
poète n’a ôfé tirer des ténèbres dont il s’eft en-
velopé , n’eft-il pas bien autrement effrayant &
terrible, que ce Deftin à barbe blanche que le
poète de l'Opéra françois nous montre fi indifcrè-
tement, & qui nous avertit en plain - chant que
toutes les puiffances du ciel & de la terre lui
font foumifes ?
L e merveilleux vifible ainfî repréfenté n’auroit-
î l pas banni tout l’intérêt de la fcène lyrique 1
Un dieu peut étonner ; peut - i l intérefler ? Comment
s’y prendra - 1 - i l pour me toucher ? Son
caractère de divinité ne rom p t- il pas toute ef-
pèce de liaifon & de raport entre lui & moi ?
Que me font fies pallions , fes plaiptes , fa jo ie ,
Ion bonheur.fes malheurs ? Suppofé que fa colère
ou fa bienveillance influe fur le fort d’un
héros , d’une illuftre héroïne du drame , lefquels,
ayant les mêmes affrétions, les mêmes foibleffes,
la même nature que moi , ont droit de m’inté-
reffer ùr leur fort quelle part pourrois-je prendre
a une aétion pu rien ne fe paffe en confequence
dex la nature & de la néceflité des chofes, où la-
fîtuation la plus déplorable peut devenir en un
clin d’ceil ., par un coup de baguette , par un
changement de volonté foudain & imprévu , la
fituation la plus heureufe, & par un autre caprice
redevenir funefte ? Ne feroit-ce pas là des jeux
propres, tout au plus, à émouvoir des enfants ?
L ’unité d’aôion, effencielle à tout drame & fans
laquelle aucun ouvrage de l ’art ne fàuroit plaire ,
ne ferait^ elle pas continuellement bleffée dans.
l ’Opéra merveilleux ? Des êtres qui font au deffus
des lois de notre nature, qui peuvent changer à
leur gré le cours des évènements , ne diffoudroient-
51s pas tout le noeud dans les pièces de ce genre ?
Un Opéra ne feroit donc qu’une fuite d’incidents
qui fe fuccèdent les uns aux autres fans néceflité,
& par conféquent fans liaifon véritable. L e poète
poùrroitles alonger, les abréger, les fupprimer à fa
fantaifie , fans que fon fujet en fouffrît : il pour-
roit changer fes aâres de place, faire du premier
le troifième , du quatrième le fécond , fans aucun
bouleverfêment confidérable de fon plan : il pourrait
dénouer fa pièce au premier aâ e , fans que
cela l ’empêchât de faire fuivre cet aéte de quatre
autres, où il dénoueroit & renoueroit autant de
fois qu’ il lui plairait j ou, pour parler plus exactement
, i l n’y auroit, dans le fait, ni noeud ni
dénouement» Tout fujet de cette efpèce ne peut-il
pas être traité en un aéte, en trois , en cinq, en
dix , en v in gt, félon le capriee Sç l ’extravagance
du poète lyrique• ?
^ Si ce genre n?a pu enfanter que des drames
dénués. .dé tout îâtérêt & de toute vérité, n’auroit-il
pas ainfî empêché' les progrès de la Mufîque en
France, tandis que êet art a été porté au plus
haut degré 3é pèrfeftion dans lés autres, parties, de
l ’Europe ? Comment le ftyïe mufiçàl- fe feroit-il
form é dans un' pays où l ’on ut £bit chanter que
des êtres de fantaifie , dont les accents n’ont nul
modèle dans la nature ? Leur déclamation, étant
arbitraire & indéterminée , n’auroit-elle pas produit
un chant froid & foporifique , une monotonie in-
fuportable, auxquels perlonne ffauroit réfiffé fans
le fecours des ballets? Toute l ’expreifion muficalc
ne feroit-elle pas ainfî réduite à jouer fur le mot ,
en forte qu’un aéteur ne pourroit prononcer le
mot larmes, fans que le muncien ne le fît pleurer
quoiqu’il n’eût aucun fujet d?affliétion , & que dans,
la fituation la plus trifte il ne pourroit parler
d’nn état brillant, fans- que le mufîcien ne fc crût
en droit de faire briller fa voix aux dépens de la
difpofition de fon âme? Ne feroit-il pas réfulté
de cette méthode un dictionnaire des mots réputés
lyriques ; dictionnaire dont un compofîteur habile
ne manqueroit pas de faire préfent à fon poète >2
afin qu’il eût en un feul recueil tous les mots dont
la Mufîquè ne fauroit rien faire., & qu’il ne faut
jamais employer dans le Poème lyrique ?
