
dinaire d’imagination .dont le caractère varie
fuivant le génie particulier du Poète : il juge de
tout d’une façon qui lui eft propre ; il n’aperçoit
dans l ’objet que ce qui Tintérefle; il découvre des
raports •& des points de vue , que tout autre ou
que lui-même, de fang froid, n’auroit jamais découverts.
Le récit des exploits que les grecs àvoient faits
au fiège de Troie , fit fur l ’âme d’Homère'de fi
fortes impreffions , que tout fon génie en fut comme
embrafé. Il employa cette force extraordinaire dont
la nature avoit doué fon efprit, & la confacra. à
dépeindre , de la manière la plus expreffive, ces
exploits dont il étoit charmé : il monta fon imagination
, de manière qu’elle mettoit fous fes ieux
les grands hommes qui s’étoient fignalés dans les
champs troyens ; il fe tranfporta lui-même dans
ces champs ; i l vit l ’éclat des armes, i l entendit
leur brinr ; & , placé au milieu de ces combats,
i l fut en état d’en décrire toutes les circonftances ,
comme s’il en avoit été effectivement le témoin.
I l fe transformoit dans les principaux perfonnages;
i l étoit lui-même Achille ou Heétor, tandis qu’il
fefoit parler ou agir ces guerriers ; il entroit dans
les tranfports de leurs paillons , & les exhâloit
auffi vivement qu’ils l ’euffent fait. Il paffoit avec
facilité du parti des grecs à celui des troyens ; il
partageoit leurs dangers, leurs craintes , leurs
efpérànces ; il étoit en un mot partout, _il jouoit
tous les rôles-, & fefôit tous les perfonnages avec
un égal fiïccès. Quand fon âme avoit éprouvé ces
fituations différentes , il naîffoit en lui-même un
défir ardent dé , les communiquer à d’autres, de
les pénétrer des mêmes fentiment's dont il étoit
rempli , de les -convaincre pleinement de leur
importance : i l auroit voulu raffembler toutes lés
tribus des grecs, & les jeter dans l ’enthoufiafme
qui le dominoit. Ce défir étoit-le principe d’une
nouvelle infpiràtion, & il prenoit le ton d’un
homme qui dit les chofes les plus importantes,
& qui lés dit à la nation qui a le plus d’intérêt à les
entendre. ■
Ces qualités , le feu de l ’imagination, la vivacité
du fentiment, & le penchant irréfiftible à
mettre les ;autrës' dans les fîtuatipns où l’on fe
trouve, font/ donc les éléments du génie poétique ;
mais quelquefois auffi ce font des principes d’écarts
& d’extravagances, quand ils ne font pas réglés
par un jugement fain ., - par un discernement exaét,
par une force d’efprit fuffifante pour fe -bien con-
fioître foi-même & les circonftances dans-lef-
quelles on eft placé. Sans ces dernières qualités,
les premières, font en pure perte; elles deviennent
plus nuifibles qu’avanrageufes. Ainfi, qu’un peintre
à qui la jufteffe du coup-d’oeil & le long exercice
de fon art ont donné la plus grande facilité à
manier le pinceau, au fort de l ’imagination brûlante
qui l’entraîne , ne lai fie pourtant pas échaper
un trait qui bleffe les règles de l ’art ; de même
uh bon Poète prête toujours l ’oreille aux confeils
.de la fageffe & de la raifon, &- ne permet pas
à l ’imagination d’étouffer leur voix, 11 eft tellement
accoutumé à juger fainement & à ne dire
que ce qui convient au temps & au lieu où il le
dit , que la raifon ne l ’abandonne jamais, pas
même dans le moment où i l ne fe connoît pas
lui-même. La nature des chofes eft toujours fon
guide ; il l ’embellit , l ’agrandit, mais ne la contredit
jamais. 9
On pourroit donc dire en peu de mots , que
le grand Poète eft un homme d’un jugement, exquis
& d’un goût délicat, qui imagine vivement
& qui fent fortement. Le mélange inégal de ces
qualités & les proportions variées de leurs differents
degrés forment, avec le tempérament , la
différence des génies poétiques. Anacréon , dans
fon genre , eft •auffi bon P o è te , qu’Homère dans
le fien. JVlais l ’âme du Poète de Téos n’étoit
acceffible qu’aux impreffions des objets de la volupté
, le feu qu’elles allumoient en lui étoit une
flamme douce qui brilloit fans brûler : quand il
entroit dans les accès de cet enthqufiafme voluptueux
