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moderne , un Poème divifé en fiances, 8c d’un
ftyle plus élevé , plus véhément, plus figuré que
les autres Poèmes, mais nullement propre à être
chanté. Voye\ L y r i q u e .
Cependant, comme,de leur naturel, les éléments
des langues ont • une Profodie indiquée par les
Ions plus lents ou plus rapides, & par les articulations
plus faciles & plus pénibles quelles
préfentent, la Profodie de la langue françoife fe
lit fentir d’elle-même à l’oreille délicate des bons
poètes. Malherbe y fut trouver du nombre, & le
fit fentir dans fes vers , comme Balzac dans fa
profe. Il donna, aux vers de huit fyllabes & aux
vers héroïques , une cadence majeftueufe , que nos
plus grands poètes n’ont pas dédaigné de prendre
pour modèle , heureux d’avoir pu l ’égaler.
Plus le vers françois étoit libre & affranchi de
toutes les règles de la Profodie ancienne , plus
i l étoit difficile à bien faire; & depuis Malherbe
jufqu’à Corneille , rien de plus déplorable que
ce déluge de vers lâches , traînants , ou durs, fans
mélodie & fans couleur, dont la France fut inondée :
le malheureux Hardi en fefoit mille en vingt
quatre-heures. -
Si la Poéfie françoife a eu tant de peine , du
côté du ftyle & des vers , à vaincre les difficultés
que lui oppofoit une langue inculte & barbare ;
elle n’a pas eu moins de peine â vaincre les obftacles
que lui oppofoit la nature du c§té des moeurs & du
climat, dans un pays qui fembloit devoir être à jamais
étranger pour elle.
Ce que nous avons dit de l ’Italie moderne, au
fujet de l ’Hiftoire , peut s’appliquer à tout le refte
de PEurope, & particulièrement à la France. Si
l a Poéfie héroïque ne dèmandoit que des faits
atroces , des complots , des affaffinats , des-brigandages
, des maffacres ; notre hiftoire lui en offri-
roit abondamment, & des plus terribles. Qu’on
fe rappelle, par exemple, les premiers temps de
notre monarchie, le règne de Clovis , le maf-
fàcre de fa famille , le règne des fils de Clotaire,
leurs guerres fanglantes , les crimes^ de Frédégonde
& de Landri ;' raft le comble de l ’atrocité : mais
ce n’eft là ni le Poème épique nilaTragédie.
I l faut à l ’Épopée , „comme fe l’ai dit , des
cafadères & des moeurs fufceptibles d’élévation,
des évènements importants & dignes de nous
étonner, foit par leur grandeur naturelle, foit par
le mélange du merveilleux ; & rien de plus rare dans
notre hiftoire.
Lorfqu’on ne favoit pas faire encore une églogue,
une élégie, un madrigal ; lorfqu’on n’avoit pas même
l ’idée de la l?e£uté dé l ’imitation dans la Poéfie
.defcriptive, dans la Poéfie dramatique ; on eut
en France la fureur de faire des Poèmes épiqués.
L e Clovis , le S. Louis , le Moïfe , Y Atari ç ,
la P ocelle, parurent prefque en même temps ;
«3c qu’on juge dè la célébrité qu’ils eurent, par la
vénération avec laquelle Chapelain parle de fes
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rivaux. « Qu*eft-ce~, d it- il, que la P ocelle peut
» oppofer, dans la peinture parlante, au Nidifie
» de M. de Saint - Amand ? dans la hardiilc ^ 8e
» dans la vivacité, au S. Louis du révérend Père
» le Moine ? dans la pureté, dans la facilite , &
» dans la majefté, au. é . P a u l de M. léveque
» de Vence ? dans l ’abondance & la pompe, a
» l ’Alaric de M. Scudéry ? enfin dans la diverfité
» & dans le s agréments, au Clovis de M. Defma-
» rets » \, Préface de la Pucelle.
L a vérité eft que tous ces poèmes font la honte
du fiècle qui les a produits. Le ridicule juftement
répandu depuis fur le Clovis, le Nioije , 1 A la r ic ,
la Pucelle , eft la feule trace qu’ils ont laifTée.
Le S. Louis eft moins méprifàble , mais de foibles
imitations de la Poéfie ancienne & des fixions
extravagantes n’ont pu le fauver de 1 oubli. Le
S . P aul n’eft pas même connu de nom.