Si vous choififfez deux çompofîteurs j que vous
donniez à l ’un à exprimer le défefpoir d’Andro-
maque lorfqu’on arrache Aftyanax du tombeau où
fa piété l’avoit caché, ou les adieux d’Iphigénie
qui va fe foumettre au couteau de Calchas , ou
bien les fureurs de fa mère éperdue au moment
de cet affreux facrifice 5 & que vous difiez à l ’autre,
Faites-moi une tempête, un tremblement de terre,
un choeur d’Aquilôns , un débordement de N i l ,
une defcente de Mars , une conjuration magique,
un fabbat infernal : n’eft-ce pas dire à celui-ci ,
Je vous ehoifîs pour faire peur ou plaifîr aux
enfants ; & à l ’autre , Je vous ehoifîs pour être
l ’admiration des fiècles ? n’eft-il pas évident que
l ’un a dû refter. barbare, & fa mufîque fans ftyle ,
fans expreffion, fans caractère ; & que l’autre a
dû , ou renoncer à fon projet, ou, s’i l y a réulïï ,
devenir fubîime ?
Deux poètes qu’on auroit ainfî employés ne
, feraient-ils pas dans le même cas ? L ’uiv n’aurait-il
pas apris à parler le langage du fentiment , des
partions, de la nature? l ’autre ne feroit-il pas
refté foible , froid , & maniéré ? Quand il auroit
eu le talent de la Poéfie , fon faux genre l ’auroic
trompé fur l’emploi qu’il en faut faire : la pompe
épique auroit pris dans fon ftyle la place du na*
turel de la Poéfie dramatique j au lieu 3 e fcènes'
naturellement dialoguées , nous n’auriôns eu que
des recueils de maximes j de madrigaux , d’épi-
grammes , de tournures & de cliquetis de mots
pour lefquels la Mufîque n’a jamais connu d’ex-
preffion ; le goût fe feroit fi peu formé , qu’on
n’auroit point fenti la différence de l ’harmonie
poétique & de l ’harmonie muficale , ni cbmpris
que le plus beau morceau de Tibulle ferait dé-r
placé dans le Poème lyrique , précifément par ce
qui le rend fi beau & fi précieux j on auroit va
dnfin l ’étrange phénomène d’un poète lyrique ,
plein de doijceui & de norilbre, plein dç chàrmq
à la lèétùre , & dont il ferait cependant impof-
fible de mettre les pièces en mufîque^
Ce faux genre , où rien ne rappelle à la nature,
n’auroit - il pas -empéché le mufîcien françois de
eonnoître & de fentir cette diftin&ion fondamentale
de l ’àir & du récitatif? Un chant lourd &
traînant , femblable au chant ' gothique de nos
éo\Lifes.Kferoit devenu le récitatif de 1 Opéra. Pour
lui donner de l ’expreffion, \on l’auroit furcharge
de ports de voix , de trilles , de chevrottements;
& malgré ces laborieux efforts , on ne fe feroit
pas feulement douté de l’art de pondtuer le chant,
de faire une interrogation , une exclamation en
chantant. La lenteur infoutenable de ce récitatif,
fon caractère contraire à toute efpèce de déclamation
, auraient d’ailleurs rendu l ’exécution d’une
véritable fcène impoffible fur ce théâtre. L ’air,
cette autre partie principale du drame en mufîque,
feroit encore fi peu trouvé, que le mot même ne
s’entendrait que des "pièces que le mufîcien fait
pour la danfe , où des couplets dans lefquels le
poète renferme des maximes qu’il fait fervir au
dialogue de la fcène , & dont le compofîteur fait
des chanfons que l ’a&eur chante avec une forte
de mouvement. On auroit- pu. ajouter aux diver-
tiffements de ce fpe&acle dés ariettes , mais qui
ne font jamais en fituation, qui ne tiennent.point
aq fujet., & dont la dénomination même indique
la pauvreté & la puérilité. Ces ariettes auroient
ençore merveilleufement contribué à retarder les
Progrès de la Mufîque ; car il vaut fans doute mieux
que la Mufîque n’exprime rien, que de la voir fe
tourmenter autour d’une lance,. d’un murmure, d’un
voltige , d’un enchaîne , d’un triomphe , &c.
