
» occupe la meilleure partie du poème ; & de là
» naiflent les grandes & les fortes émotions ». Il
convient donc qu’un crime refolu , prêt à fe
commettre , & qui n’eft empêché que par un
changement de volonté, fait un dénoûment vicieux
; mais fi celui qui l’a entrepris fait ce
c^u’i l peut pour l ’achever , & fi l’obftacle qui
1 arrête vient d’une caufe étrangère ; » il eft hors
» de doute , pourfuit Corneille ,'que cela fait une
» Tragédie d’un genre peut-être plus fublime que
» les trois qu’Ariftote avoue ».
Ariftote & Corneille ont été conféquents. L ’ un
fe propofoit de laiffer la terreur & la pitié dans
l ’âme des fpeOrateurs après le dénoûment; i l de-
voit donc louhaiter que le crime fût confommé.
L ’autre fe propofoit d’exciter ces deux pallions durant
le cours au fpeéracle , peu en peine de tout
ce qui en réfuiteroit quand tout feroit fini, & que
l ’illufiori auroit celfé : or tant que l ’innocence &
la vertu font en péril & que l’on croit voir apro-
eher l’inftant o.ù elles vont fuccomber, on s’attendrit
, on frémit pour elles ; & plus le danger
eft prelfant , plus la crainte & la pitié redoublent :
de là les grands mouvements du cinquième a£te de
Rodogune, qu’i l s’agiftoit de juftifier.
A l ’égard du crime empêché par un changement
de rifolution dans celui qui alloit le commettre
avec çonnoiffance de caufe , il y en a des
exemples fur notre Théâtre , comme dans l ’Or-
phélin de la Chine; -& pourvu que Faction préméditée
ne foit pas atroce, ces dénoûments- ont
leur beauté. Il arrive même fouvent que l ’aftion
tragique, fans être un crime, ne laiffe pas d’être
funefte , comme feroit la vengeance d’Augufte dans
Cinna, & celle de Gufman dans A lfir e , dont'le
dénoûment n’ eft autre cfoofe qu’un changement de
volonté.
Ainfi, le fyftême des pallions admet toutes les
formes de fable , excepté celle dont l ’évènement
eft favorable au crime ; & encore l ’a-t-on foufferte
quand le dénoûment donné par l ’Hiftoire n’a pu
être changé, comme dans Britannicus 8c dans
Mahomet. Mais la grande difficulté eft dans la
difpofition intérieure de la fable ; & pour la rendre
féconde en incidents, en révolutions pathétiques ,
le vrai moyen eft d’y réunir l ’importance du fujet,
la force 8f le contrafte dès caractères , & la chaleur
des fentiments & des intérêts oppofés- Tout
le refte naît de foi-même : & dans une fable ainfi
conftituée , on verra les Situations, les fcènes vives
6c preflantes , fe fuccéder fans peine & fans relâche
6c fe pouffer comme les flots ; au lieu que , fi les
intérêts n’ont rien de pafiionné, comme dans Ser-
torius, fi les cara&eres oppofés au caractère principal
font négligés , comme dans Ariane, fi tout
.eft foible, & le fujet, & les caractères, & les fentiments
, comme dans Bérénice, le tiffu de l ’aétion
fé reffentïra de cette foibleffe , & toute l ’éloquence
du poète fera infuffifante pour en remplir les vides 8c
çn foutenir la langueur. '
L ’on fent bien quelle eft la foibleffe du fujet
de Sertorius , & qu’avec toute fon importance il
n a rien de pafiionné. Mais pourquoi le fujet de
Bérénice eft-il plus foible que celui A'Ariane , que
celui à*Inès , que celui de D i don ? n’eft - ce pas
le même problème , la même alternative ?Non:
la fimple maladie de l’amour n’eft point tragique
; il faut, fi je l’ôle dire , qu’elle foit compliquée.
Le malheur de Bérénice n’eft que la peine
légitime d’un amour imprudent ; or e’eft l ’indignité
du malheur qui le rend pathétique. Titus,
en renvoyant Bérénice, n’eft qu’un homme fage
qui cède à fa gloire • & à fon devoir ; Théfée eft
un perfide, Énée eft un ingrat, Pèdre feroit un
monftre. Qu’une femme fe plaigne , comme Bérénice
, qu’on ne la préfère pas à l’empire du
monde ; fa douleur touche foiblement : mais qu’une
femme fe plaigne d’être-trahie, déshonorée, abandonnée
par un amant, à qui elle a tout facrifié ,
pour qui elle a tout fait, comme Ariane ou
Didonj il n’eft perfonne qui ne refiente les déchirements
de fon coeur : ils font encore plus douloureux
, fi elle eft époufe & mère, comme Inès,
Ce n’eft plus l ’amour fe u l, c’eft tout, ce qu’il y a
de plus cher- & de plus faint dans la nature, qui
eft compromis dans ces fujets, l ’honneur , la bonne
fo i, la reçonnoiffancé , Sc dans Inès, les noeuds
de l’hymen .& du fang.' Ainfi , tous les poifons de
la perfidie , de l’ingratitude , 8c de la honte , verfés
dans les plaies de l ’amour, les enveniment ; <5c c’eft
là ce qui les rend tragiques.
