
On peut raporter toutes les PaJJtons à ces deux
fôurces principales, la douleur & le plaifir, c eft
à dire 1 à tout ce qui produit une impreflion
agréable ou défagréable. D ’autres les réduifent à
cette divifion de Boèce ( lib, X , de ConfoL phi-
lofoph. )
G audia pelle ,
P e lle thnorem t
Spemque fugato ,
Rec dolor adjit.
Les philofophes & les rhéteurs font-également
partagés fur le nombre des Payions. Arîftote (au
liv r e3i l de fa Rhétorique ) n’en compte que
treize : faroir, la colère & la douceur d’efprit,
l ’amour & la haine, la crainte & l ’aflurance , la
honte & l ’impudence , le bienfait, la compaffion ,
l ’indignation , l’envie , & l’émulation ; auxquelles
quelques-uns ajoutent le défir , 1 etperance, & le dé-
lefpoir.
D ’autres n’en admettent qu’une v qui eft l ’amour,
à laquelle ils raportent toutes les autres. Ils difent
que l’ambition n’eft qu’un amour de l ’honneur,
que la volupté n’eft qu’un amour du plaifir ; mais
i l paroît difficile de raporter à l’amour les PaJJtons
qui lui paroiffent direftement oppoféei, telles que
la haine , la colère, &c.
Enfin , les autres foutiennent qu’i l n’y en -a
qu’onze ; favoir , l ’amour & la haine , le défir &
la fuite, l’efpérance & le défefpoir , le plaifir &
la douleur , la peur, la hardieffe , & la colère :
& yoici comment ils trouvent ce nombre. Des
PaJJtons, difent-ils, les unes regardent le bien ,
& les autres le mal. Celles qui regardent le bien
font, l ’amour , le plaifir, le défir , l ’efpérance , Sc
le défefpoir : car auffi tôt qu’un objet fe préfente
à'nous fous l ’image du bien, nous l ’aimons ; fi ce
bien eft préfent, nous en recevons du plaifir ; s’il
eft abfent , nous fournies touchés du défir de le
pofféder : fi le bien qui fe préfente à nous eft accompagné
de difficultés & que nous nous figurions
, malgré ces obftacles , pouvoir l ’obtenir ,
alors nous avons de l ’efpérance ; mais fi les obftacles
font on nous paroiffent infurmontables, &
l ’aquifition de ce bien impoffible, alors nous tombons
dans le défefpoir. Les autres PaJJtons qui
regardent le m a l, font la haine, la fuite , la
douleur , la crainte, la hardieffe , & la colère :
car fi un objet fe préfente'à nous fous l ’imagé
du m a l, auffi tôt nous le haïffons ; s'il eft abfent,
nous le fuyons; s’il.eft préfent, il nous caufe de
la douleur;'s’il eft abfent & que nous voulions
le furmonter , il excite la hardieffe ; fi nous le
redoutons comme trop formidable , alors nous le
çraio-nons ; mais s’il eft préfent & que nous voulions
le combattre, il enflamme la colère. C ’eft
ainfi qu’on trouve onze" PaJJtons , dont cinq regardent
le bien, .& fix le mal. I l faut.pourtant fup-
pofer que , nonobftant çe nombre, il s’en trouve
encore comme un effaim d’autres, quî prennent leui
origine de celles-là , comme l ’envie , 1 émulation 9
la honte, & c . .
E f t - i l néceffaire d’ exciter les Pafjions dans
l ’Éloquence ? Queftion aujourdhui décidée pour
l’affirmative , mais qui ne l’a pas toujours été ,
ni partout. L e fameux tribunal de l ’Aréopage re-
gardoit dans un orateur cette reffource comme un
voile propre à obfcurcir la vérité. » Un hérault ,
» dit Lucien , a ordre d’impofer filence à tous ceux
« dont il paroît que le but eft de furprendre l ’ad-
» miration ou la pitié des juges par des^ figures
» tendres ou brillantes. En effet, ajoiite-t-il, ces
» graves fénateurs regardent tous les charmes de
» l'Éloquence, comme autant de voiles impol—
» pofteurs qu’on jette fur les chofes mêmes,
» pour en dérober la nature aux ieux trop atten-
» tifs ». En un mot, les exordes , les péroraifons ,
un ton même trop véhément , tous les preftiges
qui opèrent la perfuafion, étoient fi généralement
profcrits dans ce tribunal, que Quintilien attribue
une partie de l ’avantage qu’il donne a Cicéron
fur Démofthène dans le genre délicat & tendre ,
à la néceffité où s’étoit trouvé celui-ci de facrifier
les grâces du difcours a l ’auftérité des juges d A -
thènes. Salibus cert'è & commiferatione, qui duo
plurimum affectus valent, vincimus ; & fortajje
epilogos illi ( Dèmoftheni) mos civitatis ( Athena-
rüm) abftulerit.
