
L e G oût, chez les romains, fut d’abord analogue
à, la rudeffe de leurs moeurs , à l’âpreté de
leur génie, à l ’état d’inculture de leur i'ociété ;
& f i , de cet état, il pafla tout à coup & fans
gradation, à un fi haut degré de politefle & d’élégance
, c’eft qu’il leur vint tout formé- de la
Grèce , d’où le prirent les Scipions, & d’où Mé-
njpidre le Iran finit à TérCnce. Mais ce ne fut jamais
, dans Rome ? que le Goût des hommes
inftmits 3 celui du peuple fe reffentoit, même
du temps d’Horace, de fon ancienne groffièreté.
Cette nation politique & guerrière ne fit jamais
afiez de cas des arts purement agréables ,
pour y appliquer une attention férieuf^ r le ca-
radère de fon génie n’étoit q>as la délicatefle 3 &
fi elle montra un difcernement jufte & fin , ce ne
fut qu en fait d’Éloquence, le feul des talents de
1 efprit quelle eftima fîncèrement, & dont, par
un long exercice , elle devint un excellent juge.
Mais les écoles de l'Éloquence furent des écoles
.de Goût j & i ’Hiftoire & la Poéfîe profitèrent de
les leçons.
Ce fut fur-tout à la Cour d’Augufte & dans
l ’élite des efprits cultivés, que le Goût des athéniens
le conferva & le polit encore , comme il
€11 naturel à 11 Goût républicain de raffiner, en
paflant par l ’oifive Cour d’un monarque. Seulement
pour les bienféancès , lès romains ainfî que
les grecs, furent toujours moins févèr es que nous.
.Qn a dit que leur langue étoit moins chafte
que la nôtre. C’étoit leur politeffe qui étoit moins
délicate. L a langue de Térence, de Cicéron, &
de Virgile étoit chafte quand on vouloit, & tant
qu on vouloit : l ’Énéide en eft bien la preuve 3
mais l ’Enéide devoit être lue dans le falon de
Livie , & c’étoit pour le cabinet de Julie que
l ’Art d’aimer étoit écrit. Virgile & Ovide , Tacite
Pétrone , Sénèque & Juvénal parloient la même
langue , & non pas’ le même langage» Horace
étoit févère & chafte le matin, licencieux le lo ir ,
Lion qu’i l écrivoit pour le lever d’Augufte ou poulie
fbupé de Mécène.
Si donc le Goût moderne a des lois plus aufi-
téres , c’eft dans l ’efprit de la fociété , non dans
le génie de la langue, qu’en eft la véritable caufe 3
c’eft parce que l ’Imprimerie donne aux écrits tant
de publicité , que la licence n’a plus de voile j
c’eft parce qu’un ftyle trop libre manqueroit aux
égards que l ’ufage prefcrit 3 c’eft que tout ce
qu’on met au jour doit pouvoir pafler fous les
deux de ce fexe aimable & difficile, dont le point
d’honneur eft dans la décence , & qui ne confent
â venir animer, adoucir, embellir la trifte fociété
des hommes, qu’â condition que leur liberté ref-
peftera fa fière modeftie- Ainfî, la première des
Grâces à laquelle nos écrivains doivent facrifier,
c’eft la pudeur.
D e là tous ces ménagements , toutes ces adreffes
de f ty le , toutes ces exprefiions vagues ou détournées
, ces demi-jours, ces demi - teifttèsy en
un mot, ces délicateffes & ces fineffes de langage ,
qui rendent aujourd’hui fi difficile' l ’art d'écrire
avec Goût les chofes de pur agrément. Et conv
bien cet art d’éluder, de voiler, de diffimuler ,,
de rendre l ’expreflion timide & modcfte, lors même
que la penfée ne i ’eft pas,, combien cet art a du
fe raffiner dans une langue où la galanterie &
l’amour ont été fi fubtiiement & fi favamment-
analyfés ! De combien de nuances devoit être af-
fortie la pal.ette d’un peintre comme Racine , pour
exprimer le caractère de Phèdre , de manière que
d’honnêtes femmes puffent l ’admirer fans rougir 1'
Ain fi-, le défit de leur plaire, le devoir de les-
ménager , l’avantage que la nature leur a donné
fur nous pour la-finefle des organes & l ’extrême
délicatefle de perception dans les détails , enfin
un droit aquis & aflez légitime de juger les arts-
d’agrément, une influence continuelle fur l’efprit
de fociété , & un empire prefque abfolu fur l’ôpi«-
. ni on & Village ,-ont érigé les femmes en arbitres-
du Goût 3 St il leur doit en même temps les finefle*
les plus exquifes , fa mobilité perpétuelle,. & fon
exceflive timidité.
