
O&ave , établit l’ordre , c’eft-à-dire une fervî-
tudè durable : car dans un état libre ou l’on vient
ct’ufurper la fouveraineté, on appelle réglé 9 tout
ce qui pèht fonder l’autorité fans bornes d’un
feul ; & on nomme trouble, dijenjion, mauvais
gouvernement, tout ce qui peut maintenir l’honnête
liberté des fujets.
Tous, les gens qui avoient eu des projets ambitieux,
avoient travaillé à mettre une efpèce
d’anarchie dans la république. Pompée , Craffus , "
& Céfar y réuffirerit à merveille ; ils établirent
une impunité de tous les crimes publics ; tout ce
qui pouvoit arrêter la corruption des moeurs,
' tout ce qui pouvoit faire une bonne police, ils
l’abolirent; & comme les bons légiflateurs cherchent
à rendre leurs concitoyens meilleurs,
ceux-ci travailloient à les rendre pires : ils in-
troduifirent la coutume de corrompre le peuple
à prix d’argent ; & quand on étoit accufé de
brigues , ©n corrompoit aufîï les juges : ils firent
troubler les élevions par toutes fortes de violences,
& quand on étoit mis en juftice, on intimidoit
encore les juges : l’autorité même du peuple
étoit anéantie ; témoin Gabinius, qui après avoir
établi, malgré le peuple , Ptolomée à main armée,
vint froidement demander le triomphe.
Ces derniers hommes de la république cher-
cho ient à dégoûter le peuple de fon devoir, & I
à devenir nèceffaires', en rendant extrêmes les
inconvéniens du gouvernement républicain ; mais
lorfqu’Augufte fut une fois le maître, la politique
le fit travailler à rétablir l ’ordre, pour
faire fentir le bonheur du gouvernement d’un
feul. .
Au lieu que Céfar difoit infolemment que la
république n’étoit rien, & que les paroles de lui
C éfar, étoient des lois; Augufte ne parla que
de la dignité du fénat, & de fon refpeâ pour
la république. Il fongea donc à établir le gouvernement
le plus capable de plaire qui fût pof-
fible , fans choquer fes intérêts , & ‘il en fit un, aristocratique
par rapport au c iv il, & monarchique
par rapport au militaire : gouvernement ambigu,
qui n’étant pas fouteau par fes propres forces,
ne pouvoit* fubfifier que tandis qu’il plairoit au
monarque, & étoit entièrement monarchique par
conféquent.-En un mot, toutes les a&ions d’Au-
gufte, tous fes réglemens tendoient à l’éta bliffe-
ment de la monarchie. Sylla fe défit de la dictature
: mais dans toute la vie de Sylla, au milieu
de fes violences, on vit un efprir républicain;,
tous fes réglemens , quoique tyranniquement exécutés^
tendoient toujours .h une certaine forme
de république. Sylla , homme emporté, menoit I
violemment les Romains à la liberté : Augufte, .
rufé tyran, les conduifit doucement à la fervi-
tude. Pendant que Tous S y lla , la république repre-
noir des forces , tout le monde çrioit à la tyrannie, .
& pendant que fous Augufle l'a tyrannie fe fortifioit,
©a ne parloit que de libertés
l a coutume des triomphes qui avoit tant
contribué à la grandeur de Rome , fe perdit fous
ce prince ; ou plutôt cet honneur devint un privilège
de la fouveraineié. Dans le tems de la
république, celui-là feul aVoit droit de demander le
triomphe, fous les aufpices duquel la guerre
s’étoit faite ; or elle fe faifoit toujours fous. les.
aufpices du chef, & par conféquent de l’empereur
, qui étoit le chef de toutes les armées.
Sous prétexte de quelques tumultes arrivés dans
les éleâions, Augufte mit dans la ville un.
gouverneur & une garnifon ; il rendit les corps
des légions éternels, les plaça furdes frontières , &.
établit des fonds particuliers pour les payer. Enfin,
il .ordonna que les vétérans recevroient leur-
récompenfe ert argent, & non pas en terres.
Dion remarque très-bien , que depuis lors , il
fut plus difficile d’écrire l’hiftoire : tout devint
fecret toutes les dépêches des provinces furent
por.èes dans le cabinet des empereurs on ne
fut plus que ce que la folie & la ha rdieffe des
tyrans ne voulut point cacher , ou ce que les.
hiftoriens conje&urèrenr.