Les caufes générales de ces chutes rapides ,
après un fuccès éphémère , furent d’abord fans
doute le manque de génie & la fauffe idee qu on
avoit de l ’art, mais auffi le malheureux choix des
fujets , foit du côté des caractères & des moeurs ,
foit du côté des peintures phyfiques & des accidents
naturels , foit du côté du merveilleux. Quand
i l faut tout créer , les hommes & les cliofes-,
tout ennoblir , tout embellir ; quand la vérité
vient fans ceffe flétrir l ’imagination , la démentir,
la rebuter ; le génie fe laffe bientôt de lutter
contre la nature. Or que l ’on fe rappelle ce que
nous avons dit des circonftances phyfiques & morales
qui, dans la Grèce, favorifoient la Poéfie
épique, & qu’on jette les ieux fur ces po.emes
modernes; le contraire:,. dans prefque tous les
points , fera le tableau de la ftérilité du champ
couvert d’épines & de ronces o'u. elle fe vit tranf-
plantée. -
Ne parlons point du S. Louis , fujet dont toutes
les beautés , enlevées, par le génie du TafFe , ne
laiffoient plus aux poètes françois que le foible
& dangereux honneur d’imiter l ’Homere italien ; ne
parlons point du Nidifie , fujet qui dèmandoit peut-
être l ’auteur NEfier, dA th a lie , & qui d’ailleurs
n’a rien que de très - éloigné de nous : quelles
moeurs à peindre en Poéfie dans le Clovis 8c
Y Alaric , que celles dés romains dégénérés, tdes
gaulois affervis, des goths & des francs belliqueux
mais barbares , & dont tout le code fe reduifoit
à la l o i , Malheur aux vaincus | Que pouvoit
être ; dans ces poèmes , la partie morale de la
Poéfie y celle qui lui donne de la noblefle , de
l ’élévation , du pathétique , celle quif en fait l ’intérêt
& l e charme? Voyez , dans les Poéfies qu’on
attribue aux iflandois , aux fcandinaves , & aux
anciens écoffois, combien ce naturel fauvage , qui
d’abord jntérefle par fa franchife & fa candeur,
eft peu varié dans fes formes ; combien cet hé-
roïfmè naturel & cette vigueur d’âme, de courage
, & de moeurs, a peu de nuances diftlnétes ;
combien ces defcripiions, ces images, hardies fe
rcflemblenf
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reffemblent & fe répètent : à plus forte raifon
dans un climat plus tempère , ou les fîtes , les
accidents, les phénomènes de la nature font moins
bifarrement divers, les tableaux poétiques doivent-
ils être plus monotones. On a bientôt décrit des
forêts Vaftes & profondes, des précipices & des torrents.
Si la Gaule eft devenue plus poétique, c’eft
par les arts, & par les accidents moraux qui en
ontvarié la furface; encore n'a-t-elle jamais eu , foit
au phyfique, foit au moral , de ces afpeéts dont la
grandeur étonne & tient du merveilleux.
Qu’ont fait les hommes de génie , q u id a n s
l’Épopée , ont .voulu donner a la Poefie françoife
un plus heureux effor ? L ’un a faifi, dans notre
hiftoire ; le moment ou les moeurs françoifes ,
animées par le fanatifme & par l’enthoufiafme des
partis, donnoient aux vices & aux vertus le plus
de force & d’énergie. I l a.choifi pour fon héros
un roi brillant par fon courage , intéreffant par
fes malheurs, adorable par fa bonté ; & à l ’aétio'n de
ce héros-,
Qui fut de fes fujets le vainqueur & le père,
i l a entremêlé avec ménagement des fictions épi—
fodiques , les unes pri fes dans la croyance, & les
autres dans le fyftême univerfel de l ’Allégorie;,
mais toutes élevées par fon génie à la hauteur de
l ’Épopée, & décorées par l ’harmonie & le coloris
des beaux vers.
L ’autre a ramené la Poéfie dans fon berceau &
aux pieds du tombeau d’Homère. -Il a pris fon
fujet dans Homère lui-même ; a fait d’un épifode
de YOdyjfée l ’aétion générale de fon poème ;’ &
au milieu de" tous les tréfors qne nous avons vus
étalés dans la Grèce fous les mains de la P o é fie ,
i l en a pris en liberté, mais avec le difcernement
du goût le plus exquis, tout c.e qui pouvoit rendre
aimable , intéreffante , & perfuafive , la plus cou-
rageufe leçon qu’on ait jamais donnée aux enfants
de nos ro^s.