On verra mieux, dans Y article A c t i o n , ce
que j’entends par la force du fujet. Quant à celle
des çaraftères, elle eonfifte d^ns l ’énergie 8c la
chaleur des fentiments . fi le perfonnage eft en
action-, 8c dans la fermeté de l’âme lorfqu’il ne
fait que réfiftance. Dans un roi , dans un père,
une froide, rigueur, une autorité inflexible , unç
vertu inexorable fuffit pour rendre malheureux deux
jeunes coeurs paffionnés. Mais foit du côté de l ’aétion,
foit du côté de l ’obftacle, foit dans le choc de deux mouvements
oppofés, chacun des caractères, dans fafîtua-
tion, doit être ce qu’il eft: , le plus qu’il eft pofîible,
fans paffer les bornes de la vrâifemblance & les
forces de la nature. Si Burrhus pouyoit être plus
vertueux , Narciffe plus fcëlérat, Cléopâtre, dans
Rodogune , plus .ambitieufe , Ariane plus tendre,
Orofmane plus amoureux , ils ne le feroient pas
affez. De la force des caractères naît la chaleur des
fentiments , & de là celle de l ’aétion.
L ’action 8c fes qualités, comme la vraïfem-
blanc e , le$.unités , Y intérêt, le pathétique, la
moralité; fes parties effencielles, Yexpojition ,
Y intrigue , le dénoûment ; fes divifions & fes repos,
les actes & les entr’aéles ; fes moyens, les
moeurs , ' les fituations, les révolutions, les re-
çonnoijfances, ont leurs articles féparés : on peut J es voir à leur place.
Il ne me refte plus qu’à tirer, de l ’effence de lai
Tragédie fie de 1$ différence de fes deux fyftêmes,
.quelques induétions relatives au langage & à la re-
préfentation.
J’en ai" affez dit fur le ftyle dans les articles
relatifs à cette partie eflencielle de l’art; je me
bornerai ici à deux queftions intérefiantes. L’une ,
pourquoi la Tragédie ancienne eft plus en aCtion
qu’e n ‘paroles ,* & la moderne , au contraire,.plus
en paroles qu’en adtion, Obferyons d’abord qu’on
entend ici par A c t i o n la pantomime théâtrale , les
incidents, & les tableaux , en un mot le fpedtacle des
jeux ; & dans ce fens-là ., il eft vrai que la Tragédie moderne eft bien fouvent inférieure à l’ancienne.
Segniàs irtitant animes demijfa per aures ,
Quant quee funt oculis fubjecta fidelibus.
Mais il y a des fituations tranquiles pour les
, îeux , & très-pathétiques pour l’âme ; c’eft de Tac- '
tion fans mouvement : & au contraire , il arrive
fouvent, dans les pièces à incidents, que fur la
Scèue tout paroît agité, 8c que, dans les efprits&
dans les coeurs, tout eft tranquile ; c’eft du mouvement
fans adion (T7". A c t i o n , S i t u a t i o n ) . Quart
à la profufîon des paroles qu’on nous reproche ,
il eft encore vrai que nous donnons quelquefois
trop à l’Éloquence poétique, en fefant parler nos
perfonnages lorfqu’ils ne aevroient que fentir. Mais
auffi ne faut-il pas croire que le langage des parlions
fe réduife à des fens fufpendus, a des mots
•entrecoupés , à d’éternelles réticences. Dans le
trouble & l’égarement, dans les accès d’une paf-
fion , ou dans le choc rapide 8c violent de deux
partions oppofées, ces mouvements interrompus
font naturels & à leur place ; mais tant que l’âme
fe pofsède & peut fe rendre compte â elle - même
■ des fentiments dont elle eft remplie , non feulement
la partion permet des dèvelopemeuts , mais
elle en exige pour être vivement & fidèlement
peinte. Lorfqu Orofmane attend Zaïre pour la
poignarder , il ne doit dire que quelques mots terribles
: lorfque Phèdre aprend. que Théfée eft vivant
& qu’il arrive , un filence morne feroit l’ex-
preffion la plus vraie de l’horreur dont elle eft
faifie; c’eft dans fes ieux qu’on devroit voir la réfo-
lution de mourir. Mais lorfqu’Orofmane, fe pofi-
iedant encore, croit venir accabler Zaïre de fes
reproches & de fon froid mépris ; lorfque Phèdre
annonce à CEnone qu’elle a une rivale ; ce feroit
mécotmoître la nature, que de trouver qu’ils parient
trop : â plus forte raifon dans des fituations
moins violentes, de longs difeours font - ils placés.