Comme on voit un fleuve miner lentement
& fans bruit les digues qu’on lui oppofe, Sc
enfin les renverfer dans un moment, & couvrir
les campagnes qu’elles confervoient ; ainfi la puif-
fance fouveraine , fous Augufte, agit infenft-
blement, &. renverfa fous Tibère avec violence.
A peine ce prince fut monté fur le trône ,,
qu’il appliqua la loi de majeftè , non pas aux cas.
pour lefquels elle avoit été faite, mais à tout ce
qui put fervir fa haine , ou fes défiances. Ce-
n’étoient pas. feulement les »fiions qui tomboient
dans le cas de cette lo i; mais des paroles, des.
fignes , & des penfées mêmes car ce qui fe dit
dans ces êpanchemens de coeur que la converfatiôa
produit entre deux amis, ne peut être regardé-
que comme des penfées. Il n’y eut donc plus
de liberté dans les feftins, de confiance dans,
les parentés, de fidélité dans les efclaves ; la dif-
fimulation & la triftefTe du prince fe communiquant
par-tout, l’amitié fut regardée comme mit
écueil, l’ingénuité comme une imprudence , & la
vertu comme une affectation qui pouvoit rappeller
dans l’efprit des peuples le bonheur des tems.
précédens.
Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle:
qu’on exerce à l’ombre des lo ix , & avec les
couleurs de là juftice; lorfqu’on v a , pour ainfi.
dire, noyer des malheureux fur la planche même
fur laquelle ils s’étoient fauvés. Et comme il n’eftf
jamais arrivé qu’un, tyran ait manqué d’inftrumens
de fa tyrannie, Tibère trouva toujours des juges
prêts, à condamner autant de gens qu’il en put
foupçonaer.
Du tems de la république $ le fénat qui ne
jugeait point en corps les affaires des particuliers ,
connoiffoit par une délégation du peuple, des
crimes qu’on, hnputoit aux alliés. Tibère lui reffir
^©ya de même le jugement de tout ce qui
s’appelloià crime de Lèfe-majejlé contre lui. Ce corps
tomba dans un état de baffefle qui ne peut s’exprimer
; les fénateurs alloient au-devant .de la
fervitude, fous la faveur de Séjan ; les plus illuftres
d’entr’eux faifoient le métier de délateurs.
Avant que Rome fut gouvernée par un feul
les richefles des principaux Romains étoient
immenfès, quelles que fulfent les voies qu’ils
employoient pour les acquérir: elles furent presque
toutes ôtées fous les empereurs ; les fénateurs
n avoient plus ces grands cliens qui les combioient
de biens; on ne pouvoit guère rien prendre
d^ns les provinces que pour C é fa r, fur-tout
iorfque fes procurateurs, qui étoient à-peu-près
comme font aujourd’hui nos intendans, y furent
établis. Cependant, quoique la fource des richefles
fut coupée, les dépenfes fubfiftoient toujours; le
train de vie étoit. p ris, & on ne pouvoit plus le
fomenir que par la faveur de l’empereur.
Augufte avoit ôté au peuple la puiflance dé
faite des lo is , & celle de juger des crimes
publics ; mais il lui avoit laiffé, ou du-moins'
avo;t paru lui laifler , celle d’élire les magiftrats.
Tibè re, qui craignoit les affemblées d’un peuple
h nombreux, lui ôta encore ce privilège,
donna au fénat, c’eft-à-dire à lui-même: or on
ne fauroit croire combien cette décadence du
pouvoir du peuple avilit Va me des grands. Lorf-
que le peuple difpofoit des dignités , les magîftrats
qui les briguoient, faifoient bien des bafféflès ;
mais elles étoient jointes à une certaine magnificence
qui les cachoit, foit qu’ils don sa fient des
f “ X.-/i°U, d<v certains repas au peuple , foit qu’ils '
lui dutribuaflent de l’argent ou des grains. Quoique
le motif fût b a s , le moyen avoit quelque
choie de noble, parce qu’il convient toujours à
un grand homme d’obtenir par des libéralités la
faveur du peuple. Mais-, Iorfque le peuple n’eut
PJl,s r,en a donner, & que le prince, au nom
du fénat, difpofà de tous les emplois , on les demanda
, & on les obtint par des voies indignes;
la flattene, l ’infamie, les crimes, furent des arts
neceflaires pour y parvenir.