S i l ’aventure de la Pucelle avoit été . célébrée
férieufement par un homme de génie , perfonne,
après lu i , n’auroit ôfé en faire un poème comique.
Peut-être auffi y auroit-il eu quelque avantage
, du côté des moeurs , à chanter J’incurfion
des farrafins en deçà des Pyrrénées ; & Martel ,
vainqueur d’Abdérame , eft un héros digne de
l ’Épopée. A cela près , on ne voit guère , dans
notre hiftoire , de fujets vraiment héroïques; &
l’ on peut dire que le génie y fera toujours â
l ’étroit.
I l n’y avoit guère plus d’apparence que la Tragédie
pût réuffir fur nos théâtres ; cependant elle
s’y eft . élevée â un degré de gloire dont le théâtre
d’Athènes auroit été jaloux; i° . parce qu’elle y
obtint , dès fâ naiffance, beaucoup d’encouragement
, de faveur , & d’émulation ; z°. parce qu’elle
G r a m m . e t L i t t é r a t . Tome I I I .
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ne s'astreignit point à être françoife, & qu’elle
tira fes fujets de l ’hiftoire de tous les fiècles 8c
des moeurs de tous les pays ; $°. parce qu’elle fe
fit un nouveau fyftême , 8c qu’elle fut prendre fes
avantages fur le nouveau théâtre qu’on lui avoit
élevé.
Ce fut fous le règne de Henri II qu’elle fit
fes premiers effais. Rien de plus pitoyable à nos
ieux que cette Cléopdtre & cette D i don, qui firent
la gloire de Jodelle ; mais Jodelle étoit un genie,
en comparaifon de tout ce qui l ’avoit précédé.
« Le roi lui donna, dit Pafquier, cinq-cents ecus
» de fon épargne , & lui fit tout plein d’autres gra-.
» ces , d’autant plus que c’étoit chofe nouvelle, &
» très-belle, & très-rare ».
Il n’en fallut pas davantage pour exciter cette
émulation dont les efforts, malheureux à la vérité
durant l ’efpàce de près d’un fiècle, furent à la fin couronnés.
L a première caufe de la faveur & des fuccès
qu’eut la Poéfie dans un climat qui n’étoit pas
le fien , fut le caractère d’un peuple curieux ,
lé g e r , & fenfible , paflionné pour l ’amufement ,
& , après les grecs , le plus fufceptible qui fut
jamais d’agréables i 11 ufions. Mais ce n’eût été
rien, fans 1 avantage prodigieux pour les mufes de
-trouver une ville opulente 8c peuplée , qui fût
le centre des richeffes, du luxe, & de l ’oifiveté ,
le rendez-vous de la partie la plus brillante de
la nation, attirée par l ’efpérance de la faveur 8c
de la fortune & par l ’attrait des jouïffances. Il
eft plus que vraifembiable que s’il n’y eût pas eu
un Paris, la nature auroit inutilement produit un
Corneille , un Racine , un Voltaire.
Parmi les caufes des fuccès de la Poéfie dramatique
, fe préfente naturellement la protection
éclatante dont l’honora le cardinal de Richelieu,
& après lui Louis X IV : mais celle de Louis X IV
fut éclairée , celle du cardinal ne le fut pas
aflez ; auffi vit-on fous fon miniftère le triomphe
du mauvais g o û t, fur lequel enfin prévalut le
génie.
Les poètes françois avoient fenti, comme par
inftinét , que l ’hiitoire de leur, pays feroit un
champ ftérilé pour la Tragédie. Ils avoient commencé,
comme les romainspar copier les grecs.
Ils coüroient comme des aveugles ,- tantôt dans
les routes anciennes , tantôt dans des fentiers nouveaux
qu’ils vouloient fe frayer eux-mêmes. De
l ’hiftoire fabuleufe des grecs, ils fe jetoient dans
l ’hiftoire romaine , quelquefois dans l ’hiftdire
fainte ; ils co.ptoient fervilément & froidement les
poètes italiens ; ils entaffoient fur leur théâtre
les aventures des romans ; ils empruntoient des
poètes elpagnols leurs rodomontades & leurs extravagances;
& ce qu’il y a d’étonnant,, c’eft que
de toutes ,ces tentatives,malheureufes devoit réfulter
le triomphe de la Tragédie, par la liberté fans
bornes qu’elle fe donnoit de puifer dans toutes