Mais l ’Éloquence latine, fur laquelle principalement
la nôtre s’eft formée, non feulement
admet les PaJJtons , mais encore elle les exige
néceffairement. « On fait, dit M. Rollin , que les
» Pafjions font comme lame du difcours , que
» c’eft ce qui lui donne une impétuofité & une
» véhémence qui emportent & entraînent tou t, &
» que l ’orateur exerce par là fur fes auditeurs un
» empire abfolu & leur infpire' tels fentiments
v qu’il lui plaît ; quelquefois en profitant adroi-
» tement de la pente & de là difpofition favo-
» rable qu’il trouve dans les efprits , mais d autres
» fois en fur montant toute leur réfiftance par la
» force viftorieufe du difcours , & les obligeant
» de fe rendre comme malgré eux. La peroraifon ,
» ajoute-t-il, e ft , à proprement parler , le lien
» des PaJJtons ,• c’eft là que l ’orateur, pour ache-
» ver d’abattre les eforits & pour enlever leur
» confentement, emploie fans ménagement, félon
» l ’importance & la nature des affaires, tout ce que
» l ’Éloquence a de plus fort, de plus tendre, & de
» plus affectueux ».
Elles peuvent & doivent même avoir lieu dans
d’autres parties du difcours^ & on en trouve de
fréquents exemples dans Cicéron. Outre les p a f -
Jion-s fortes & véhémentes auxquelles les rhéteurs
donnent le nom de vctOos ,• il y en a une autre forte
qu’ils appellent , qui confifte dans des fen—
timents plus doux , plus tendres , plus infinuantsj
qui n’en font pas pour cela -moins touchants ni
moins vifs 5 ■ dont l ’effet n’eft pas de renverfer ,
d’entraîner, d’emporter tou t, comme de vive
force , mais d’intéreffer & d’attendrir en s’inlmuant
jufqu’au fond du coeur. Les Pafjions ont lieu
entre des perfonnes liées enfembie par quelque
union étroite , entre un prince & des fujets , un
père & des enfants , un tuteur & des pupilles, , un
bienfaiteur & ceux qui ont reçu un bienfait, 6-c.
Les rhéteurs donnent des préceptes fort étendus
fur la manière d’exciter les P a jfïo n s , & ils peuvent
être utiles jufqu’à un certain point : mais ils
font tous forcés d’en revenir à ce principe , que
pour toucher les autres, il faut êire touché loi-
même ;
Si vis me Jlere , dolendum ejl
Primum ipji tibi,
Horace , Art.poéc.
On fent affez que des mouvements forts & pathétiques
feroient mal rendus par un difcours brillant
& fleuri » & qu’il ne doit s’agir de rien moins,
que d’amufer l ’efprit quand on veut triompher du
coeur. De même dans les PaJJtons plus douces ,
tout doit fe faire d’une manière fimple & naturelle,
fans étude & fans affedation; l ’a ir , l ’extérieur ,
le gefte, le ton , le ftyle , tout doit refpirer je
ne fais quoi de doux & de tendre qui parte du
coeur & qui aille droit au coeur. Peclus e j l ,
quod moveas , dit Quintilien* Voyez Cours de
Belles-heures , tome 11 • Rhétorique félon les
préceptes dArijlote , de Cicéron , de Quintilien ,*
Mémoires de VAcadémie des. Belles - Lettres ;
tome v u ; -Traite' des études de M. Rollin ,
tome 11. (A n o n ym e . )
P a s s i o n s , Poéjie. Ce font les fentiments,
les mouvements, les adions paffionnées que le
poète donne à les perfonnagés- P'oye-^ Caractère.