Après avoir confîdéré le Goût dans' fes deux
grandes relations, d’un côté avec la nature, de
l ’autre avec la fociété, il fera aife de concevoir
ce qu’il a du foüffrir de la dépravation des efprits
& des âmes dans des fiècles de barbarie 3 à quelle
perfection il a pu s’élever dans des temps de culture
& d’émulation 3. & quelles ont été depuis les caufes
de fà décadence*
Entré' l ’état . de l ’homme fauvage & l’état de
l ’homme civilifé , & dans le paflage de l ’un à
l ’autre , eft l ’état de l ’homme barbare. Le.fauvage,
comme je l-’ai conçu,. feroit l ’homme de la nature
3 le barbare, au contraire , eft un homme
dénaturé : fa raifon , fes moeurs , fes idées , fes-
fentiments font pervertis par des conventions &
par des habitudes , tout aufli artificielles que les-
modes du luxe & de là vanité.
Lorfque des hommes vagabonds , incultes ,, effrénés
fe réunifient pour vivre enfemble , leurs
paffions ne tardent pas à fermenter 3 & de leur
mélange s’exhalent des opinions infenfées., d’ab-
furdés fuperftitions , des moeurs bizarres ou atroces*
C ’eft par ces dégradations qu’on a vu pafler ÿ
dans tous les temps , l ’efpèce humaine, avant de'
recevoir les formes régulières de la eivilifa*
tion.
Or on fent bien que, dans cet ê ta t, toute*
les idées, de convenances doivent être obfcurçies 3;
que toutes les fburces des plaifirs intellectuels font
corrompues3 & que l ’hpmme , ainfî dépravé, n’eft
plus fufceptible d’aucun difcernement dans les prédilectionsdu fentiment & de la penfée.
Tirer les hommes de la barbarie , c’eft donc
commencer par les rendre à la nature , en corrigeant
en eux tous ces vices aquistous ces travers
Je Vefprit & de l ’âme 3 St à mefure que l ’un &
l ’autre fe relève: & fere-Ctifie , le fentiment du
V r a i,, du Bien, du Beau, moral, enfin tous les
rapo.rts , foit de l ’homme avec l ’homme, foit de
l ’homme avec la nature, fe- rétabliflent par de- .
S rés*
Mais dans ce paflage, i l doit y avoir un temps
où les opinions, les moeurs, les formes focia-
Jes, à demi dégagées de leur ancienne rouille ,
font un mélange de barbarie St de ‘civilifa-
.tion, D’un côté, Von commence à retrouver dans
l ’homme les traits d’une belle nature 3 & de
Vautre, on y voit les marqués encore récentes de
l ’abrutiflement par où il a paffé , & d’où il commence
à fortir. Les nations ' alors rèfiemblent à
ces figures monftrueufes , qu’on a peut-être imaginées
pour exprimer allégoriquement Vétat de
l ’homme à demi barbare , lorfqu’il commence a
s’éclairer & à reprendre' fa première nobiefie. On
voit, dans cesfymboles, Vaffemblage bizarre de
la figure humaine & de celle des animaux. T e l
a été l ’efprit de l ’homme .& fon caraétère moral
dans de longues fuites de fiècles; & la difcor-
dance de fes idées & de fes fentiments a produit
celle de fes Goûts. Les erreurs de Vefprit, les
écarts de l’imagination , les fi étions abfurdes , les
compofitions déréglées, n’ont pas été l ’effet de
l-’ignorance , mais de la dépravation : car l ’ignorance,
ne produit rien 3 c’eft la nuit, le néant de
l ’âme 3 la barbarie en eft le chaos : Difconlïa
femina remm. Mais le propre de l’ignorance eft
de faire tout admirer. Les débauches les plus-
groflièrés, les produétions les plus informes de
l ’art naiffant, lui ont paru merveiileufes. Les poé-
fies de Ronfard , les tragédies de Jodelle ont été,
dans leur temps, des chef-d’oeuvres inimitables.
L ’art & le Goût ont fait un pas de plus, & font
tombés dans une autre erreur.
