre françois
la forme de la Tragédie^ grèque , & fit reparoître
le choeur antique dans, fes deux pièces dé Cléopâtre
& de Didon : mais combien ce poète refta-
t-il au deflous des grands maîtres qu’il tâcha
d’imiter 1 il n’y a chez’ lui que beaucoup de déclamation
, fans aitiop, fans jeu , & fans règles.
Garnier (Robert), né à la Ferté - Bernard, au
Maine, en 1534, mort vers l ’an 159S , marcha
fur les traces de Jodelle , mais avec plus d’élévation
dans fes penfées Sc d’énergie dans fon ftyle :
fes Tragédies firent les délices des gens de Lettres
de fon temps, quoiqu’elles fôient languiffantes &
fans aition.
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Hardi ( Alexandre ) , qui vivoit fous Henri TV-
& qui pafloit pour le plus grand poète tràgiqut de la F rance, ne mérita ce titre que par la fécondité
étonnante : outre qu’il connoifloit mal les
règles de la Scène &c qu’il violoit d’ordinaire
l ’unité de lieu , fes vers font durs, & fes compostions
groflières. Enfin voici la grande époque du
Théâtre trançois, qui prit naifîance fous Pierre
Co rneille.
Ce génie fublime, qu’on eut appelé tel dans
les plus beaux jours d’Athènes & de Rome , franchit
prefque tout à coup les nuances iminenfes
qu’il y avoit entre les eftâis informes de ce fiècle
& les produirions les plus accomplies de l’art.
Les ftances tenoient à peu près la place des choeurs;
mais Corneille , à chaque pas , fefoit des découvertes
: bientôt il n’y eut plus de ftances ; la
Scène fut occupée par le combat des pallions nobles;
les intrigues, les caraitères , tout eut de
la vraifemblance ; les unités reparurent ; & le Poème
dramatique eut de l’aétion, des mouvements, des
fituations, des coups de théâtre : les évènements
furent fondés ; les intérêts , ménagés ; & les fcènes,
dialoguées.
Cet homme rare étoit né pour créer la Poéfie :
théâtrale j fi elle ne l’eut pas été avant lui. Il
réunit toutes les parties; le tendre, le touchant,
le terrible , le grand , le fublime': mais ce qui
domine fur toutes ces qualités & qui les embrafle
chez lu i, c’eft la grandeur & la hardiefle. C’eft
le génie qui fait tout en lu i, qui a créé les chofes
& les expreffions; il a partout une majefté, une
force , une magnificence, qu’aucun de nos poètes n’a
furpafîee.
Avec ces grands avantages, il ne devoit pas
s’attendre â des concurrents; il n’en a peut-être
pas encore eu fur notre Théâtre pour l’héroïfme,
mais il n’en a pas été de même du côté des fuccès.
Une étude réfléchie des fentiments des hommes
qu’il falloit émouvoir, vint infpirer un nouveau
genre à Racine, lorfque Corneille commençoit à
vieillir. Ce premier avoit, pourainfi dire, raproché
les paffiont des anciens des ufages de fa nation :
Racine, plus naturel, mit au jour des pièces toutes
françoifes ; guidé par cet inftinit national qui avoit
fait applaudir les romances , la Cour d’amour,
les carroufèls , les tournois en l’honneur des dames,
les galanteries refpeilueufes de nos pèvres , il donna
des tableaux délicats de la vérité de la pafflon qu’il
çrut la plus puiflante fur l’âme des fpeitateurs pour
lefquels il écrivoit»
Corneille avoit cependant connu ce genre, #
fembla ne vouloir pas y.vdonner fon attache ; mai$
Racine , né avec la délicateffe des pallions , un
goût exquis , nourri de la leétqre des beaux modèles
de la G rèce, accommoda la Tragédie
aux mpsurs de fon fiècle & de fon pays. L ’élévation
de Corneille pjtoit un modèle où beaucoup
de gens ne ponvojent arriver. D’ailleurs ce poète
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avoit des défauts ; il y avoit? chez lui dè vieux
jniots , des difeours quelquefois embarrafïes , des
endroits qui fentoient le déclamateur: Racine eut
le talent d’éviter ces petites fautes; toujours élégant
, toujours exait, il joignit le plus grand art
[au génie , & fe fervoit quelquefois de l'un pour
Remplacer l ’autre ; cherchant moins à élever l'âme
[qu’à la remuer , il parut plus aimable , plus com-
iniode, & plus â la portée de tout • Ipe&ateur.
[ Corneille eft , comme quelqu’un l ’a d it, un aigle
Iqui s’élève au deftus des nues, qui regarde fixe-
I ment le • Soleil, qui fe plaît au milieu des éclairs
l& de la foudre : Racine eft une colombe qui gémit
Idans des bofquets de myrte, au milieu des rofes.
111 n’y a perfonne qui n’aime Racine , mais, il n’eft
|pas accordé â tout le monde d’admirer Corneille au-
Itant qu’il le mérite.
L’hiftoire de la Tragédie françoife ne finit point
lici; mais c’eft â la poftéiité qu’il apartiendra delà
»continuer.
