
Après avoir parlé de Pyrrhus & tï'Oiefte, l’orateur
s’ecrie : « Mais Hermione ! feh ! c’eft ici la
>» plus étonnante création de Racine..... Parlez, vous
» qui refukz à l’auteur d’Antîromaque le titre de
w créateur, dites, dites où èft le modèle d’H.er-
» mione ?..... Où avoit-on vu avant Racine ce
« développement vafte & profond des replis du
» coeur humain, ce flux & reflux fi continuel &
« fi orageux de toutes les pafïions qui peuvent
j> boulé ver fer une ante, ces mouvemens rapides
» qui le croifent comme des éclairs , ce paffage
» fubit des imprécations de la haine à toutes les
» tendreffes de l’amour, des efTufions de la jo ie
n aux tranfports de la fureur,, de L’indifférence &
» du mépris affeélés, au défefpoir qui fe répand
» en plaintes & en reproches; cette rage tantôt
* fourde 8c concentrée, & méditant tout bas toutes
» les horreurs des vengeances, tantôt forcenée &
» jettant des éclats terribles ? & ce fameux qui
w te dit? quelle création que ce mot le plus
M beau peut-être que la paillon ait jamais pro-
« noncé! feroit-il permis de le comparer au qu’ il
» mourût ? Celui-ci eft une faillie impétueufe d’une.
* ame vivement frappée ; l’autre faifant partie de
» la cataft replie, commençant la punition d’Orcfte
* & achevant le caractère d’Hermione , eft nécefi-
99 fairement le réfultat d’une connoiffance appro-
» fondie des révolutions du coeur humain.
9* C’eft la fenfibilité qui paroit la qualité domi-
99 nante dans Racine..... C’eft lui qui fut marquer
» par des nuances fenfibles cette différence de
» langage qui tient à la différence des fexes ; il
» n’ôte jamais aux femmes cette décence, cette
» modcflie, cette délicateffe,‘ces formes plus douces
v & plus touchantes qui diftinguent & embelliffent
»> l’expreffion de tous leurs fentimens , qui donnent
» tant d’intérêt à leurs plaintes, tant de grâce à
9• leurs douleurs, tant de pouvoir à leurs reproches,
v 8c qui ne doivent jamais les abandonner , même
» dans les moyens oh elles fcmblent le pluss’ou-
99 blier. Chez lui le courage d’une femme n’eft ja-
99 mais faftueux, fa colère n’eft jamais indécem-
» ment emportée, fa grandeur n’eft - jamais trop
39 mâle. Voyez Monime ; combien elle garde de
n mefures avec Mithridate, lors même qu’elle re-
3i fufe -absolument de s’unir à lui & qu’elle s’ex-
93 pofe à la vengeance d’un homme qui n’a jamais
9t fa pardonner !; Voyez. Iphigénie éclatant en re-
99 proches contre une rivale qu’elle croit préférée;.
» comme elle eft loin de profiter de tous les avan-
» tages qu’elle a d’ailleurs fur Eriphile, comme
39 elle fe garde même de l’avilir en lraccufant,
» & combien cette générofité, qui n’échappe pas
v au fpeélateur, la rend plus attendriffante l!
Voilà ce qui s’appelle defcendre dans le fecret
de la compofition de Racine, 8c développer aux
îefîeurs & aux fpedateurs ce qui étoit dans leur
ame, peut-être fans qu’ils le fuiTent.
E u . p a r lan t d "Andromaque % M . d e la H a rp e n e
pouvoit oublier une autre création de Racine, bien
importante; c’eft celle du ftyle tragique.