L ’art s’eft perfuadé que fon mérite confiftoit
dans des tours de force & d’adreffe, dans de vaines,
fubtilités, dans de puérils raffinements, daqs une
recherche pénible de fentiments outres , d’exprefi-
iïons étranges, d’antithèfes forcées , d’hyper-
holes extravagantes. La danfe noble & fimple
■ n’eft venue que long temps après les fauteurs &
les voltigeurs : il en eft de même de la faine
Éloquence & de la belle Poéfie. Rapelons - nous
ce qu’on a raconté des fauvages de la Louifiane,
lorfque, dans le butin fait fur les efpagnols ,
ayant trouvé des ornements d’églife , ils s’en firent
des vêtements fi ridiculement bizarres. C ’eft ainfî
que des écrivains ignorants St groffiers s’ajuûeut par
lambeaux la dépouille des anciens 3
Turpureus, loti qui fpletideat, unus & alter
*djfuitur pannusi
Hor.
& s’ils ont eux-mêmes quelque génie , leurs propres
idées ne font encore qu’un tiflu bigarré de
quelques béantes de rencontre, & d’une foule d’inepties
ou de groflièrés ablurdités.
De ce mélange ,les exemples font rares dans les
ouvrages des Anciens, parce que rien ne refte de
leurs fiècles de barbarie. Parmi nous, françois.,
le contrafte n’eft pas encore affez marqué , parce
que nos premiers artiftes n’ont pas été des hommes
de génie, & que dans leur groffièreté on ne retrouve
rien du grand caractère de la nature 3 chez
nous, le génie & le Goût font prefque nés en
même temps. Mais l ’Angleterre nous prefente deux
exemples, fameux de cet étonnant affemblage des
plus grandes beautés de l ’art & de fes plus bizarres
diffo rmités. , .
Que dans un .extrait, fait avec choix > quelqu un
-raffcmble tous les traits de vérité , de naturel ,
d’Éloquence , & de force vraiment tragique, dont
le génie de Shakefpéare a été. 1’invcnleur ; r! n elt
peitoune qui ne ..s’ écrie : Voilà le peintre de la
nature , le confident de fes profonds fecrets, 1 homme
de Goût, de tons les temps. Mais que, dans fes
■ ouvrages , on trouve, à chaque initant les plus
abfurdes invraifemblances, les plus dégoûtantes
horreurs ; que les. moeurs en foient un mélange de
baffelfe & d’atrocité ; que l ’aélion la plus noble y
foit interrompue par de froides bouffonneries ; que
les , héros & la canaille s’ y - c o n fo n d en t& qu a
côté d’un mot fimple & fublime fe prefente 1 ex-
preffion la plus outrée , la plus grofliere , la plus
rampante; on dira de lui : Voilà le poete de la.
nature , que la barbarie de fon fiécle &de fon pays
a dépravé.
Milton eft d’un temps plus récent ; & l ’onmc
lai lie pas de voir encore dans fon poème , a cote
; des tableaux les plus touchants, les plus fublimes ,
les traces, de cette barbarie qui dégrade 1 efprit
humain. Quoi de plus fortement conçu que ce
caractère de Satan , qu’Homère lui auroit envie !
Quoi de plus pur, de pins aimable , que la peinture
de l’innocence & de la félicité de^ nos premiers
pères , dans ce jardin , où l’imagination du
poète a reproduit l’univers naiffant & 1 ouvrage
Se la création dans fa plus naïve, beauté = Quoi
de plus abfurde" & de plus nronftrueux, que cet
amas de fitlioris dont i l a chargé fon poeme ; Ht
peut-on ne pas reconnoicre les rêves de la barbarie
dans la transformation de 1 Ange rebelle en
crapaud, dans ce vilain amas d’accouplements in-
ceftueux de Satan avec le Péché & du Pèche
avec la Mort , & dans l’atelier des Démons
fabricants du canon pour foudroyer les Anges, &
dans ces batailles- où les Démons font cuinulcs,
& où les Anges font pourfendus , 6 c , 6 c !
Cet exemple & mille autres prouvent que
l ’imagination eft la plus corruptible des facultés
■ I l ’âme. C ’ eft par elle que la barbarie fait produire
fes monftres ; la fuperftition , fes^ fantômes j
l’erreur, fes fyftêmes bizarres : & de la toutes les