Caligula fuccéda à Tibère.-On difoit de lui
<pul n’y avoit jamais eu un meilleur efclave ,
ni un plus méchant maître; ces deux chofes font
allez liées, car la même difpofition d’efprit , qui
tait quon a été vivement frappé de la. puiflance
illimitée d e .celui qui commande, fait quos ne
le ? pas moins lorfqu’on vient à commander foi-
meme.
ju . lui deplauoient, ou dont les biens tentoient
ion avance; plufieurs de fes fuccefleiirs l’imi-
terent : nous ne trouvons rien de femblable dans
nos niltoires modernes.. ,Attribuons-en la caufe à
des moeurs plus d o u c e s , :& à une religion plus
L S W] e ; deP ilson n’a;P<?i,nt à dépouiller les
»mules de ees fenateurs gui avoient ravagé le
monde. Nous tirons cet avantage de la médiocrité
de nos fortunes, qu’elle’s font plus fores ;
nous ne valons pas la peine qu on nous ravifle
nos biens.
Le petit peuple de R om e , ce qu’on appelloit
p le b s , ne haïffoit pas cependant les plus mauvais
empereurs. Depuis qu’il avoit perdu l’empire &
qu’il n’étoit plus occupé à la guerre, il étoit devenu
le plus vil de tous les peuples ; il regar-
doit le commerce & les arts comme des chofes
propres aux feuls efclaves, & les diftrifcuticns de
blé qu’il recevoit lui faifoient négliger les terres;
on l’avoic accoutumé aux jeux & aux fpeétacles.
, Quand il n’eut plus de tribuns à écorner, ni de
magiftrats à élire, ces chofes vaines lui devinrent
nèceffaires , & fon oifiveté lui en augmenta le
goût. Or, Galigiila , Néron , Commode, Cara-
calla étoient regrettés du peuple, à caufe de
leur folie même ; car ils aimoient avec fureur ce
que le peuple aimoit, & contribuaient de tout
leur pouvoir & même de leur perfonne , à fes
plaifîrs ; ils prodiguoient pour lui toutes les ri-
chefies de l’empire; & quand elles étoient épui-
[. fées , le peuple voyant fans peine dépouiller toutes
les grandes familles , il jotiiffoit des fruits de la
tyrannie, & il en jouiffoit purement ; car il
trouvoit fa fureté dans fa baffefle.. De telles gens
haïffoient naturellement les gens de bien ; ils fa-
voient qu'ils n’en .étoient pas approuvés: indignés
de la centradi&ion ou du filence d’un citoyen
auftère , enivrés des applaudiffemens de la populace,
ils ^parvenoient à s’imaginer que leur
gouvernement faifoit la félicité publique,
qu’il n’y avoit que des gens mal intentionnés qui
puffent le cenfurer.
Caligula étoit un yrai fopbifte dans fa cruauté:
comme il defeendoit également d’Antoine &
d’At.'gufte , il d ifoit qu’il puniroit les confuls s’ils
célébroient le jour de réjouiffance établi en mémoire
de la vi,croire d’Aélium , & . qu’il les pu-
mrort s’ils ne le célébroient pas ; & Drufille,
à qui il accorda les honneurs divins, étant
morte, c’etoit un crime de la pleurer parc«
qu’elle étçit déeffe , Sc. de ne la pas pleurer
parce qu’elle étoit fa foeur.
C’eft ici qu’il faut fe donner le fpeâacle des
chofes humaines. Qu’on voie dans l’hiftoire da
Rome tant de guerres ’entreprifes , tant de fang
répandu , tant de peuples détruits, tant de grandes
actions, tant de triomphes, tant de politique, d*
fageffe , de prudence, de cenftance, de courage
; ce projet d’envahir tout, fi bien formé ,
fi bien foute nu, fi bien fini, à quoi aboutit-il,
qu’à affouvir le bonheur de cinq ou fix monf-
tres ? Quoi! ce fénat n’avoit fait évanouir taat
de rois que pour tomber lui-même dans le plus
basefclayagede^iïelqaesrunsde fes plus indignes
çitoÿens, & s’exterminer par fes propres arrêts ?
Om n’élève; donc fa puiffance que pour la voir
mieux reaverletv? J^es hommes ne travaille» à
i i i i a