« Racine eut le premier la fcience du mot propre
” fans laquelle il n’y a point d’écrivain; fon ex-
” preffion eft toujours ft heureufe & fi naturelle,
39 qu’il ne pat oit pas qu’on ait pu en trouver une
” autre, & chaque mot de fa phrafe eft placé
» de manière qu’il ne paroît pas qu’on ait pu le
” placer autrement....* Ses inexactitudes mêmes
” font refque toujours des Sacrifices faits par le
3i bon goût..... Nul n’a enrichi notre langue d’un
h plus grand nombre de tournures, nul n’eft hardi
il avec plus de bonheur & de prudence, ni méta-
11 phoriqr.e avec plus de grâce &. de jufteffe; nul
il n’a manié avec plus d’empire un idiome fouvent
il rebçlle , ni avec plus de dextérité un infiniment
» toujours difficile; nul n’a mieux connu la mol-
31 leffe du ftyle, qui dérobe au le&eur la fatigue
» du travail 8c les refforts de la compofition ;
h nul n’a mieux entendu la période poétique, la
h variété des céfures, les rcffources du rhithme
99 8c l’enchaînement, la filiation des idées........ »
Dans l’analyfe des pièces qui fuivent Andro—
maque, M. de la Harpe s’attache fur-tout à montrer
la di fiance d’un lu jet à un autre ; à*Andro~
maque à Britannicus, de Britannicus à Bérénice,
de Bérénice à Bajaçet, & il montre dans tous ces
fujets une création continuelle ; il répond au reproche
qu’on faifoit à Racine de ne peindre que
des François; il fait voir par-tout l’obfervation
fcrupuleufe des ufages, la peinture fidèle des
différentes moeurs, la fcience des couleurs locales ^
l’art de marquer tous les fujets d’une teinte particulière
qui avertit’»toujours le fpeélateur du lieu
où le tranfporte l’illufion dramatique. Avec quelle
force les moeurs dé FOrient font tracées dans B a -
jaçet par ce même Racine qui avoit fi fupérieu-
rement crayonné la cour de Néron ; <t qui dans
39 Monime & dans Iphigénie traça depuis avec tant
h de vérité la modeftie, la retenue, le refpcél;
» filial que l’éducation infpiroit aux filles grecques ;
» qui dans Athalie nous montra les effets de la<
99 théocratie fur le peuple juif!
Ce font fur-tout les femmes que de la Harpe
intéreffe à la gloire de Raciner
Beautés à jamais célèbres, dont lès noms font
i9 placés dans notre mémoire à côté des héros de
99 ce fiècie fameux, combien vous deviez aimer
99 Racine / combien vous deviez'chérir l’écrivain qui
99 paroiffoit avoir étudié fon art clans votre coeur;,
99 qui fcmbloitetre dans le fecret de vos foibleffes
99 qui1 vous entretenoit de vos penchans, de vos>
» douleurs, de vos plaiftrs, en vers auffi doux;
9r que la voix de la beauté, quand elle prononce
» l’aveu de la tendreffe ! Ames fenfibles & prefque
9r toujours malheureufés , qui avez un befoin
99 continuel d’émotion & d’attendriffement ; c’eft
» Racine qui eft votre poète & qui le fera tou-
» jours,; c’eft lui qui reproduit en vous les im-
99 greffions dont vous aimez à vous nourrir!. C’eft
•f» lu i, dont l’imagination répond toujours à la
*> vô tre; qui peut en fuivre l’aélivité & les mou-
w vemens, en remplir l’avidité infatiable. C ’çft
y avec lui que vous aimerez à pleurer ; c’èft a
» vous qu’il a confié le dépôt de fa gloire ».
Il nous paroît impoflible de fe placer plus
près de Racine en le louant, & cet éloge n’a peut-
être qu’un défaut, celui d’être un peu trop fait
aux dépens de Corneille; l’auteur ne penche pas
affez vers l’indulgence en jugeant Corneille, qui
en a quelquefois befoin, & qui certainement y a
toujours droit. Il eft des articles fur lefquels on
pourroit répondre à la critique trop rigoureufe de
M. de la Harpe : il jug e, comme M. de Voltaire ,
que Sévère n’a pu rraverfer l’Arménie & venir
jufques dans le palais du gouverneur, fans apprendre
que la fille de ce gouverneur étoit mariée depuis
quinze jours ; nous ne voyons pas pourquoi Sévère,
qui arrive avec tout l ’empreftenient d’un amant,
& qui ne s’arrête pas fur fa route à faire des questions,
ne pourroit pas en entrant dans le palais de
Félix , ignorer le mariage de Pauline, comme
Tancrède, èn arrivant dans le palais d’A rg y re ,
ignore que la fille d’A rgyre eft accufée d’un crime
d’état, & qu’elle va être conduite au fupplice ;
Tancrède apprend cer événement par fon écuyer
qu’il a envoyé demander à Àménaïde un entretien
fecret, comme Sévère apprend le mariage de
Pauline par Fabian qu’il a envoyé de même demander
à Pauline la permifficn de la voir.
Au fujet de Félix, qui , par des vues ambi-
tieufes, envoie Pôlyeuâe fon gendre à la mort,
M. de la Harpe obfcrve qu’il ne faut pas que
des confidérations, petites 8c mefquines, amènent
un grand facrifice ou une aélion atroce.... & que
m’importe, ajoute-t’il, que Félix foit plus ou moins
grand feigneur ?