K Les anglois avoient déjà un Théâtre, aufli bien
■ que les efpagnois, quand les françois n’avoient
I encore que des trétaux : Shakefpear ( Guillaume )
florifloit à peu près dans le temps de Lopez de
I Véga , & mérite bien que nous nous arrêtions fur
Ifon caraitère , puifqu’ii n’a jamais eu de maître ni
Id’égal.
! Il naquit en 1^64 à Strafford, dans le comté
■ de Warv/ick , &' mourut en 1616. Il créa le
J Théâtre anglois par un génie plein de naturel,
| de force , & de fécondité, fans aucune connoif-
■ fance des règles : on trouve dans cë grand Génie
! le fonds; inépuifable d’unç imagination pathétique
s & fublime, fantafque & pittorefque , fombre &
I gaie ; une variété predigieufe de caraitères , tous
i f i bien contraftés, qu’ils ne tiennent pas un feul
I difeours que l ’on pût tranfporter de l ’un à l’autre :
I talents perfonnels à Shakefpear , & dans lefquels il
I furpaile tousles poètes du monde. Il y a de fi belles
I fcènes, des morceaux fi grands & fi terribles répandus
| dans fes pièces tragiques , d’ailleurs monftrueufes ,
'1 qu’elles ont toujours été jouées avec le plus grand
I fuccès. Il étoit fi bien né avec toutes lés femences
! de la Poéfie, qu’on peut le comparer à la pierre
K enchâfïee dans l ’anneau de Pyrrhus, q u i, à ce que
I nous dit Pline , repréfentoit la figure dlApollon
I avec les neùf Mufes, dans ces veines que la na-
■ ture y avoit tracées elle - même fans aucun fecours
I de l ’art.
! Non feulemeut il eft le chef des poètes drama-
■: tiques anglois, mais il pafte toujours pour le plus
I excellent ; il n’eut ni modèles ni rivaux , les deux
I fources de l ’émulation, les deux principaux ai-
I gdllons du génie. La magnificence ou l ’équipage
I d’un héros ne peut donner à Brutus la majefté qu il
| reçoit de quelques lignes de Shakefpear : doué
I d’une imagination également forte & riche, il
; peint tout ce qu’il voit, & embellit prefque tout
I ce peint. Dans les tableaux de i ’A lb a n e le s
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amours de la fuite de Vénus ne font pas repré-
fentés avec plus de grâces, que Shakefpear en donne
à ceux qui font le oortège de Cléopâtre , dans la
defeription de la pompe avec laquelle cette reine
fe préfente à Antoine fur les bords du Cydnus.
Ce qui lui manque , c’eft le choix. Quelquefois,
en lifant fes pièces , on eft furpris de la fublimité
de ce vafte Génie ; mais il ne laifle pas fubfifter
l’admiration : â des portraits où régnent toute l’élévation
& toute la nobldTe de Raphaël, fiiccèdent
de miférables tableaux verne. dignes des peintres de ta11
ne fe peut rien de plus intéreffant que le
monologue de Ham let, prince de Danemarck,
dans le troifième aile de la Tragédie de ce nom :
on connoîtla belle traduition libre que Voltaire a faite de ce morceau.
T o b e , or not to be ! that is a quejilon , &c.
Demeure, il faut chô ifir, & palier à l’inftant
De la vie à la mort, ou de l’être au néant.
Dieux cruels, s’il en eft, éclairez mon courage !
Faut-il vieillir courbé fous la main qui m’outrage ,
Supporter ou finir mon malheur & mon fort î
Qui fuis-je? qui m’arrête? & qu’eft-ce que la mort ?
C ’eft la fin de nos maux, c’eft mon unique afile î
A près de longs transports, c’eft un fommeil tranquile 3
On s’ endort, & tout meurt. Mais un affreux réveil
Do it fuccéder peut-être aux douceurs du fommeil.
On nous menace , on dit que cette courte vie
D e tourments éternels eft aufli tôt fuivie.
O mort î moment fatal 1 affreufe Éternité !
Tout coeur à ton feul nom fe glace épouvanté :
Eh I qui pourroit fans toi fupporter cette vie?
De nos prêtres menteurs bénir l’hypocrifie ?
D ’ une indigne maitrefle encenfer les erreurs ? ’
Ramper fous un miniftre, àdoter fes hauteurs ?
Et montrer les langueurs de fon âme abattue
A des amis ingrats qui détournent la vue ?
La mort feroit trop douce en ces extrémités.
Mais le fcrupulc parle, & nous crie, Arrêtez !
Il défend à nos mains cet heureux homicide.
Et d’un héros guerrier fait un chrétien timide.
L’ombre du père de Hamlet paroît, & porte la
terreur fur la fcène, tant Shakefpear poffedoit le
talent de peindre : c’eft par là qu’il fut toucher
le foible fuperftitieux de l’imagination des hommes
de fon temps, & réuffir en de certains endroits
où il n’étoit foutenu que par la feule force de
fon propre génie. Il y a quelque chofe de fi bizarre
, & avec cela de fi grave, dans les difeours de
fes fantômes, de fes fées, de fes forciers, & de
fes autres perfonnages chimériques; qu’on ne fau-
' roit s’empêcher de les croire naturels , quoique
nous n’ayons aucune règle fixe pour en bien juger;
& quon eft contraint d’avouer queas’il y avoit de