Par l ’idée d’expofer aux ieux ce qui ne peut
agir que fur l ’imagination & ne faire de l ’effet
qu’en reftant iiivifîble , le poète n’auroit - il pas
•entraîné le décorateur dans des écarts & dans des
bifarreries qui lui auroient fait méconnpître le véritable
emploi d’un art fi précieux à.la répréfenr
t'ation théâtrale ? Quel modèle un jardin enchanté,
tan palais de fée, un temple aérien , &c , a-t-il
dans la nature.?- Que peut - on blâmer ou louer
dans le projet & l ’exécution d’une telle décoration,
à moins que le décorateur ne paroiffe fublime à
proportion qu’il eft extravagant ? Ne lui faut-il
pas cent fois plus de goût & de génie pour nous
montrer un grand & bel édifice , un beau payfage,
une belle ruine, un beau morceau d’architeéture ?
Serait-ce une entreprife bien fenfée , de vouloir
imiter dans les décorations les phénomènes phy-
fiques & la nature en mouvement ? Les agitations,
les révolutions, celles qui attachent & qui effrayent,
ne • doivent - elles pas plus tôt être dans le fujet
de Taétion & dans le coeur des aéleurs , que dans
le lieu qu*ils occupent ?
Quand il feroit - poflîble de repréfenter avec
fuccès les phénomènes de la nature & tout ce
qui accompagnerait l ’apparition d’un dieu fur un
théâtre de grandeur convenable 5. l ’hypothèje d-’un
fpeétacle où les perfonnages parlent , quoiqu’en
chantant , n’e.ft - elle pas beaucoup trop voifine
de notre nature pour être employée- dans un drame
dont les atfceurs font des dieux ? Le bon goût
n’ordônneroit - il pas de réferver de tels fujets air
fpeélacle 'de J a danfe & de la pantomime , afin
de rompre entre les aéceurs & le fpeftateur le
lien de la parole qui les raprocheroit trop , &
qui empêcherait celui - ci de croire les- "autres
d’une nature fupérieure- à la fienne ? Si cette ob-
fervation étoit jufte , il faudrait confier le genre
merveilleux à l’Éloquence muette & terrible du
gefte , & faire fervir la Mufîque -, dans ces occa-
fians, à la traduction, non des. difoours, mais des
mouvements.
Voilà quelques-unes des queftions qu’il faudrait
éclaircir fans prévention, avant de prononcer fur le
mérite du genre appelé merveilleux, & avant d’entreprendre
la poétique de l ’Opcra françois. Les arts
& le goût public ne pourraient que gagner infiniment
à une difcuflîon impartiale.
De l’,Opéra italien. Après la renaiffance des
Lettres, l ’art dramatique s’ell rapidement perfectionné
dans les différentes contrées de l ’Europe.
L ’Angleterre a eu fon Shakelpeare : la France a
eu,. d’un côté, fon immortel Molière ; & de l ’autre
fon Corneille , fon Racine , & fon Voltaire.
En Italie , on s’efl: auffi bientôt débarraffé de ce
faux genre appelé merveilleux , que la barbarie
du goût avoit introduit dans le fiècle dernier fur
tous les. théâtres de l ’Europe & dès qu’on a
voulu chanter fur la fcène T on a fenti qu’il n’y
avoit que la Tragédie & la Comédie qui puffent
être miles en mufîque. Un heureux- hafard ayant
fait naître au même inftant le poèté lyrique le
plus touchant, le plus énergique , l ’illuffre Mé-
taftafio , & ce. grand nombre de muficiens de
génie que l ’Italie & L’Allemagne ont produits Ÿ
& à la tête defquels- la poftérité lira-- en caractères
ineffaçables les noms de Vinci ,, de Haffe, &
de Pergolefîj' le drame en mufîque a été porté
en ce fîèclè au plus haut degré, de perfè&iom
Tous les grands tableaux , les fîtuations l’es plus-
intéreflantes , les plus pathétiques-, les- plus terribles
; tous les refforts de la Tragédie , tous ceux
de la véritable Comédie'ont été fournis à l ’art de
la Mufîque, & en ont reç,u un degré d’éxpreffîon
. & d’enthoufiafme qui a partout entraîné &• le s ;
gens d’efprit & de go Et , & le peuple.- La Mu-
• fique ayant été confacrée en Italie , dès fa naif-
• fance ,.à fa-véritable deftination',- à- l’expreffion du-
^ fentiment & des partions , le poète lyrique n’a
pu fe tromper fur ce que le compofîteur atten-
doit de lui ; il n’a pu égarer celui-ci à fon tour-^
; & lui faire quitter, la route- de la nature. de
: la vérité-
.. En-revanche, i l ne faut pas s’étonner que, dansla!
t patrie du goût & des arts, la Tragédie fans Mu-v
| fique ait été entièrement négligée. Quelque tau^