Les PaJJtons iont, pour ainfi dire, la vie &
l ’efprit des poèmes un peu longs. Tout le mondé
en connoît la néceffité dans la Tragédie & dans la
Comédie ; l’Épopée ne peut pas fubfifter fans elles.
Vpye\ T ragédie , Comédie,, &c.
Ce n’eft pas affez que la narration dans le
Poènie épique foit furprenante : il faut encore
qu’elle remue, qu’elle foit paffionnée , qu’elle
tranfporte l’efprit du ledétir, & qu’elle le rem-
pliffe de chagrin , de joie , de terreur , ou de quelques
autres Pafjions violentes;; & cela pour des
fujets qu il fait a être que fidions. /^oye^ÉpiQUE & Narration.
Quoique les Pafjions foient toujours néceffaires,
cependant toutes ne font pas également néceffaires
nj convenables en toute .occafiom La Comédie a
our fon partage la joie & les furprifes agréales;
au contraire la terreur & la compaffion font
ies Pajjîons qui conviennent à la Tragédie, L a
PaJJion la plus propre à l’Épopée, eft l ’admiration
; cependant l ’Épopée , comme tenant le milieu
entre les deux autres, participe aux efpèces de
Pajfions qui leur conviennent, comme nous voyons
dans les,plaintes du quatrième livre de l ’Éiréide ,
& dans les jeux & diverliflements du cinquième.
En eftet l’admiration participe de chacune ; nous
admirons avec , joie les choies qui nous . furpren-
nent agréablement, & nous voyons avec une furpriie
mélée de terreur & de douleur celles qui nous épouvantent
& nous attriftent.
Outre la PaJJion générale qui djftingue le
Poème épique du Poème dramatique , chaque
Epopée a fa Pajfion particulière qui la diftingue
.des autres Poèmes épiques. Cette PaJJion particulière
fuit toujours le caradère du héros. Ainfi ,
la colère & la terreur dominent dans l ’Iliade , à
caufe qu’Achille eft emporté & wa-ilm sxTraoÀoW’
avJ'pav , le plus terrible des hommes. L ’Énéide
eft remplie de PaJJions plus douces & plus tendres,
parce que tel eft le caradère d’Énée. L a
prudence d’Ulyffe ne permettant point ces excès ,
nous ne trouvons aucune de ces Partions dans i ’O -
dyffée.
Pour ce qui regarde la conduite des P ajfions
pour leur faire produire leur effet, deux chofes
font requifes; favoir, que l’auditoire foit préparé
& difpofé à les recevoir , & qu’on ne mêle point
enfembie plufieurs Pafjions incompatibles.
. L a néceffité de préparer l ’auditoire eft fondée
fur la néceffité naturelle de prendre les chofes ou
elles font, dans le deffein de les tranfporter ailleurs.
Il eft aifé de faire l’application de cette
maxime: un homme eft tranquile & à l ’a ile , &
vous voulez exciter en lui une Pafjîon par un
difcours fait.dans .ee deffein; il faut donc commencer
d’une manière calme , & par ce moyen
vous joindre à lui ; & enfuite marchant enfembie ,
il ne manquera pas de vous fuivre dans toutes les
PaJJtons par lefquelles vous le conduirez infenfible-
ment.
Si Votism faites .voir votre colère d’abord; vous
vous rendrez auffi ridicule & vous ferez auffi
peu d’effet qu’Ajax dans les Métamorphofés , ou
l ’ingénieux Ovide donne un exemple fenfible de
cette faute. Il commencé fa harangue pat le fort
de Ja Pajfion & avec les figures les plus fortes, devant
fes juges qui font dans la tranquilité la plus
profonde. ( Me tant. xiij. 3— 6.) :
Sigeïa torvo
Littora refpexit clajfemque in littore vïtlt-u ;
Protendenfque manus , Agimus, proh Jupiter ! inquit,
Am e rates caujam , & mecum confertur Ulyjfes.
Les difpofiiions néceffaires viennent de quelque
difcours précédent , ou du-moins de quelque aélion
qui a déjà commencé à émouvoir. les Battions
avant qu’il en ait été mention Les orateurs eux-
mêmes mettent quelquefois ces derniers moyens