, fon âme délicate voltigeoit comme l’abeille
fur les objets les plus attrayants & lès plus .favou-
reux, en tiroit un miel exquis; & tandis qu’elle
s’en raffafioit, elle auroit voulu rendre tous les
hommes participants de ces délices. Le chantre
d’Achille ne pôuvôît être affect! que par le
grand & le terrible : i l raportoit ‘tout aux effets
de la vertu héroïque ; & en cela , i l fuivoit l ’im-
pulfiôn de fon propre génie , élevé , patriotique ,
a qui rien ne plaiioit que le tumulte des armes
& les grandes entreprifes : voilà pourquoi, quand
il met dés perfonnages fur la fcèrie , c’eft toujours
leur grandeur , leur force, leurs qualités
corporelles qu’il préfente; c’eft dans les périls
éminents qu’ii les place ; c’eft par les derniers
efforts de la valeur qu’il les cara&érife ; le héros,
le patriote , le politique, s’offrent partout; & toutes
ces grandes âmes ne font autre chofe que l ’âme
même d’Homère à cette ardeur bouillante , à
cette activité prôdigieufe , il joint le plus , haut
degré de pénétration & de jugement, les richeffes
les plus inépuifables du génie & de l ’invention;
i l ne manque jamais d’employer les moyens les
plus propres à le conduire à fon but ; il eft en
état de varier continuellement la fcène , d’oftrir
toujours, de nouveaux perfonnages , dé les rendre
intéreffants; & tout fon poème n’eft que le tableau
le plus magnifique & le plus animé duTu jet
qu’il s’eft propofé d’y repréfenter, la colère d’A chille.
Avec de pareils talents, un homme peut s’ériger
en doâeur , devenir le bienfaiteur de fa nation
& de toutes les nations policées : car de toys
ceux à qui le génie échoit en partage, il n’y en
a point qui puiffent rendre de plus grands fervices
au genre humain que les Poètes ; leur féduifante
imagination prête aux objets des charmes irréfif-
tibles ; leur jugement folide préfente ces objets
' Tons
fous.leur véritable point de vue; & la force de
leur fentiment eft une efpèce de magie qui enchante
& captivé ceux à qui elle fe communique..
I l y a plufieurs portes ouvertes, par lefquelles
les Poètes peuvent pénétrer jufqu’à l ’âme &
prendre le ton qui convient aux circonftances :
l ’Épopée , le Drame , l ’Ode , la Çhanfon , &
plufieurs autres, formes différentes s’offrent ; & ils
font les maîtres de choifir celle qui s’accommode
à leur fujet. Tout ce qui a jamais été dit ou
découvert pour le bien de l ’humanité , vérités ,
règles de conduite , modèles de moeurs , vertus,
exploits; le Poète eft appelé à mettre tout cela
fous les ieux des hommes , & à l ’infinuer dans leur
coeur. Nulle part, les hommes ne font encore auffi
bons, auffi éclairés, auffi purs dans, leurs moeurs, qu’ils
pourroient & devroient l’être : ainfi, le Poete a
encore des occafions & des moyens fans nombre de
rendre d’importants fervices*
Mais ceux qui fe propofent de les rendre, doivent
préalablement pofféder les rares talents dont
nous avons parlé & s-e {Forcer d’en faire l ’ufage
le plus noble ; il faut qu’ils employent ces talents
pour exciter l’attention ' des hommes & s’attirer
leur bienveillance. Le fon harmonieux des paroles,
les portraits agréables que l’imagination trace ,
les vives impreffions du fentiment, font autant de
charmes qui attirent doucement les hommes à la
vertu , qui leur font trouver du plaifir dans leurs
devoirs, qui leur procurent la conviction de leurs
véritables intérêts , qui amortiffent la rigueur des
coups inévitables du for t, qui diminuent l ’amertume
des foucis, qui tempèrent le feu dés paf-
fions, & qui font naître toutes les affeétions honnêtes
& louables : c’eft ainfi qu’Orphée tiroit les
hommes de l ’état fauvage ; que Thaïes infpiroit
l ’union à des citoyens , & les portoit à fe fou-
mettre volontairement aux lo is ; que Tyrtée me-
ïioit fes compatriotes aux combats , & les rempli fi-
foit d’une ardeur martiale par fes chants; qu’Homère
enfin eft devenu le précepteur des politiques , des
héros , & de chaque particulier. Par cette route, les
Poètes arrivent à la gloire, & cueillent le laurier de
l ’immortalité.