Mais que m’importe que la fortune appelle une
fécondé fois l’affranchi Narciffe , & qu’il ne
croye pas devoir réfiftèr à fa voix ? Cependant
il va en coûter la vie à Britannicus, & l ’ambition
de cet affranchi prépare une cataftrophe
terrible. 1
« Félix craint, dit M. de la Harpe , s’il ne
39 fait pas mourir fon gendre, de perdre fa place
» dé gouverneur , car c’eft tout ce qu’il peut
» craindre »,
Cela n’eft pas certain ; un perfécuteur zélé ,
tel qu’on nous repréfente l’empèreur Déce , peut
punir de mort un gouverneur, qui.a pu épargner
11 ^ chrèsian , après une fcène auffi éclatante que
celle qui s’eft paffée au temple.
« Certainement, continue M. de là Harpe, ce
” n eft point là un reffort qui ait beaucoup de
» force & de dignité ».
Auffi Corneille n’a fil prétendu donner ni force
ni dignité à Félix. Ce gouverneur n’eft pas le
pèrfonnage intéreffant de la pièce.
« Remarquez que le péril de Polyeuâe n’a p a s .
» d’autre fondement, & que toute la pièce eft
» appuyée fur la politique de ce Félix ».
Ce fondement fuffir. Il n’eft pas néceffaire que
Félix ait raifon , il fuffit qu’il ait des raifons fuf-
fifantes pour le déterminer, d’après fon caractère
donné. Félix juge de Sévère par lui-même & il
en juge mal ; il lni prête la baffeffe de fes vûes & il
doit peut-être la lui prêter ; c’eft un trait de convenance
dans un ambitieux 8c dans un politique. Sévère
aime ma fille, il doit me haïr pour l’avoir
donnée à un autre. Le crime de Polyeuôe doit
avoir fait renaître les efpérances de.Sévère ; fi je
trompe une fécondé fois ces efpérances , Sévère
ne me le pardonnera jamais, & fon crédit va m’accabler
, tel eft le raifbnnement de Félix ; ce raifonne-
ment n’eft faux que parce que Sévère eft généreux;
mais un politique doit-il croire à la gènérofité ?
Sont-ce-là des intérêts bien tragiques , demande
à ce fujet M. de là Harpe ? *
L ’intérêt ne porté point fur Félix , il porte fur
Polyeuéle, & fur-tout fur Sévère & Pauline : le
véritable intérêt, le grand reffort de la pièce , c’eft
ce moment füblâme où Pauline met Polyeuâe fous
ia proteclion de Sévère.
« Quand il eft queftipn de faire périr fon gen-
99 dre , & d’ordonner le malheur de fa fille , il
99 faut des raifons affez fortes pour que le fpec-
» tateur les exeufe ».
i° . O u i, fi c’eft un perfonnage intéreffant qui faffe
périr fon gendre. Par exemple , dans Inès de Caf-
tro, il faut que le roi ait des raifons fuffifantes
pour condamner fon fils. Mais Félix eft le per-
. Tonnage odieux de la pièce , & il ne l’eft point
trop. C’eft une ame vulgaire , qui s’égare dans
la politique commune ; il devient cruel par ambition
& par foibleffe.
a°. Il ne croit point ordonner le malheur de
fa fille , il fait qu’elle aime Sévère , & jugeant
d’el'.e comme il juge de Sévère, c’eft-à-dire par
lui-même , il croit le coeur de Pauline d’accord
avec fa propre politique.
3 ° . Enfin il faut convenir qu’il allègue des rai-
fons qui ne font pas à méprifer. Il juge impof-
fible de fauver Polyeuéle, fi celui-ci perfifte dans
le chriftianifme. Là grâce- de l’empereur, dit-il,,
ne fuivroit point la mienne ; ma bonté ne feroit
que nous perdre tous deux. Il allègue une autre
raifon plus noble :
Par quelle autorité peut-on , par quelle lo i,
Châtier en autrui ce qu’on fouffre chez foi ?
M. de la Harpe dit que Cinna > au fécond a été ^
agit contre fes intérêts & contre fes vû e s , en
exhortant Augufte à confervèr l’empire ; cela feroit
vrai , fi Cinna n’étoit qu’un citoyen armé pour l’intérêt
de la liberté , mais c’eft l’amant d’Emilie,
vendu à fa vengeance; fon intérêt eft de confer-
ver à Emilie fa viélime, 8c pour cela il faut qu'Au-
gufte conferve l’empire.
O o o i