Le Théâtre ancien n a rien de pareil à la foène
d’Augufte avec Cinna ; & tant pis pour le Théâtre
ancien. C’eft par ces dèvelopements du fentiment
& de la penfée, lorfqu’ils font a leur place, que
nos belles Tragédies ont tant d’avantages à la
ledture fur toutes celles qui ne font qu’en mouvements
& en tableaux. La Tragédie eft fa ite
pour être repréfentée, nous difent ceux qui ne
favent |>as écrire ou qui ne favent pas lire. On
peut leur répondre que fi, les efprits font éclairés
C r am m . e t L i t t Yk a t ^ Tome I I I .
en même temps qu’ils font émus, fi, apres que
l ’illufion & l ’émotion théâtrale ont celle , le fpec-
tateur s’en va la tête pleine de grandes chofes grandement
exprimées , la Tragédie n’en vaut pas
moins.. On peut leur répondre que Cinna, les
Ho race s , P hèdre, Britannicus , Zaïre , & Mahomet
ne perdent rien à être repréfentés , quoiqu’ils
foient. faits auffi pour être lus ; & que le
Cid n’en eut que plus de g lo ire, lorfqu’après lui
avoir donné tant de larmes à la repréfenlation, tout
le monde le fut par coeur.
L ’ autre queftion eft de favoir pourquoi, des foa
origine & chez tous les peuples du monde, la Tragédie
a parlé en vers.
I l eft bien sûr que , de tous les genres de Poéfie,
le dramatique eft celui qui paroît le mieux pouvoir
fe pafier de cet ornement acceffoire , par la
raifon que, dans la chaleur du dialogue & de l ’action
, lame eftaffez émue , ou par la vivacité du
Comique, ou par la véhémence du Tragique, pour
ne rien défirer de plus ; & pourvu que l’oreille ne
foit point offenfée , c’en eft affez : un fentiment
plus cher que celui de la mélodie nous occupe
dans ce moment. Auffi voit - on que la Comédie
réuffit en profe comme en vers ; 8c dans les fcenes
comiques de Y Avare ou du Bourgeois gentilhomme,
on ne penfe pas même que ce dialogue,
fi naturellement écrit, ait jamais pu l’être autrement.
On voit de même que, dans les Tragédies
vraiment pathétiques & mal verfifiées, comme Inè s,
ce défaut n’eft pas aperçu ; & je ne doute pas quTnes,
écrite en excellente profe, n’eût réuffi de même.
Les Anciens avoient reconnu que la Poéfie dramatique
exigeoit un langage plus naturel que le
Poème lyrique & l ’Épopée, 8c ils avoient pris
pour la Scène celui de leurs vers dont le rythme
aprochoit le plus de la profe. Ceux q u i, comme
m o i, ont le rrïalheur de ne lire Euripide & So-.
pho’cle que dans de foibles traduétions, fentent
très-bien que le charme 8c l’ effet des fcènes touchantes
ou terribles ne tenoit point à l’harmonie du
vers; & une profe comme étoitcelle de Platon ou
d’Ifocrate, de Thucydide ou de Démofthène , eût
très-bien pu y fuppléer.
Pourquoi donc tous les poètes grecs s’étoient-
ils accordés â écrire en vers la Tragédie ? L’ufage
reçu , l’ habitude , un goût de prédilection pour
cette cadence régulière , la facilité de la langue à
s’y prêter, l ’analogie à conferver entre la foène
récitée & le choeur qui étoit chanté , la mélopée
ou la déclamation théâtrale, qui étoit elle-même
une efpèce de chant , feroient des raifons fuffi-
fantes de cette préférence que la Tragédie avoit
donnée aux vers fur la profe : mais la Comédie-,
le plus libre de tous les Poèmes, le plus apro>*
chant de la nature , h’auroit-elle pas dû s’en tenir
au langage le plus naturel? dans les bouffonneries
d’Ariftophane , dans fes farces groffières, il feroit
bien étrange qu’on eût cherché le plaifir délicat de fol
cadence 8c de la me fore. D d d d