Mais ceux qui bornent l ’ ufage de leurs talents
poétiques à l ’amufement de l ’efprit, qui ne peignent
à l ’imagination que des objets riants , des
images flatteufes, fans aucun but, fans les faire
fervir. à produire aucune idée , aucun fentiment
qui facilite la pratique de nos devoirs; nous pouvons
. bien les affocier à nos plaifirs | comme des
gens de bonne compagnie, écouter leurs chants
comme on écoute celui du roffignol ; mais nous
ce pouvons en faire des amis de confiance , leur
accorder une véritable intimité. Après les avoir
ouïs , nous conviendrons qu’au fonds ils n’en va-
loient guère la peine, & que le temps qu’ils nous
ont dérobé eft à peu près perdu ; nous les blâmerons
de fe mettre en frais d’enthoufîafme & de
Gkamm, e t Lit t é r a t » Tome 11L
travail pour dire G- peu de chofe ; nous les mé-.
prifgrons même de fe confacrer tout entiers à divertir
leurs femblables; nous ferons un parallèle
entre eux & Solon, qui,'s ’étant mis à chanter une
élégie devant fes concitoyens , leur parut en de-
lire , mais qui avoit & obtint le noble but de
leur donner de fages confeils & dé leur faire
prendre de falutaires réfolutiohs (V o y e z Plutarque,
V ie de Solon ). Nous convenons que les ouvragés
de ia plus haute importance , & qui traitent des
chofes les plus férieufes-, peuvent devenir beaucoup
plus efficaces, fi l ’on fait les revêtir des ornements
& y répandre les agréments dont ils font fufeep-
tibles. Nous {avons que c’ eft à cet art enchanteur
qu’Homère doit l’éloge qu’Horace lui donne ,
lorfqu’il affaire qu’ il lurpaffe , par la force per-
fuafive de fes enleignements, les plus grands philo-
fophes.
Qui ,quid Jit pulchrum, quid turpe, quid utile , quid noné
Pleniàs ac meliùs Chryjippo & Crantore dicit,
H o r . E pijl. I .
Néanmoins, quand nous accordons , au x P o e tes
fimplement agréables, une place honorable parmi
les hommes qui ont de l ’intelligence Sc des moeurs,
cela ne s’ étend pas à ceux qui débitent ^des chofes
également contraires au bon fens & aux bien-
féances , & qu’on peut comparer aux grenouilles
qui croaffent au fond d’un marais bourbeux. L e
nombre de ces rimailleurs eft fi grand, ^u ils ex-
pofent la Poéfie en général à être regardée comme
un talent futile & comme une occupation mépri-
fable : ce font eux qui ont attiré au plus noble
de tous les beaux - arts l ’accablant reproche dont
Opitz gémit, & qui s’aggrave tous les jours de
plus en p lu s , au détriment de cet art divin. Le
père de la Poéfie allemande d it, « que quantité
» de gens regardent un Poète comme un homme
» de néant , & ne le croient bon à rien, n’étant
» pas capable de l ’application férieufe qu’exigent
» les grands emplois , ou d-e Taffiduïté requife
» pour le commerce & les’ profefiions , parce que „
» toujours abforbé dans fes agréables folies , dans
» fes voluptés féduifantes, rien ne l’intérefle , à
». moins qu’il ne s’y raporte ; & on l ’invite en
» vain à entrer dans les routes qui conduifent aux
» autres arts & aux fciences , à fe diftinguer par
» des talents & des fervices qui puiffent lui faire
» un véritable honneur & procurer une utilité
» réelle. O u i , cela va jufqu’à ne point connoître
» d’injure plus grande à* faire à quelqu’un , que
» de dire qu’il eft un Poète ; comme cela eft
» arrivé à Érafme de Rotterdam , que de groffiers
» adverfaires ont ainfi qualifié . . . . Avec cela ,
» en réunifiant tous les menfongesque les Poètes
» débitent, tout ce qu’il y a de fcandaleux dans
» leurs écrits & dans leur vie , on en vient jufqa a
» dire que quiconque eft bon P o è te , ne peut
» qu’être en même temps un méchant homme ».